Interview - Jean-Marie Rouart, "Napoléon ou La destinée" : Napoléon entre deux obsessions

L’académicien Jean-Marie Rouart est parti à la recherche de l’autre Napoléon, celui qui n’est pas traité dans les biographies d’historiens, un Napoléon méconnu, « dissimulé derrière la fresque de la grande histoire », un homme souvent au bord de gouffre, frôlant sans cesse la catastrophe et qui « s’efforce de déchiffrer l’énigme de la destinée ».



— Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser à Napoléon ? Vous aviez déjà écrit un livre sur Morny, donc sur le Second Empire, et là, vous vous intéressez au Premier Empire…

Le personnage de Napoléon a occupé toute ma vie. Il occupe d’ailleurs la vie de beaucoup de gens. Ne voudrait-on pas s’y intéresser, il est forcément obsédant… puisqu’il est partout.

Mon plus ancien souvenir ayant trait avec Napoléon est un souvenir familial. Mon grand-père était le petit-fils de Jacob-Desmalter, l’oncle de l’ébéniste de l’empereur. Enfant, j’observais ces meubles et je vivais, de fait, dans une ambiance napoléonienne. Mais mon réel intérêt pour lui ne vient pas de là. En fait, il est lié à mon intérêt pour la destinée. Quand on est écrivain, on s’interroge automatiquement sur cette question. Déjà sur sa propre destinée – pourquoi écrit-on ? cela a-t-il un sens ? –, puis sur celle des autres écrivains. Pourquoi ont-ils été tellement nécessaires ? Est-ce le hasard qui a déterminé leur venue sur terre ? Ils ont eu une telle importance ! Enfin, les personnages eux-mêmes amènent l’écrivain à se poser la question de la destinée.

J’ai écrit un livre sur le suicide en 1987 dans lequel, déjà, j’évoquais le suicide de Napoléon. Puis j’ai écrit un livre deux ans plus tard, Le Cavalier Blessé, où il s’agissait d’une famille, la famille Ségur, sous l’Empire : j’y évoquais beaucoup d’épisodes de l’histoire parallèle de Napoléon Ier. Donc je peux dire que ce personnage ne m’a jamais vraiment quitté.

Ce qui m’intéresse, au fond, c’est le mystère autour de Napoléon, lié à un moment essentiel de l’histoire de France et à sa personnalité que l’on pourrait presque qualifier de contradictoire – puisqu’il est à la fois un militaire et une sorte de poète, un homme qui se passionne pour la littérature. C’est aussi un amoureux – désespéré, avec Joséphine –, un visionnaire, un monarque et un révolutionnaire… Il a tissé tellement de contradictions dans sa vie ! C’est un homme qui a été un autocrate puis un démocrate, pendant les Cent Jours. Il s’oppose aux avocats, aux démocrates, puis demande à Benjamin Constant de rédiger une constitution… Tout cela fait que le personnage de Napoléon garde une extraordinaire présence aujourd’hui. Même si on a tenté de s’en débarrasser – il n’y a pas de grande avenue Napoléon à Paris, juste une petite rue Bonaparte –, finalement, tout autour de nous nous parle de lui. Non seulement les institutions qu’il a laissées, parce qu’il a créé la France moderne, mais, plus que ça, cette forme de mythe presque antique qui a fait irruption dans le monde moderne. Une sorte de météore venu d’on ne sait quelle planète, qui se serait imposée, comme un Jules César sous l’Antiquité, à l’époque du préromantisme.

 

— Dans cet ouvrage, vous abordez très rapidement les grandes étapes, très connues, de l’histoire Napoléon, pour vous intéresser aux époques moins développées dans les milliers de livres qui existent à son sujet.

