Pierre Jourde, Le Maréchal Absolu : le roman total

Posé comme un îlot de littérature pure au milieu de la marée qui a déferlé avec à peu près tout et n'importe quoi, Le Maréchal Absolu de Pierre Jourde fait étrange figure. Ce n'est pas un roman de rentrée littéraire, c'est le grand œuvre de toute une vie, celui que les précédents romans annonçaient, travaillaient, celui que le regard critique de son auteur polissait et repolissait, celui qui fera définitivement de son auteur, pour ceux qui ne le savaient pas déjà, un grand écrivain. Comme le dit son Maréchal : "Je n'ai peut-être plus d'empire réel, mais, sache-le, mon empire imaginaire est encore entier."

 


— Voici enfin Le Maréchal absolu, votre « grand œuvre » comme vous l'annoncez depuis quelque temps. Soulagé d'avoir pu mener cet énorme projet à son terme ?

Libéré. Libéré d’un poids très lourd. Cela fait tout de même plus de quinze ans que je suis dessus. D’habitude j’écris vite. Ce livre m’a demandé un très long temps d’écriture. Il a obsédé mes jours et mes nuits. J’ai réécrit des pans entiers. J’ai été confronté à pas mal de difficultés d’ordre technique. La gestion de la masse, par moments, est devenue vraiment très complexe. J’ai été aussi assailli aussi par les doutes, à tel point que je me suis demandé, au milieu du livre, s’il fallait continuer, si ce n’était pas un pari absurde. Le livre est tellement éloigné de ce qui se publie en France en ce moment que ça paraissait sans espoir. D’ailleurs ça l’est peut-être. Par moments, je voyais le monstre qui m’attendait sur ma table de travail, qui avait l’air de me demander ce que j’allais faire de lui, et j’avais envie de partir en courant. Mais j’ai tenu parce qu’à un moment j’ai éprouvé la certitude que ce que je faisais était juste. J’ai compris que j’étais, en effet, en train d’écrire mon « grand œuvre ». Je l’ai senti dans la façon dont les personnages existaient, dont l’intrigue s’enchaînait dans toute sa complexité, et surtout, peut-être, dans la façon dont les phrases sonnaient. De ce point de vue, la quatrième partie est peut-être, pour l’écriture, ce que j’ai fait de plus achevé à ce jour. Je cherchais depuis des années à unir en profondeur deux veines : une veine orale, baroque, grotesque, brutale, et une veine très écrite, toute en rythme et en phrases travaillées. Là, en faisant parler le vieux domestique du Maréchal sur son lit d’agonie, j’ai senti la joie d’avoir réussi. Le livre par moments s’écrivait seul, dans une sorte d’allégresse, ce qui n’avait pas toujours été le cas jusque-là. 

Reste que c’est un livre à la fois démesuré et étrange. Je me demandais, dans mes moments de doute, quel lecteur pourrait accepter ça. On se dit toujours qu’on s’est perdu, lorsqu’on s’est à ce point éloigné des habitudes de lecture du public. Disons aussi que ce livre et ses personnages se sont avérés presque aussi tyranniques envers leur créateur que le Maréchal envers son peuple. Le colonel Gris, le général Kobal, le commandant Kayser, Sacha, Shlangenfeld, Manfred-Célestin, Alessandro Y et son jumeau ne me laissaient pas l’esprit en paix.   

 

— Quelle est la genèse de ce projet ?

Il y a environ seize ou dix-sept ans, donc, j’ai commencé à ébaucher le début d’un texte dans lequel un dictateur s’exprimait à la première personne. En même temps, je construisais des plans d’une complexité croissante, dont aucun ne me satisfaisait. Je les ai modifiés sans cesse, presque jusqu’à la fin, comme on cherche pendant des années la solution d’une équation mathématique. Et puis, j’ai trouvé. Comme toujours, c’est la dynamique propre du livre qui donne les solutions. Mais pendant que je réfléchissais, corrigeais des fragments, d’autres travaux s’imposaient, de moins longue haleine, des ouvrages universitaires, critiques, des romans, des articles, de la poésie, des essais théoriques, bref, les quarante livres que j’ai publiés avant Le Maréchal absolu. Ce retard a des conséquences curieuses. J’ai publié entre temps Festins secrets. Du coup, Le Maréchal absolu récupère la figure monstrueuse d’un des frères Hellequin, qui y reparaît sous les traits du personnage-clé du commandant Kayser.


