Interview (2/2) - Pierre-André Taguieff : « Wagner se veut tout autant poète que philosophe, voire prophète"




Suite de l’interview de Pierre-André Taguieff, qui refuse de s’en tenir aux évidences, sur la réalité des rapports de Richard Wagner avec les Juifs.

 

 






— Ne craignez-vous pas que « l’esprit de finesse » dont vous vous revendiquez dans l’approche du cas Wagner ne vous range finalement du côté de ses glossateurs indulgents ? En somme, ne risque-t-on pas de vous reprocher d’avoir tenté d’expliquer la part la plus inacceptable du « génie » Wagner ?

C’est un beau risque à courir ! On ne saurait être à proprement parler « objectif » dans l’interprétation de ce véritable fait culturel total qu’est le wagnérisme, celui de Wagner comme celui (ou ceux) des wagnériens. Dans cette tâche difficile, toute description ou caractérisation est en même temps une interprétation et une évaluation. Et chaque herméneute construit son Wagner et ses wagnérismes. Mais on peut chercher, comme je me suis efforcé de le faire, à être équitable, en ne négligeant aucun argument « anti » ni aucun argument « pro », et en les soumettant à un libre examen critique. Par ailleurs, tenter d’expliquer, même l’inexplicable, ne revient en aucune façon à justifier. Pour un historien des idées, la volonté de comprendre n’a rien à voir avec la volonté d’excuser.

 

— Que pensez-vous de l’initiative du chef d’orchestre Daniel Barenboïm qui a tenté de briser le tabou Wagner en Israël, notamment en l’inscrivant au programme de certains concerts ?

Dans cette initiative, qui témoigne de l’esprit frondeur, voire provocateur, du célèbre chef d’orchestre, il ne faut pas négliger l’amitié, doublée d’une complicité dans l’amour de la musique, qu’éprouvait Barenboïm pour le critique Edward Saïd, d’origine palestinienne.

 

— Vous réévaluez l’apport de la vision gobinienne chez Wagner, car, selon vous, le grand inspirateur du dernier Wagner, c’est plutôt Schopenhauer…

La lecture de Gobineau par Wagner a été fort tardive : lorsqu’il se mit à lire l’Essai sur l’inégalité des races humaines, entre 5 mars et le 14 août 1881, le maître s’était déjà donné depuis longtemps une philosophie, dont les présuppositions étaient difficilement conciliables avec les thèses fondamentales du racialisme gobinien. Ce qui n’a nullement empêché Wagner et Cosima d’éprouver de l’admiration et de sincères sentiments amicaux pour Gobineau, qu’ils ont reçu à plusieurs reprises. Leur grande préoccupation commune concerne la « dégénération » (ou la dégénérescence) de l’espèce humaine. Mais leurs conclusions sont totalement différentes : alors que Wagner continue jusqu’à sa mort (février 1883) à déterminer les moyens de « régénérer » l’espèce humaine, notamment par le végétarisme et la conversion à un christianisme déjudaïsé mâtiné de bouddhisme, Gobineau considère que la décadence de l’espèce humaine, due aux effets du mélange des « races » qui fait disparaître le précieux sang aryen, est irréversible, irrémédiable et finale. Ce pessimisme décadentiste n’est pas partagé par Wagner, qui récuse également le matérialisme biologique de Gobineau.

 

— Vous envisagez surtout, et c’est très compréhensible, les rapports entre l’antisémitisme allemand et le wagnérisme. Mais quid de l’admiration envers Wagner nourrie par la droite et l’extrême-droite française (on pense ainsi au pamphlétaire et historien de la musique Lucien Rebatet) ?

Le wagnérisme militant de Rebatet, lui-même écrivain non négligeable, pourrait faire l’objet d’une étude critique fort intéressante. Ce wagnérisme n’est certes pas strictement d’ordre esthétique : il témoigne aussi de la fascination exercée sur l’écrivain pro-nazi par la mythologie germanique, en particulier le culte des héros. Mais, en France, le wagnérisme nazifiant de quelques écrivains antijuifs, pour certains collaborationnistes, demeure un phénomène marginal, qui ne saurait être comparé aux puissantes vagues wagnériennes qui, depuis les années 1870, ont alimenté le nationalisme politique et culturel des pays germaniques.

