"La Commissaire n’a point l’esprit club" : le Diable qui tient les fils...

MALVENUE AU CLUB

Second volet d’une série entamée avec la Commissaire n’aime point les vers, voici la Commissaire n’a point l’esprit club. Ce récit policier de Georges Flipo ne manquera pas de plaire aux habitués des clubs de vacances. Mais il plaira encore plus à ceux qui auraient préféré ne jamais connaître de tels clubs.

Nous savons, depuis qu’Edgar Poe a inventé son Dupin et que ses histoires ont retenu l’attention de Baudelaire, qu’un vrai détective ne peut pas ne pas être aussi un poète. Mais Georges Flipo avait il y a deux ans donné un sang neuf à ce principe en construisant toute l’intrigue de son roman la Commissaire n’aime point les vers autour d’un sonnet inédit (ou apocryphe ?) des Fleurs du mal.
   
Pour la seconde aventure de sa Commissaire, il a voulu conserver ce même principe d’interpénétration du genre policier et du genre littéraire, et il n’y a rien à dire là contre, puisque ce principe est bien un principe, et non une recette, mais le résultat est peut-être un peu moins convaincant. Dans la Commissaire n’a point l’esprit club, l’héroïne se trouve catapultée du jour au lendemain en Grèce dans un club de vacances du style Club Med pour enquêter sur le meurtre du responsable dudit club. Toutefois, pour éviter les incidents diplomatiques et les manques à gagner que les Gentils Organisateurs ne manqueraient pas de subir si l’affaire était trop largement divulguée, la limière doit enquêter (et son assistant avec elle) incognito, sous une fausse identité. Sa couverture ? Elle est censée être scénariste et vient rechercher là, dit-elle, tout le background qui lui permettra de bâtir l’intrigue d’un téléfilm. Pour mieux entretenir sa fibre littéraire, elle s’oblige en outre à apprendre par cœur des poèmes d’Apollinaire. Jusque-là, tout va bien. Mais, comme Madame la Commissaire ne parvient point à se défaire de ses habitudes, pour ne pas dire de ses réflexes de flic, elle se met à poser des questions beaucoup plus précises que celles que poserait un scénariste. Elle veut savoir, par exemple, combien de minutes est resté dans tel endroit tel personnage après la découverte du crime. Cela devrait mettre la puce à l’oreille aux vrais vacanciers. Or, cela ne semble pas les surprendre du tout. Il y en a même qui viennent spontanément fournir des détails qu’on ne leur avait pas demandés.
   
Il y a donc dans cette Commissaire II tout un second acte auquel il est difficile de croire. Mais il serait malhonnête de bouder son plaisir. Parce que l’humour de Flipo est toujours là. Parce que sa Commissaire, qui ne cesse de se lancer dans des régimes, mais qui trouve constamment tout un tas de raisons — à commencer par son mal-être permanent — pour faire des entorses à ces régimes, ne saurait nous laisser indifférents, puisqu’elle nous renvoie, tous autant que nous sommes, à nos contradictions intérieures. Enfin parce que ce roman vengera tous ceux qui ont été amenés, à la suite de quelque contrainte familiale, professionnelle ou sociale, à passer malgré eux une semaine dans un de ces clubs de vacances où les parties de rigolade sont comme des veillées funèbres, où la chair et la chère sont si tristes et où les « animations » sont comme des préfigurations de l’Enfer. Si le lecteur a tendance au début à se moquer de l’insatisfaction permanente de l’héroïne, il finit par se dire, après ce séjour chez des bronzés de pacotille, qu’elle a finalement de nombreuses circonstances atténuantes. Ou, comme disent plus justement les Anglais, exténuantes.


LSL. La Commissaire n’aime point… La Commissaire n’a point… Tous les titres de votre série seront-ils négatifs ? Pensez-vous qu’on devienne policier (ou écrivain ?) par insatisfaction ?