Mon but était évidemment de ne pas refaire ce qui avait déjà été fait. Il y a autant de livres sur Napoléon que de jours qui nous séparent de sa naissance, autant qu’il y en a sur Jésus-Christ. Je souhaitais donc fait un Napoléon qui serait « mon » Napoléon, c’est-à-dire qui corresponde à ma vision… ce qui est le cas de toutes les biographies. Les gens croient qu’une biographie est une histoire objective, mais ça ne l’est jamais. Et tant mieux ! Quand Malraux ou Valéry parlent de l’empereur, ils ne sont pas objectifs. Ils essaient de le ramener à leurs réflexions, à leur vision.

Ce qui m’a toujours intéressé chez Napoléon, c’est justement ce personnage original. Et dans ce livre, j’ai cherché les épisodes qui me paraissaient originaux, qui ne me semblaient pas avoir été développés par les historiens. Pour résumer, disons que là où les historiens font dix pages, je fais deux lignes, et que là où ils font deux lignes, je fais dix pages. J’essaie de débusquer l’anecdote peu connue, mais significative, de traquer les épisodes où Napoléon, loin d’être le vainqueur superbe que l’on voit dans les livres d’histoire et l’imagerie d’Épinal, est un homme blessé, qui veut mourir, qui s’expose physiquement… Mais les boulets passent autour de lui, et tout le monde meurt, sauf lui. J’ai voulu essayer d’explorer tous ces aspects plus intimes et plus troubles que ce que les historiens ont raconté.

Les historiens, et c’est bien normal, sont intéressé par l’histoire, par le développement des faits importants. Moi, je crois qu’il y a une autre importance dans une destinée, dans un personnage, qui n’appartient pas seulement aux historiens. Il appartient à tout le monde, parce que chacun peut s’identifier à lui. Et je crois que c’est la particularité de Napoléon. On ne peut pas s’identifier à Louis XIV, à Alexandre le Grand où à Jules César, qui appartenaient à de grandes familles et qui sont assez éloignés dans l’histoire. En revanche, on peut s’identifier à Napoléon, parce que c’est un homme exceptionnel, certes, mais qui a connu les misères communes : il a été trompé par son épouse, trahi par ses amis… Cet aspect très humain nous permet de nous identifier à lui, d’être en connivence avec lui. C’est une grande ressource. Et c’est d’ailleurs pour cela qu’on voit Julien Sorel lire comme un bréviaire le Mémorial de Sainte-Hélène. Ce jeune homme, qui est ambitieux, mais qui n’arrive pas à trouver une issue à cette ambition, veut dominer sa vie et trouve justement des forces dans les malheurs de Napoléon.

 

— Finalement, en écrivant une biographie, n’écrit-on pas sur soi-même ?

Si ! Une biographie est un peu comme le test de Rorschach – lorsque les psychiatres montrent une tâche à leur patient pour savoir ce qu’ils y voient. C’est une façon de s’exprimer.

Il y a deux sortes de biographes. D’abord, ceux qui font des biographies sans s’impliquer eux-mêmes. Ce ne sont pas vraiment des écrivains. Ils ont voulu révéler un personnage intéressant, se pencher sur une affaire passionnante… et ont donc le souci de l’écrire de manière journalistique. C’est une conception. Puis il y a l’autre conception, derrière laquelle je me range – pardon si c’est un peu prétentieux –, et qui est celle de Stefan Zweig avec ses biographies de Marie Stuart, de Joseph Fouché, ou certaines biographies de Paul Morand, Henri Troyat…

 

— Ou les psychobiographies de Dominique Fernandez…

Bien sûr. On pourrait citer beaucoup d’écrivains – à l’instar de Mauriac et de son Racine – qui ont choisi la biographie comme un élément de continuité de leur œuvre. Pour ma part, je n’ai pas le sentiment d’avoir rompu avec ce que je fais dans mes romans en écrivant cette biographie, même si l’imagination ne se développe pas de la même façon, puisqu’il y a tout de même les rails de l’histoire. Je n’ai pas voulu transformer, bien que d’autres l’aient fait : Simon Leys, avec cette uchronie dans laquelle il a rêvé une autre vie à Napoléon. Moi, je suis resté sur les rails de la réalité, mais dans les interstices, j’ai laissé une part d’imagination pour la description des scènes. Redonner la vie, c’est forcément imaginer. Et c’est là que le romancier apporte à l’historien quelque chose de différent. Chacun a sa spécialité !