Depuis très longtemps, deux thèmes me fascinent. D’abord, celui du pouvoir absolu : qui y parvient ? Comment ? Comment peut-on s’y maintenir ? Quel rapport la psyché d’un individu peut-elle entretenir avec cette démesure de moyens ? Ensuite, celui du double.


J’ai écrit un ouvrage universitaire sur le sujet, et tous mes romans comportent une forme de dédoublement de la personnalité. La rencontre avec son double est à la fois un moment terrifiant et une pierre d’achoppement. Elle signifie que l’esprit et la personnalité sont parvenus à un moment de crise intense qui suscite la confrontation. Celle-ci peut être vécue comme l’initiation à une autre dimension de la psyché, ou déboucher sur la folie. J’ai donc commencé à ébaucher un roman qui mêlerait ces deux thèmes. Le dictateur et son double, c’est d’ailleurs un thème déjà illustré dans la littérature et le cinéma. Je voulais le pousser jusqu’au bout. 

Il s’agissait également de rendre compte d’une réalité majeure, qui m’accompagne depuis mon adolescence : la mort des régimes autoritaires et des dictatures. Effondrement de L’URSS et des « démocraties populaires », fin des dictatures latino-américaines, renversement de Saddam Hussein, Idi Amin Dada, Macias Nguema, Siad Barre, Gbagbo, Hissène Habré, Bokassa, etc., enfin, « printemps arabe ». Il y a là une matière fascinante, dont j’ai voulu tenter de donner une sorte de synthèse.

 

— Le volume est comme vous l'imaginiez ou a-t-il enflé avec le temps ?

Il est plutôt plus petit, j’allais vers huit ou neuf cents pages. La dernière partie est un peu plus courte que prévu, et j’ai renoncé à développer certains personnages secondaires. Quoi qu’il en soit, ça ne pouvait pas être court. Pour plusieurs raisons : on ne peut pas rendre compte d’un régime politique et d’un pouvoir en crise sans montrer la multiplicité des personnages et des forces sociales et politiques impliquées. Et je voulais précisément prendre cette complexité comme thème. Toutes ces forces qui s’opposent ou se composent, tous ces destins, c’est une matière romanesque énorme. Il s’agissait de lui donner l’ampleur voulue. Et puis j’avais l’ambition de recréer tout un pays, tout un monde, qui reflète les régimes issus de la décolonisation. 

 

— N'avez-vous pas peur qu'un tel livre-monstre fasse peur ?

Mon ami Éric Chevillard me dit que je suis fou de proposer un tel texte à mes contemporains, et qu’il n’y a rien à espérer, bien qu’il me fasse l’honneur de le qualifier de « chef d’œuvre » sur son blog.

Par le volume, sans doute peut-il effrayer, mais il y a récemment de très gros livres qui ont trouvé leur public. Ce qui peut en revanche sembler plus difficile, c’est la complexité de l’intrigue et de la construction, toutes les parties se tiennent et font sens l’une par rapport à l’autre, ce n’est pas une simple succession narrative. Il y a des récits dans le récit dans le récit dans le récit, des flashbacks, des versions différentes des mêmes événements, des narrations par anticipation. J’ai voulu déployer à fond l’arsenal du romanesque, pour le plaisir du romanesque pur. Il s’agissait aussi de reproduire le sentiment d’incompréhension qui nous saisit parfois devant le chaos de faits de l’histoire contemporaine. Le mélange entre réalisme et délire paranoïaque ou folie des grandeurs peut aussi déstabiliser le lecteur. Cela dit, il était organiquement nécessaire. Je sais par exemple que la fin de la première partie surprendra, qui part dans une épopée délirante. Mais c’est un moment où le Maréchal a besoin d’échapper à la réalité, et c’est la traduction grotesque, cauchemardesque, de ses rêves de conquête. Car les tyrannies ont aussi leur côté grotesque, c’était important pour moi d’en rendre compte. Le Maréchal est fou, son pays est fou. Il y a eu des pays saisis de folie collective.