 

— En réalité, votre cible dans ce livre est moins Wagner que les wagnériens tels que H. S. Chamberlain, coupables d’avoir travesti, aménagé, confisqué son message artistique pour le plier à leurs lectures idéologiques ou leurs visions fantasmatiques…

Sans aucun doute. Ces wagnériens nationalistes rêvent d’une renaissance du germanisme, repeint aux couleurs de l’aryanisme, et d’un germanisme conquérant. J’attache également une grande importance au rôle joué par cet infatigable propagandiste de la synthèse wagnéro-gobiniste qu’est Ludwig Schemann (1852-1938), devenu du vivant même de Wagner l’une des figures prometteuses du « Cercle de Bayreuth ». En mai 1882, à Bayreuth, Wagner présente le jeune Schemann à Gobineau. Devenu un gobinien enthousiaste, Schemann crée en février 1894 la « Société Gobineau » à laquelle adhèrent Chamberlain et Hans von Wolzogen (et, en France, Georges Vacher de Lapouge, Paul Bourget, etc.). Elle devient vite l’une des associations culturelles participant à la propagande pangermaniste. Schemann rejoindra plus tard l’Anneau nordique, organisation mystico-raciste fondée en 1926 par l’architecte Paul Schultze-Naumbourg. On retrouvera dans la culture nazie l’héritage du wagnéro-gobinisme, en même temps que celui du racisme aryaniste et de l’eugénique « nordique » dont Chamberlain était le « précurseur » reconnu.

 

— En quoi vous semblait-il important de proposer une nouvelle traduction du pamphlet La Juiverie dans la musique ainsi que d’autres textes de Wagner, moins connus du grand public, où transparaît son antisémitisme ?

Avant de juger, d’encenser ou de rejeter Wagner en tant qu’idéologue antisémite, il convient de lire sérieusement ses écrits théorico-polémiques portant sur les juifs, non dans des morceaux choisis, mais intégralement, et dans des traductions non fantaisistes, accompagnées d’un appareil critique permettant de contextualiser ces textes, de saisir les allusions et d’éviter les contresens. Face à ces écrits, la principale difficulté rencontrée par un lecteur français contemporain (je le suppose de bonne foi) tient à ce qu’ils se présentent d’une part comme la face émergée d’un iceberg de débats et de controverses bien oubliés aujourd’hui, et, d’autre part, comme des interventions aux multiples cibles dans tel ou tel espace polémique, où la « question juive » est posée en même temps que bien d’autres questions.

 

— Que pensez-vous des générations de wagnériens qui ont suivi celles de ses descendants directs, clairement compromis dans le nazisme, tels le couple formé par son fils Siegfried et son épouse Winifred ? L’image de Wagner est-elle en passe d’être « épurée » au fil du temps ou, au contraire, rigidifiée dans un stéréotype de compositeur écoutable seulement par les nostalgiques d’une époque qu’ils n’auraient pas connue ?

Il faut cependant saluer le courage intellectuel de Gottfried Wagner, petit-fils du Maître, qui n’a pas hésité à revisiter sans complaisance l’histoire des compromissions de sa famille, dès 1923, avec les milieux nazis. C’est surtout Winifred, littéralement séduite par Hitler dès le début des années 1920, et membre du NSDAP, qui a « nazifié » Wagner. Je pense que, depuis les années 1980, la multiplication des travaux sur Wagner et les wagnérismes historiques ont fait surgir une nouvelle image du Maître, moins univoque, marquée par l’ambivalence. Car Wagner n’a jamais vraiment cessé d’être le révolutionnaire de 1848 qu’il avait été en compagnie de Bakounine, même lorsque, dans ses dernières années, il faisait figure de conservateur rallié au nationalisme allemand. Par ailleurs, le rejet de type « antifasciste » de Wagner, soixante-sept ans après la disparition du Troisième Reich, ne semble plus être qu’une survivance. D’où un nouveau rapport, moins idéologisé, à Wagner, dont l’œuvre a largement cessé d’être réduite à ses instrumentalisations hitlériennes. Les amateurs de musique comme les historiens et les musicologues les plus exigeants ne peuvent que s’en féliciter. Mais, du même coup, l’on peut réévaluer l’influence de Wagner dans le développement de l’antisémitisme allemand.

 

— « On peut aimer Wagner sans pour autant être wagnérien », écrivait Jean Matter. Pour votre part, arrivez-vous encore à apprécier Wagner alors que vous avez acquis une connaissance aussi approfondie des ressorts de son idéologie et exploré les plus sombres aspects de son génie ? Si oui, quelle est l’œuvre de Wagner que vous emporteriez sur une île déserte, et pourquoi ?

Je me reconnais dans le propos de Jean Matter. Je dirai de la même manière qu’on peut aimer Céline (je m’en tiens au Voyage et à Mort à crédit) sans être le moins du monde célinien. Pour un tête-à-tête méditatif sur une île déserte, j’hésite entre Tristan et Isolde et Parsifal. Avec l’âge, ma préférence va à Parsifal. Pour finir, ce qui importe, n’est-ce pas de cesser d’être l’esclave du désir ?

 

Propos recueillis par Frédéric Saenen

 

Pierre-André Taguieff, Wagner contre les Juifs, Berg International Éditeurs, février 2012, 400 p., 22 €

 

> Lire la première partie de cet entretien

> Lire la critique de Frédéric Saenen

> Lire la critique d’Olivier Philipponnat

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