D’ailleurs, les écrivains qui se sont intéressés à Napoléon – que ce soit Stendhal, Chateaubriand ou Bloy – ont tous apporté leur vision, quelque chose de complètement différent. Pour ma part, je pense apporter un regard nouveau, de mon époque, mais aussi mon propre regard par les choix que j’ai faits, notamment des aspects mélancoliques, désespérés de Napoléon. Ça, je crois que personne ne l’avait évoqué jusqu’à présent ; on avait tendance à être absorbés par ce phénomène d’énergie, de conquête, cet homme qui multiplie sans cesse les éléments de puissance. Moi, au contraire, j’ai voulu montrer les éléments de faiblesse, de désespoir. Cela correspond tout à fait aux autres livres que j’avais écrits précédemment. Dans mes romans, je cherche plutôt la faiblesse dans la force.

 

— C’est là votre côté romantique, au sens du XIXe siècle…

J’aime bien l’aspect épique, héroïque, qui est complètement absent du monde moderne. C’est peut-être en cela que mes références sont datées. Mais Napoléon lui-même était obsédé par l’histoire ancienne, La Vie des hommes illustres de Plutarque… Il était toujours en référence avec les grandes actions, les grands hommes de l’Antiquité.



— Il était également obsédé par l’idée de descendance et la volonté de fonder une famille qui lui permettrait d’étendre son pouvoir sur l’Europe…

C’est sans doute l’aspect le plus discutable de Napoléon : ce désir de dynastie à partir du moment où il devient empereur. On peut se dire que cela arrive lorsqu’il perd un peu les pédales – puisqu’il ne se rend pas compte qu’il est en train de créer les conditions qui vont rompre avec la Révolution.

En fait, c’est très intelligemment pensé. Il veut fonder une quatrième dynastie, car pense que seule la monarchie donne une solidité. Il parle d’installer des masses de granit, comme la religion et un certain nombre de choses qui permettent à la société de fonctionner. Cette monarchie lui paraît indispensable pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’elle lui permet d’éviter la mort – il ne faut pas oublier que les attentats envers le Premier consul sont très nombreux. En même temps, dans ses discussions avec les monarchies européennes, il se rend bien compte qu’il est méprisé : il est l’homme d’un mouvement d’humeur de l’histoire. Il n’y aura de véritables discussions qu’à partir du moment où sa légitimité sera assurée. Donc cette question de la légitimité l’obsède. Il a compris que, pendant toute une période de sa vie, sa légitimité était conditionnée par ses victoires… et qu’il fallait cesser cette fuite en avant pour trouver une autre forme de légitimation. Et il va croire que c’est à travers l’Empire et les membres de sa famille que cela va pouvoir se faire. Mais c’est une erreur. En tant qu’empereur, il ne sera pas plus légitimé.

Au même titre, il est très intéressant de voir à quel point il était acharné à obtenir des décorations. La dernière qu’il a obtenue, c’est la Grand croix autrichienne en 1809. Ce désir n’était pas une vanité de sa part : il en avait besoin pour assurer sa légitimité. Car telle est la question obsédante de Napoléon, à partir du moment où il a conquis le pouvoir et qu’il se dit qu’il ne pourra le garder que s’il y a légitimé. Une autre question qui l’obsède est la postérité. La vie de Napoléon se passe entre ces deux obsessions.

 

— En parlant de famille, vous êtes issu d’une famille de peintres, d’écrivains… Cela explique-t-il votre envie d’être vous-même un écrivain ?

