Il
est des enseignants qui ne sont pas loin d’avoir une crise cardiaque
quand on emploie devant eux l’expression « langues mortes » pour
désigner le grec et le latin. Il faut dire « langues anciennes ». Comme
si la question était là ! Comme si ces langues ne pouvaient pas être
plus grandes mortes que vivantes ! L’important n’est pas qu’elles ne
soient plus là in se et per se, mais que, bien au contraire,
alors même qu’elles ne sont plus là, les civilisations auxquelles elles
sont liées continuent d’exercer sur nous leur irrésistible influence.
Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ? Personne. Parce que la
question est absurde. Parce que le fait même qu’on la pose depuis si
longtemps et qu’on continue de la poser — on pourrait citer ici de
récents débats sur les horaires du grec et du latin en khâgne, mais
point n’est besoin de se perdre dans les détails — prouve qu’elle est
sans objet. Pourquoi faudrait-il nous délivrer des Grecs et des
Romains alors que ce sont eux, eux surtout, qui, aujourd’hui encore,
contribuent à nous libérer ? Les Romains nous ont légué le droit. Les
Grecs ont offert à l’Occident le logos et l’Histoire. Ce sont des outils qui ne sont pas encore frappés d’obsolescence.
Mais il y en a bien d’autres, et dans d’autres domaines. Littéraire,
artistique, religieux. Alain Billault, professeur de grec à la Sorbonne,
a entrepris de résumer l’essentiel du legs hellène en cents mots, dans
un simple « Que sais-je ? » Entreprise périlleuse que ces 100 Mots de la Grèce antique ?
Sans doute. Mais l’enjeu ici est tout simplement de rappeler aux
Français ce qu’ils ont oublié ou que, avec leur mauvaise foi coutumière,
ils se refusent à admettre ouvertement. La littérature
hispano-américaine contemporaine est truffée de références aux auteurs
anciens ; les journaux anglais regorgent d’expressions latines et
grecques ; les comics américains ne craignent pas de faire se
croiser leurs « super-héros » et des personnages empruntés à la
mythologie grecque. Mais en France, on nourrit des rapports conflictuels
avec l’Histoire et on répugne à reconnaître ses emprunts.
Ces 100 Mots de la Grèce antique
choisis, définis et classés de façon claire par Alain Billault
oscillent entre le peu connu — tous les lecteurs ne savent pas forcément
ce qu’est la dokimasie, malgré les échos que cette institution peut avoir aujourd’hui aux États-Unis —, le moyennement connu (drachme) et le très connu (Œdipe),
mais cette « centaine » n’est finalement rien d’autre qu’une
reconnaissance de dettes. Une reconnaissance qui, loin d’humilier les
signataires que nous sommes, les inscrit, nous inscrit dans une
longue lignée que nous aurions bien tort de renier. Le dernier mot de
l’article « théâtre », lui-même dernier de ce lexique, n’est autre que
le nom de Molière. Lequel, comme chacun sait, et quelque mort qu’il
soit, reste toujours aussi neuf.
LSL. Erich Segal, qui, non content d’être l’auteur de Love Story,
enseignait le grec dans les universités américaines, avait annoncé, il y
a une trentaine d’années déjà, qu’il n’y aurait bientôt plus de livres,
plus de télévision, plus de cinéma, mais un vaste ensemble — les médias. Où
se situe dans cet ensemble votre « Que Sais-Je ? » En d’autres termes,
l’étudiant contemporain, habitué à se précipiter sur Internet,
achète-t-il encore des « Que sais-je ? » ?
Alain
BILLAULT. La prédiction d’Erich Segal s’est bien réalisée. Il y a
aujourd’hui un vaste ensemble, les « médias ». Mais cet ensemble est
constitué par les livres, la télévision, le cinéma, qui n’ont pas
disparu, et par Internet. Ces éléments s’additionnent, aucun ne frappe
les autres d’obsolescence. Dans cette situation, le livre est un medium
qui conserve tout son attrait. Notre love story avec le livre
n’est pas finie, et cela vaut pour toutes les générations. Les étudiants
ne se précipitent pas exclusivement sur Internet. Ils utilisent
Internet, ils vont au cinéma, ils regardent la télévision et ils lisent
aussi des livres. Il suffit d’observer ce qui se passe dans une
université entre les cours, mais aussi dans l’autobus, le métro ou les
jardins publics pour le constater.
Dans ce contexte, je souhaite que mon QSJ puisse devenir une sorte de vade mecum. J’ai
voulu qu’il contienne ce minimum de culture grecque que doit, selon
moi, posséder un étudiant, quelle que soit sa spécialité, et aussi qu’on
y trouve des pistes pour aller plus loin si on le souhaite.
LSL.
