Interview (1/2) - Pierre-André Taguieff : "Wagner se veut tout autant poète que philosophe, voire prophète"

Wagner/Hitler : la rime entre ces noms s’impose comme une évidence à maints esprits vite satisfaits dans l’expression des professions de foi humanistes ; leur rapprochement semble même naturel dès qu’on évoque, images d’archive à l’appui, certains fastes nurembergeois sur fond de Marche funèbre de Siegfried, ou encore l’Untergang du Troisième Reich, dont les crépitements font écho à l’ultime incendie ravageant Le Crépuscule des Dieux. Pierre-André Taguieff, comme à l’accoutumée, a refusé de s’en tenir aux évidences. Obéissant au principe selon lequel « le discours militant chasse l’esprit de finesse en éliminant les nuances et discrédite les distinctions », il offre enfin au public francophone, dans son volumineux Wagner contre les Juifs, une synthèse des plus documentées sur l’écheveau problématique que représentent les rapports du compositeur avec la « juiverie » (si l’on s’applique à traduire correctement le terme de « Judenthum » qu’employait en général Wagner pour désigner les juifs).


 

— D’où vous vient le projet de travailler sur un compositeur, en l’occurrence Wagner, alors que l’on vous connaît plus comme l’exégète des vulgates « écrites » du racisme et de l’antisémitisme ?

Tout d’abord un intérêt personnel récurrent pour les débats autour de Wagner et du wagnérisme, puisque ma maîtrise de philosophie, en 1969, portait précisément sur « Nietzsche et la problématique esthétique à l’époque de La Naissance de la tragédie » (dirigée par Louis Marin). Lorsqu’il publie son grand essai en 1872, Nietzsche est un disciple de Schopenhauer et un admirateur enthousiaste de Wagner, qui lui-même se déclare schopenhauerien depuis 1854. Nietzsche célèbre dans l’opéra wagnérien la « renaissance » de la tragédie grecque. Ce moment de haute intensité philosophique et artistique dans l’histoire de la culture allemande, et plus largement européenne, me passionne depuis la fin de mon adolescence, c’est-à-dire depuis près d’un demi-siècle ! Ensuite, dans mes premiers travaux sur l’histoire de l’antisémitisme au xixe et au xxe siècle, j’ai été guidé par les études pionnières de Léon Poliakov et de Jacob Katz qui, l’un comme l’autre, ont accordé à Wagner et au mouvement wagnérien (incarné par Bayreuth) un rôle majeur dans la formation et la diffusion de l’antisémitisme politique et culturel en Allemagne. Poliakov a intitulé le troisième tome de sa grande Histoire de l’antisémitisme, paru en 1968 : De Voltaire à Wagner, et Katz a consacré un essai aussi éclairant que nuancé sur le thème « Wagner précurseur de l’antisémitisme » (1985), traduit en français l’année suivante sous le titre Wagner et la question juive. Si, dans la littérature militante (« pro » ou « anti »), Wagner peut être considéré comme « précurseur » de l’hitlérisme ou du nazisme, c’est avant tout du fait que le Troisième Reich a érigé en objet de culte les drames musicaux et les écrits « théoriques » ou politiques du maître (en particulier l’essai de 1850 : La Juiverie dans la musique). Mais cet argument ne m’a jamais paru totalement convaincant : la récupération hitlérienne de Nietzsche, par exemple, ne saurait être considérée comme une preuve du caractère « pré-hitlérien » de la pensée nietzschéenne ! Je me suis longtemps interrogé sur les raisons sérieuses de poser le moment wagnérien comme « annonciateur » du moment hitlérien. Ce qui m’a conduit à découvrir la masse de travaux accumulés sur la question sulfureuse par des spécialistes anglo-saxons ou allemands, historiens ou musicologues. Ces travaux, souvent de haute érudition, ne prenaient en compte, pour la plupart, que certains aspects du problème complexe venant de l’entrecroisement, chez Wagner, de la création artistique et de la théorie esthétique, de la pensée sociale et politique, des conceptions religieuses, du projet de « régénération » de l’Allemagne. D’où ma tentative de repenser le problème dans son ensemble. Enfin, j’ai beaucoup étudié les écrits et le parcours de Houston Stewart Chamberlain qui, théoricien du racisme aryaniste et prophète du germanisme doublé d’un musicologue wagnérien averti, a joué le rôle d’un grand médiateur – avec le « Cercle de Bayreuth » – dans le passage de la pensée « völkisch », du pangermanisme et de l’antisémitisme au nazisme. Dans mon livre, je me suis efforcé de montrer l’importance de Chamberlain – gendre de Wagner – dans le processus de légitimation du nazisme naissant, depuis sa rencontre avec Hitler le 30 septembre 1923 à sa mort en 1927.