Il est très compliqué de savoir ce qui appartient à soi et ce qui appartient à sa famille. C’est très mystérieux. Personnellement, je crois qu’un artiste est toujours un bâtard. Tout artiste est à la fois de sa famille et n’en est pas. C’est-à-dire que l’artiste est quelqu’un qui rompt avec la chaîne familiale. Il me semble qu’il y a deux dangers : celui d’être tout à fait inférieur aux membres de sa famille – et de rester une sorte d’enfant fasciné par eux – et cette idée de croire réellement qu’on est justifié par sa famille, alors que l’on est uniquement justifié par ce que l’on fait. Tout commence avec soi et tout finit avec soi, même s’il y a une pollinisation. Car bien évidemment, vivant dans une famille d’artistes, cela a introduit en moi l’idée que l’art est quelque chose de merveilleux, qui permet d’échapper au prosaïsme, à l’ennui, à cette forme de vulgarité de l’existence. Mais pour autant, ma famille ne m’a pas donné le moyen. On parlait beaucoup de peinture – j’en éprouvais d’ailleurs une certaine lassitude – et il fallait que je trouve ma propre voie. La littérature m’a permis de rester dans cette ambiance artistique tout en changeant complètement de forme d’expression. Ce qui me plaisait dans la littérature par rapport à la peinture, c’est qu’elle permet de développer des curiosités extrêmement différentes. Un écrivain peut s’intéresser à la politique, à l’histoire… à peu près à toutes les activités intellectuelles. C’est extrêmement large, alors que la peinture me paraissait quelque chose de plus spécialisé. Je voulais échapper à cette spécialisation et être une sorte de touche-à-tout intellectuel. De fait, à travers le roman, j’ai abordé beaucoup de sujets différents. Cette quête de quelque chose de différent de ma famille tout en restant dans ce parfum artistique, c’est ce que je souhaitais. Mais j’ai des frères et sœurs, des cousins qui n’ont pas poursuivi dans le domaine artistique. Ce n’est donc pas une condition obligatoire.

La particularité de ma famille, c’est cette persistance pendant au moins quatre générations… et même sur une dizaine si l’on tient compte des Jacob-Desmalter, qui étaient des artisans géniaux.

 

— Contrairement à aujourd’hui, au XIXe siècle, l’écrivain était le grand homme, la vedette, celui qui était donné en exemple dans les écoles…

Je regrette évidemment cette période où l’écrivain était à la fois l’égal des grandes vedettes du théâtre et une sorte de maître à penser. Bien évidemment, il y avait aussi des écrivains méconnus.

J’ai vu évoluer le statut d’écrivain. Je me souviens que dans mes jeunes années, j’allais voir Michel Déon en Grèce alors que je ne savais même pas à quoi il ressemblait : il n’y avait pas de photo de lui. On ne connaissait pas l’apparence physique des écrivains. Puis la télévision a tout changé. Maintenant, on ne va plus à la rencontre des écrivains, parce qu’on les a déjà vus à la télévision. Cela a retiré un élément presque mystique. On allait voir les écrivains pour recevoir une sorte de bénédiction ; on cherchait auprès d’eux une forme de reconnaissance. C’était de l’ordre de la religiosité. Le jeune Malraux, par exemple, est allé voir tous les écrivains de l’époque – qui d’ailleurs ont été tout à fait séduits par ce personnage.

Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Il y a une baisse du statut de l’écrivain, et même de celui de l’académicien. Autrefois, l’académicien était particulièrement reconnu dans la société… Mais je pense qu’il ne faut pas trop accorder d’importance à ces variations. C’est déjà un très grand privilège d’être un écrivain, ou d’avoir les moyens de tenter de l’être, ce qui est mon cas. J’aimerais bien être un écrivain. Chaque livre que j’écris, c’est pour essayer d’obtenir cette reconnaissance. Mais je ne peux pas dire que je pense à moi en me disant que je suis un écrivain. Non. Je suis, d’une certaine façon, un journaliste, mais le terme même d’écrivain me paraît être quelque chose qui ne peut-être donné que par les autres. Écrivain, c’est presque quelque chose de sacré. Être écrivain, ce n’est pas seulement écrire des livres, c’est avoir touché quelque chose de magique qui fait que l’on appartient à la grande fraternité des grands écrivains. C’est ma conception.

