Interview - Retour sur "Les Jours fragiles" d'un Philippe Besson plus que jamais rimbaldien

À l'occasion de la réédition des Jours fragiles, rencontre avec Philippe Besson, cet éternel amoureux de Rimbaud 

Pourquoi avoir choisi pour thème de votre livre Les jours fragiles, la figure d'Arthur Rimbaud à l'agonie ?

Arthur Rimbaud m'obsède depuis longtemps, et j'ai voulu comprendre l'inintelligible. La vie de Rimbaud étant en elle-même un roman, j'ai trouvé logique de le mettre au cœur d'un mystère romanesque. J'ai choisi de parler de Rimbaud mourant, car c'est le moment de sa vie où il est le plus vulnérable et ces six derniers mois sont les moins connus de sa vie. Totalement à rebours de ce qu'il a vécu. Il revient à l'endroit même qu'il a voulu fuir toute sa vie, c'est à dire la ferme familiale où vivaient sa mère et sa sœur.
Je suis allé vers Rimbaud pour ses mots bien sûr, mais aussi parce que beaucoup de choses de lui m'échappaient dans son destin indéchiffrable.


Avez-vous l'impression d'avoir compris le mystère Rimbaud ?
Un peu, mais je parlerais plutôt d'intuitions, je crois m'être approché d'une certaine vraisemblance, mais sûrement pas d'avoir totalement saisi sa personnalité complexe.


Autant que Rimbaud, la mort et la souffrance ne sont-ils pas les thèmes principaux du roman comme d'ailleurs dans vos livres précédents ?
Oui, car la mort est un prétexte. La mort, qu'elle soit déjà survenue ou soit à venir pose des questions sur ce que vous êtes ou étiez. Et dans le cas de Rimbaud, l'imminence de sa mort, même s'il ne la perçoit peut-être pas de façon claire est la raison de son retour. Il ne serait jamais revenu en France et surtout pas dans sa famille, même s'il n'y reste que trente jours avant de tenter de fuir à nouveau vers l'Afrique s'il n'avait pas été mourant.
La souffrance est un thème qui me touche de très près car j'ai perdu mon grand-père dans les mêmes conditions lorsque j'avais seize ans et j'ai gardé les images et les sensations de cette époque. Ce livre est donc un hommage que je lui rends.


Pourquoi avez-vous choisi pour parler de Rimbaud, le point de vue de sa sœur Isabelle à travers son journal intime fictif ?
Parce qu'il s'agit d'un roman et que l'on connaît peu de choses sur cette femme. Donc, je pouvais inventer, ce qui me permettait d'écrire un roman et non une biographie. Je me suis mis dans la peau d'un personnage entre le "je et le jeux". Par ailleurs le journal intime offre la possibilité d'avoir un regard profond, d'une extrême pudeur.
Car sa sœur, une "vieille fille" selon les normes du 19 ème siècle accepte d'entendre les horreurs proférées par Rimbaud, son athéisme, son homosexualité seulement parce qu'il va mourir et que personne n'aura accès à ce journal.
Sinon, elle ne l'aurait pas fait, tout en sachant que son frère est un surdoué, qu'il a un lien avec la postérité. Mais elle reste avant tout une paysanne qui écrira une biographie de Rimbaud quelques années plus tard totalement expurgée. Je lui fais dire d'ailleurs "qu'Arthur Rimbaud ne pouvait entrer souillé dans l'histoire".


Comment avez-vous pu de façon aussi juste prendre l'identité d'une "vieille fille" du XIXe siècle et décrire par exemple en quelques mots à peine esquissés une des scènes les plus réussies du livre, celle de la masturbation d'Isabelle, tabou majeur à cette époque ?
Parce-que j'aime endosser la peau d'un personnage qui m'est totalement étranger, sinon j'écrirais de l'auto-fiction. Je ne peux écrire autrement. Dans un Garçon d'Italie je me mettais à la place d'un mort qui observait et commentait tout depuis son cercueil.
Il s'agit d'un pari, mais c'est quand on est loin de ses bases que l'on peut à mon avis parler le mieux de soi.
Quant à la scène de masturbation d'Isabelle, c'était une gageure totale. Par essence je ne peux pas connaître cette sensation, donc je me suis lancé.


En lisant Les Jours fragiles avec le personnage abominable de la mère, on ne peut s'empêcher de penser aux liens que vous avez avec la vôtre.

Il n'y a aucun problème avec ma mère, nous sommes très proches, mais il est vrai que la mère d'Arthur Rimbaud était un monument de froideur et d'insensibilité. Pas une seule fois elle n'ira le voir quand il est redescendu à Marseille malgré les courriers alarmants d'Isabelle. Et encore pire, en apprenant la mort de son fils, elle fera creuser un trou dans le cimetière et s'y allongera, comme pour l'essayer !


Comment avez-vous pu résister à l'envie de parler du poète que vous n'évoquez que de façon très furtive ?

Il m'a en effet été très difficile de ne pas me focaliser sur le poète, mais encore une fois il s'agit d'un roman. Je crois que les romanciers doivent abdiquer leur érudition pour au contraire susciter une émotion. D'autre part, Isabelle ne savait rien ou presque de Rimbaud poète, et je ne pouvais donc pas parler de sa poésie puisque je me mettais à sa place.
J'ai bien sûr été tenté d'évoquer le poète, comme j'avais très peur d'aborder ce personnage de front, j'ai détourné le problème par le biais d'Isabelle, ce qui me permettait de le voir son côté humain plus que grand poète.
Il ne faut pas oublier non plus que Rimbaud ne parlait plus jamais de sa poésie.

Toutefois quand il reçoit en Afrique en 1890, deux lettres lui faisant part du succès qu'il a en Europe, où on le nomme "Chef de la poésie décadente", il garde ces lettres qu'il glisse dans son portefeuille. C'est sans doute un signe qu'il n'avait pas oublié totalement le poète qu'il avait été et était encore même s'il n'écrivait plus. Du moins de la poésie, car il écrivait encore des lettres et finit sa vie avec les mots.
La veille même de sa mort, agonisant, souffrant le martyre à Marseille, il écrit encore une lettre au directeur des Messageries Maritimes avec cette dernière phrase : " dites-moi à quelle heure je vais être transporté à bord…. Avec l'idée de repartir en Afrique retrouver Djami le jeune homme qu'il avait aimé avant de revenir en France. Il avait un incroyable instinct de survie dans sa décision de repartir et surtout de ne pas mourir à Charleville.


— Les écrivains racontent très souvent la même histoire. Apparemment vous échappez à cette catégorie, même s'il y a un fil rouge dans votre œuvre qui est la mort.

En apparence seulement, car si je trouve toujours un dispositif narratif différent, des cadres qui n'ont rien à voir, on retrouve en effet, toujours la mort, comme un accélérateur du temps. Qu'elle soit passée où à venir. On retrouve aussi toujours deux êtres face à face. Des êtres qui s'interrogent sur la nature de leurs liens noués ou dénoués. Il y a toujours dans mes romans un lien mis à l'épreuve de quelque chose, et ce lien est en général la mort


Propos recueillis par Brigit Bontour

(janvier 2011)


Philippe Besson, Les Jours fragiles,10/18, janvier 2011 (première parution en 2004), 151 pages, 6,60 €


> Lire la critique sur Les Jours fragiles.

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.