Georges Flipo.  Oui, tous les titres de cette éventuelle série seront construits sur ce mode négatif. Et je remplacerai toujours le « pas », logiquement attendu, par ce « point », qui ressemble à une minauderie d’auteur. C’est un peu pour suggérer la touche littéraire de ces polars ; c’est surtout parce que la formulation « La Commissaire n’aime pas les vers » faisait trop roman de gare. Cela dit, j’ai peut-être tort : si j’en crois les recherches Google menant à mon blog, de nombreux lecteurs récrivent le titre en remplaçant le point par le pas.
J’ai du mal à imaginer qu’on devienne écrivain ou policier par insatisfaction, tant ces métiers sont frustrants. Moi, je le suis devenu par curiosité. Mais il est vrai que la commissaire se définit « par rejets » : elle déteste beaucoup de choses et beaucoup de gens.

LSL. Certes, tout roman policier est construit sur des faux-semblants, mais… Dans la première aventure de votre Commissaire, on avait un suicide déguisé en crime maquillé en suicide. Ici, vous évoquez une « fausse fausse piste », et l’affaire commence par un mannequin censé représenter un cadavre, mais qui est vraiment le cadavre. Avez-vous une fascination pour le baroque ? Pensez-vous que Victor Hugo était un fou qui se prenait pour Victor Hugo ?

Georges Flipo.  Je viens d’aller voir sur Internet la définition précise du baroque, et j’en reviens bouleversé : je suis baroque, et je l’ignorais. J’ai toujours aimé les choses qui paraissent ne pas être pour mieux être. Je chéris l’idée du doigt qui montre la lune pour éviter qu’on ne regarde le doigt.
Victor Hugo, que je révère surtout dans ses excès, était-il un fou qui se prenait pour Victor Hugo ? Oui, sans doute, comme Salvador Dali, comme Léonard de Vinci. Dans les arts, c’est très bien, ça débloque. Quand c’est Khadafi ou Chavez, cela m’amuse moins.

LSL. Ne peut-on pas trouver une autre trace de baroque dans la parenté entre la Commissaire et les estivants du Club ? Elle les méprise à cause de leurs jeux idiots et essaie constamment de rester en retrait. Mais ne jouent-ils pas, eux, à ces jeux idiots parce qu’eux aussi, même s’ils ne le disent pas, trouvent leur existence insupportable ?

Georges Flipo.  La Commissaire, face à cette humanité mollassonne, éprouve à la fois de l’attirance et de la répulsion. Elle sait bien qu’elle est comme eux ; elle en rêve, elle en a peur. Elle s’en rend compte dès qu’elle découvre le troupeau autour de la piscine : « La commissaire sentit tomber sur ses épaules une étrange honte, celle de la solidarité : elle pourrait, sans crainte, quitter son paréo. »

Initialement, j’avais écrit : « elle était nuement comme eux, elle pouvait, sans crainte, quitter son paréo ». Je regrette de l’avoir corrigé. C’est cette nudité partagée qui facilite le rapprochement et qui lui répugne. Chaque estivant est « son semblable, son frère », et je pense à l’admirable poème de Baudelaire :

C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent.
Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;
Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.


N’a-t-on pas l’impression qu’il décrit ici les vacanciers d’un village-club ?

Je ne rejoins pas votre analyse concernant les estivants : leur comportement s’explique, je crois, par une aspiration à régresser ensemble, à vivre bêtes ensemble. Bêtes jusqu’au sens animal : lions de mer autour de la piscine, pingouins quand ils partent à la soirée-spectacle...

LSL. Avez-vous vous-même l’esprit club ? Racontez-nous vos vacances.

Georges Flipo.  Pour écrire ce livre, j’ai passé huit jours dans un village-club situé à la sortie de Lindos. J’y ai pratiqué toutes les activités, je suis allé à toutes les soirées, je me suis même essayé au karaoké. Il le fallait, car je voulais me documenter. Et ce fut une traumatisante expérience. Comme la Commissaire, j’ai été confronté à l’effet « mon semblable, mon frère ». Mais je suis trop chrétien pour être misanthrope. 