 

— Vous avez été journaliste avant d’être écrivain ?

J’ai été journaliste parce que mon premier livre, lorsque j’avais vingt ans, avait été refusé par treize éditeurs. Ils avaient d’ailleurs eu raison, parce que c’était un mauvais livre. Et je suis devenu journaliste un peu par hasard, parce que j’avais envie d’écrire. Ensuite, c’est devenu une passion parallèle.

Beaucoup de mes articles sont des articles d’écrivains. J’ai mené des combats, rédigé des articles qui étaient toujours dans cette perspective d’écrivain. J’en ai publié certains en livres, et ils n’étaient ni mieux ni moins bien écrits que mes romans. J’essaie de mettre autant de ferveur dans mes articles de fond que dans mes livres.

Disons que le journalisme m’a permis d’aller vers la vie. Ce que je voulais, c’était exister, rencontrer les autres, me diriger vers eux, essayer de les comprendre… ce qui a été une grande révolution par rapport à ma famille, des gens qui écoutaient les bruits de dehors de loin et vivaient dans une bulle, entre artistes. Moi, cela m’a intéressé de voir de Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing… de participer à la vie de mon temps, en me disant qu’il y avait cette sorte d’opposition entre mon travail solitaire d’écrivain, de romancier, où l’on passe tout de même beaucoup de temps seul à écrire, et cette vie une peu dissipée, dévergondée, dans le monde des gens qui agissent. Mon terrain d’exploration, c’était le monde politique, parce que je trouvais qu’il s’agissait de gens animés par beaucoup de passion. J’avais une mythologie de ce monde politique, et c’est vrai que j’aime beaucoup parler avec eux et essayer de les comprendre.

 

— Quand on lit les chroniques de Blondin sur le Tour de France, c’est de la littérature…

Il y a des gens qui restent écrivains quoi qu’ils fassent. Blondin est un écrivain quand il suit le Tour de France, Mauriac est un écrivain quand il fait ses analyses politiques, Montherlant est un écrivain quand il fait ses articles sur la tauromachie… Il en va de même pour les reportages de Jean Lacouture, pour Kessel…

 

— Oui, on rentre dans l’article, même si le sujet ne nous intéresse pas, parce qu’il y a entre les mots quelque qui accroche.

Tout à fait. Je prendrais un autre exemple : Colette. Elle a été un très grand journaliste au Matin, que dirigeait son mari. Elle a suivi énormément de procès, et elle était alors totalement écrivain. Il faut voir la beauté de ses articles, leur musicalité, le style…

On peut très bien continuer à être un écrivain en faisant tout à fait autre chose. Je dirais même que Malraux continuait à être écrivain en étant ministre. C’est-à-dire qu’il prolongeait, par d’autres moyens, la vie littéraire. Il incarnait un personnage littéraire tout en étant ministre de la Culture. Un écrivain ne peut pas cesser de l’être, quoi qu’il fasse.

 

— Vous souvenez-vous des premières lignes que vous avez écrites, du moment où vous avez voulu devenir écrivain ?