En outre, l’étude du « cas Wagner » m’a permis de revenir sur la question plus générale des relations entre esthétique et politique, notamment à propos de l’élaboration et de la réception des doctrines racistes et antisémites modernes. Dans les typologies raciales fabriquées par les anthropologues depuis Linné et Blumenbach, la « race blanche », dite ensuite « caucasique », « caucasienne » ou « aryenne », détient le monopole de la beauté physique. La question raciale est posée d’abord comme une question esthétique, dans tous les contextes où le type européen est opposé aux autres types – africain, oriental/asiatique ou juif/sémite. Mon hypothèse est que le racisme est une esthétique de la diversité humaine, une esthétique racialisée appliquée à la politique. Dans la doctrine hitlérienne, par exemple, l’esthétisation de la question raciale, et plus particulièrement de la « question juive », après son traitement par Wagner, se constitue autour de l’opposition « beau/laid » ou « sublime/répugnant ». L’une des particularités de la vision hitlérienne du Juif a été fort bien relevée par le regretté Philippe Lacoue-Labarthe : « Par essence, “le Juif” est une caricature : la laideur même. » La beauté « aryenne », quant à elle, protège l’Aryen de la caricature : la « race aryenne » est incaricaturable, car il n’y a pas de laideur en elle. Dans la construction du juif comme figure répulsive, typiquement répugnant, vil, horrible, dégoûtant, inquiétant, l’esthétisation négative a joué un rôle déterminant, avant et après l’apparition du racisme dit biologique (qui serait plus exactement qualifié de racisme « somatique »). Le point de départ perceptuel fonctionne comme une preuve empirique : au commencement est une réaction de rejet, fondée sur une « répulsion » déclenchée par le phénotype de tout représentant de la « race » inquiétante. Dès son essai pamphlétaire de 1850, La Juiverie dans la musique, Wagner a témoigné de sa « répulsion intime » et « involontaire », de son « aversion instinctive » pour les juifs, et mis en cause, explicitement, l’apparence physique de ces derniers. Il confie à ses lecteurs que « le Juif […] nous frappe d’abord dans la vie ordinaire par son apparence extérieure », et ajoute : « À quelque nationalité européenne qu’on appartienne, on trouve cette apparence désagréablement étrangère à sa nationalité : involontairement, on souhaite n’avoir rien en commun avec un homme ayant une telle apparence. » Il précise qu’un « tel aspect physique » est à ses yeux le produit d’« une fantaisie disgracieuse de la nature ». Sur ce point, je suivrai Lacoue-Labarthe, qui a identifié et analysé ce mouvement d’esthétisation hérité du romantisme, caractérisable comme un « national-esthétisme » : « Le racisme – et tout particulièrement l’antisémitisme – est avant tout, fondamentalement, un esthétisme. » Wagner et ses disciples du « Cercle de Bayreuth » auront beaucoup contribué à déplacer sur le terrain esthétique la vision antisémite du juif, préparant la doctrine esthético-raciale des théoriciens nazis.

 

— Le fait d’aborder un compositeur et non un pur idéologue vous a-t-il révélé de nouveaux champs d’expression de l’antisémitisme et du racisme que vous aimeriez explorer ? Et y a-t-il un autre créateur que vous aimeriez envisager sous cet angle d’approche ?

Wagner est aussi bien un génie musical qu’un « réformateur » social, politique et religieux. Et il se veut tout autant poète que philosophe, voire

prophète. J’ai en chantier un ouvrage sur cet autre grand créateur de formes qu’est Louis-Ferdinand Céline. S’il ne peut être considéré comme un théoricien politique ou un idéologue, en dépit de ses engagements pro-nazis à partir de Bagatelles pour un massacre (décembre 1937), il reste à mieux évaluer le rôle de ses convictions politiques (j’hésite à dire « philosophiques ») dans le processus même de la création littéraire.

 

Propos recueillis par Frédéric Saenen

 

Pierre-André Taguieff, Wagner contre les Juifs, Berg International Éditeurs, février 2012, 400 p., 22 €


Photo © Stora

 

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> Lire la critique de Frédéric Saenen

> Lire la critique d’Olivier Philipponnat

 

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