LSL. À une époque où le roman policier (qui n’est d’ailleurs plus vraiment policier) se complaît dans des histoires de serial killers, vous maintenez une tradition classique, celle du roman policier humoristique, dans la lignée d’Exbrayat. Ce choix est-il le résultat d’une politique concertée ?

Georges Flipo. J’exècre les prétendus thrillers à ressort serial killer ; je voulais faire autre chose. Le choix de l’enquête classique, narrée sur le mode souriant ne résulte d’aucune politique concertée : je ne sais rien écrire d’autre. La Table Ronde a aussitôt approuvé ce choix, relativement innovant, lorsque la directrice littéraire a reçu le manuscrit. Je suis touché de cette référence à Exbrayat, c’est exactement ce que j’avais en tête, toute modestie gardée. Nous sommes, je crois, très peu nombreux sur ce créneau.

LSL. Vos romans policiers sont la partie de votre production littéraire qui se vend le mieux, mais vous insistez sur le fait que vous n’écrivez pas uniquement des romans policiers. Comme tous les génies, vous êtes incompris ?

Georges Flipo.  J’écris des nouvelles, et des romans, et des romans policiers. Dès qu’on aime trop un de mes livres, je me sens forcément amoindri. Vous avez raison, je suis un génie incompris, merci de l’avoir compris.

LSL. TF1 et FR2 et FR3 se déchirent déjà pour vous acheter les droits d’adaptation pour une série télévisée, bien entendu ?

Georges Flipo.  Et M6, et Arte ! Je serais enchanté que ce roman soit adapté, et les choses se présentent bien. Mais je ne veux pas m’en occuper : un roman est fait pour être trahi, et il y a des gens dont c’est le métier. Je dépose le gamin à la porte de l’école maternelle, et je m’en vais confiant. S’ils ont besoin de moi, pour les dialogues, par exemple, ils appelleront.

LSL. Comment avez-vous réglé, et allez-vous régler, s’il y a un vol. III, l’impératif du « changement dans la continuité » en passant d’une enquête de la Commissaire à une nouvelle enquête ? S’il y a un III, nous allons nous retrouver avec une pléthore d’adjoints mâles.

Georges Flipo.  Je viens de raconter cela sur mon site : Dès la sortie de la Commissaire n'aime point les vers, La Table Ronde m'a demandé de préparer une suite. J’ai très vite eu l’idée du cadre, puis celle de l’intrigue, mais j’ai eu du mal à faire le raccord avec l’enquête précédente. Je voyais à peu près comment écrire des recueils de nouvelles et des romans, mais pas des « suites de livre » : combien de fois fallait-il faire référence au livre précédent ? Fallait-il un faux chapitre de départ, remettant en scène les personnages majeurs ? Fallait-il viser prioritairement les lecteurs du premier livre, ou les nouveaux venus découvrant la Commissaire ? Je suis allé voir comment avaient procédé quelques-uns de mes prédécesseurs, notamment Georges Simenon, puis je me suis rendu compte que c'était stupide. Les glorieux pionniers avaient d'emblée rencontré un gros succès, dans un marché différent. J'en étais loin. J'ai donc écrit « comme pour moi ».

Il y aura un opus III, mais pas cette année. Une pléthore d’adjoints mâles ? Vous posez une bonne question, et je ne sais encore comment y répondre : vais-je offrir de la chair fraîche à la Commissaire pour chaque nouvelle enquête ? La logique le voudrait. La dialectique de chacun des deux romans repose sur l’initiation réciproque : que faire ensuite d’un jeune adjoint dépucelé ? Le jeter du haut de la Tour de Nesle ? Cela dit, j’aime bien Monot, j’aime bien Willy. Viviane aussi, la pauvre. Je vais réfléchir.


Propos recueillis par FAL

Georges Flipo, La Commissaire n'a pas l'esprit club, La Table ronde, février 2010

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