Cela a été un long travail, pénible. Vers l’âge de seize ou dix-sept ans, je voulais écrire, mais je ne savais pas quoi écrire. Ça a abouti, alors que j’étais en première année de Droit, à un livre un peu raté, et qui a donc été refusé. Je me souviens de ces débuts, qui ont été difficiles. Ensuite, j’ai attendu dix ans, en cherchant à écrire un livre que je n’arrivais pas à écrire. C’est ce qui m’a rendu très solidaire des jeunes gens qui tentent d’écrire et qui n’arrivent pas à publier leurs livres. Je me sens vraiment très proche d’eux. Je ressens une sorte de fraternité, parce que je me dis que j’aurais pu être de leur côté. Si je n’avais pas été publié, que serais-je devenu ? C’est la question de la destinée. Aurais-je continué à écrire si j’avais été refusé quatre ou cinq fois, comme c’est le cas de beaucoup de jeunes gens ? Je ne sais pas. Aurais-je pu vivre si je n’avais pas écrit ? Sans entrer dans le domaine du pathétique, il est vrai que cela m’a beaucoup aidé à vivre… et je me demande donc si j’aurais pu vivre si je n’avais pas eu ce canal de dérivation, celui qui m’a permis de transporter ma vie dans un autre domaine. J’avais un terrible besoin de sublimation, un peu comme les mystiques, j’avais besoin d’une sorte de religion à laquelle m’accrocher, et si cette religion m’avait été refusée, je ne sais pas ce que je serais devenu. En tout cas, j’y pense avec effroi.

 

— L’Académie française, est-ce un hasard, une nécessité, une consécration, une étape ? Qu’est-ce qui, à un moment donné, donne envie d’y entrer ?

Autrefois, tout le monde songeait à aller à l’Académie française. Il ne serait venu l’idée à aucun écrivain de ne pas y aller s’il pouvait le faire. Maintenant, les choses ont beaucoup changé. Il y a eu des révolutions littéraires, notamment le surréalisme qui a cassé cette imagerie de l’écrivain traditionnel et qui a séparé l’écrivain de la société. L’Académie française, c’était au fond une idée très intelligente de Richelieu pour réunir les écrivains – qui sont des mauvais coucheurs de la société, des esprits rebelles – et la société. Mêler les deux permettait d’essayer de domestiquer les écrivains. Cela a très bien fonctionné en France, parce qu’il y a un tropisme du pays vers la littérature, un lien extraordinaire.

Après le surréalisme, il y a eu le nouveau roman, l’époque sartrienne… et tout cela a fait que certains écrivains sont désormais moins tentés d’aller vers l’Académie.

Je ne considère pas que l’Académie française soit une consécration du littéraire. Si on y rentre, ce n’est pas uniquement pour des raisons littéraires. Je me suis présenté cinq fois, et lorsque j’ai été élu, on m’a demandé si j’étais heureux. J’ai répondu que non, je n’étais pas heureux, mais inquiet, parce que j’avais eu seize voix de plus que Balzac. C’était pour tout de suite montrer que je ne considère pas que l’Académie soit une consécration. Les raisons d’y entrer sont différentes pour chacun. Pour certains, il s’agit de faire plaisir à leur famille, à leurs parents… Mais je ne pense pas que ça soit suffisant. Pour moi, il s’agissait de retrouver les écrivains que j’avais admirés quand j’avais dix-huit ans : Jean d’Ormesson, Michel Déon, Félicien Marceau… Lorsque j’ai été élu, j’ai trouvé formidable de me retrouver dans ce lieu. C’était l’expression d’un arrivisme sentimental.

 

Propos recueillis par Joseph Vebret (juillet 2012)

 

Jean-Marie Rouart, Napoléon ou La destinée, Gallimard, août 2012, 347 pages, 21,90 €

 

© Photo : Louis Monier

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Interview qui donne vraiment envie de lire ce livre sur ce Napoléon, ses faiblesses, ses rêves, son romantisme. Interview qui sonne d'une rare authenticité. Interview qui explique, éclaire le désir d'écrire de beaucoup de jeunes de ma génération en tous cas.  Je m'y retrouve. Dans les années 60, en première, j'avais  un professeur qui disait "mon maître Alain" quand il le citait. Il y avait en effet du religieux dans ces paroles et dans la passion pour la littérature. Il y avait encore des "maîtres"... pour les "enfants" épris de contes... une magie... Merci à J M Rouart d'avoir ramassé les cailloux du Petit Poucet pour nous expliquer le chemin qui a du être commun à beaucoup.