Quelles frustrations avez-vous éprouvées face à la contrainte des
sacro-saintes 128 pages des QSJ, renforcée ici par la contrainte des
« Cent Mots » ?
Alain BILLAULT. Il n’y a pas eu
d’omissions déchirantes et je n’ai pas de regrets. L’obligation de
brièveté m’a contraint à définir ce que je pensais être l’essentiel. En
outre, j’estime que les livres et les articles scientifiques sont
souvent trop longs. J’ai été protégé de ce travers, je ne peux pas m’en
plaindre !
LSL. Inversement, l’obligation de
concentrer le matériau vous a-t-elle amené à découvrir — ou à voir plus
clairement — des choses inattendues ?
Alain BILLAULT.
J’ai pu voir plus clairement et plus synthétiquement en les exposant les
facettes de certains sujets, comme le mythe d’Œdipe par exemple, qui
est une histoire dynastique, personnelle, morale et métaphysique devenue
aussi un thème littéraire et une hypothèse psychanalytique. Je
connaissais ces aspects en ordre dispersé. Les rassembler en quelques
lignes m’a fait prendre conscience du fait que cette histoire est un
gisement de sens et de beauté encore plus inépuisable que je ne le
soupçonnais.
LSL. Votre entrée préférée ? Celle qui vous a donné le plus de fil à retordre ?
Alain BILLAULT. J’ai une faiblesse pour l’entrée « Poétique » parce que
j’ai pris beaucoup de plaisir à l’écrire. Je ne suis donc pas objectif.
J’ai eu du mal avec l’entrée « Cité ». J’étais intimidé par la majesté
du sujet et par les milliers de pages qu’on lui a déjà consacrées.
LSL.
Il semble que vous vous êtes astreint d’un bout à l’autre à une très
historienne objectivité. Mis à part deux lignes dans lesquelles vous
évoquez la difficulté d’interprétation de la catharsis aristotélicienne, vous ne commentez jamais les mérites de tel ou tel auteur…
Alain BILLAULT. J’ai voulu rester objectif et me concentrer sur les
données à exposer. Dans cette perspective, mes jugements personnels
n’avaient pas leur place, et je n’ai donc pas eu de mal à les taire.
Comme disait Malraux, « que m’importe ce qui n’importe qu’à moi ? »
C’est une phrase qui n’est pas dans l’air du temps de la génération (ou
des générations ?) du moi, mais qui est un bon guide quand on écrit.
LSL.
Comment voyez-vous l’avenir des études grecques et latines dans
l’Université française ? Partagez-vous le cynisme bonhomme de Paul Veyne
qui, il y a une trentaine d’années, expliquait dans le Magazine littéraire
qu’il fallait au moins douze ans pour faire un vrai latiniste, que le
lycée ne saurait en aucun cas former des gens de ce type, que
l’important, finalement, était qu’on en ait une quarantaine chaque année
et que, statistiquement, on pouvait raisonnablement espérer que cette
quarantaine « pousserait » toujours ?
Alain BILLAULT.
Il y a toujours un intérêt pour l’Antiquité chez les étudiants, quelle
que soit leur spécialité, on le voit bien dans les enseignements
optionnels. En outre, les étudiants en Lettres Classiques n’ont pas
disparu, comme on peut le constater à l’Université de Paris-Sorbonne où
j’enseigne et dans quelques autres universités. J’espère que mon QSJ
pourra servir aux étudiants comme introduction à la culture grecque.
C’est ainsi qu’il pourrait contribuer à l’avenir du latin et du grec
dans l’Université française. Cet avenir doit répondre, à mon avis, à
trois exigences. Il faut d’abord qu’il y ait toujours des savants
français qui participent à la recherche internationale relative à
l’Antiquité, une recherche plus dynamique que jamais. Il faut ensuite,
pour que le latin et le grec puissent continuer à avoir leur place dans
l’enseignement secondaire, qu’on forme des professeurs pour les
enseigner. Il faut enfin que la culture antique puisse figurer dans la
formation dispensée à des étudiants qui ne seront ni professeurs ni
chercheurs, mais qui seront simplement des gens cultivés, c’est-à-dire
des gens qui ont d’autres références que leur activité du moment et qui
peuvent s’en servir pour réfléchir. Il faut que l’Antiquité soit l’une
de ces références. Pour atteindre ces objectifs, l’enseignement du
latin, du grec et de la culture antique doit évoluer dans ses contenus,
dans ses formes et dans ses méthodes en tenant compte des centres
d’intérêt, des attentes et de la manière de vivre des étudiants
d’aujourd’hui. Ce n’est pas à eux, c’est aux professeurs de changer.
Propos recueillis par FAL
Alain Billaut, Les 100 mots de la Grèce antique, PUF, "Que sais-je ?", mars 2012, 9,20 euros
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