Il s’agissait avant tout de traiter ce caractère essentiel d’une dictature au sens moderne du terme : elle fait perdre le sens du réel, aussi bien à ceux qui la mettent en œuvre qu’à ceux qui la subissent. Un pouvoir absolu est l’exercice d’une fiction. Le Maréchal absolu est la fiction de cette fiction.


Cela dit, on n’est pas dans l’austère ni le formalisme. Il y a aussi des choses qui pourraient séduire de manière assez élémentaire : le comique ou la truculence, assez omniprésents. Le côté roman d’espionnage, notamment dans la troisième partie. La cruauté, parce qu’il faut bien avouer que la cruauté fascine toujours. Le mystère de certains personnages, qui se dévoile progressivement, jamais complètement. Les effets d’attente, les coups de théâtre, etc.

Je ne sais pas si le livre fait peur, mais à l’heure où j’écris ceci, le 8 septembre, il ne suscite aucun intérêt. Il n’en a pas été écrit ni dit un mot, il n’est pas mentionné dans les blogs littéraires des grands journaux parmi les livres de la rentrée, il ne figure pas dans la sélection du Goncourt, ni dans la sélection France-Culture-Le Nouvel Observateur, ni dans les choix des libraires, Lire ne le retient pas dans les multiples romans de la rentrée qu’il évoque, etc. bref, il est bien parti pour l’indifférence et l’échec. J’ignore pourquoi : est-ce un mauvais livre ? Un livre insignifiant ? Un livre raté ? Trop compliqué ? Ai-je comme critique choqué trop de gens qui me le font payer ? J’aimerais comprendre. Au moins n’est-ce pas un livre d’une nature très courante. Mais il ne suscite pas la curiosité pour autant. J’ai beau tenter de me blinder contre cette indifférence, j’avoue que c’est assez douloureux. Si elle perdure, je crains que cela ne me laisse des cicatrices profondes, d’autant que je n’ai rien publié depuis trois ans et l’échec commercial complet de Paradis noirs. On nous répète que la fiction française manque d’ambition, mais si on propose un texte qui a de l’ambition, quels que soient par ailleurs ses défauts et ses qualités, silence. Mes amis me disent que ce roman n’est pas fait pour le cirque de la rentrée littéraire, qu’il ne peut s’imposer que lentement. J’avais la naïveté de croire qu’il susciterait, non pas un triomphe, mais au moins un peu d’estime. On se dira peut-être un jour que je n’étais pas un romancier dépourvu d’intérêt. J’aimerais qu’on se le dise avant que j’aie quatre-vingts ans.

 

— Quelles ont été vos sources d’inspiration pour ce roman ?

Elles sont surtout historiques et politiques, notamment José Gaspar de Francia, dictateur du Paraguay qui est le personnage principal de Moi le suprême d’Augusto Roa Bastos. On reconnaîtra ici et là tel trait de Khadafi ou de son fils Hannibal, tel autre de Saddam Hussein, des échos des interventions en Irak et en Afghanistan, etc. toute l’histoire du tiers-monde depuis la décolonisation y passe, notamment la fin de Lumumba au Congo, celle de Sylvanus Olympio au Togo, qui ont inspiré le destin du « bon docteur, père de l’indépendance ». J’ai lu quelques romans sur la dictature, L’Automne du patriarche, bien sûr, ou Le Dictateur et le hamac, de Daniel Pennac. Je me suis amusé avec certains éléments du récit baroque latino-américain. Le personnage de Scoby, le policier anglais travesti dans Le Quatuor d’Alexandrie a un peu influé sur la construction du personnage de Manfred-Célestin. Il y a quelque chose de novarinien dans le personnage du garagiste qui recueille le Maréchal à la fin. L’épouse du Maréchal est une lady Macbeth. Le portrait d’Abakoumov par Soljenitsyne dans L’Archipel du Goulag m’a aidé à esquisser certaines silhouettes de chefs de services secrets. Un épisode, celui de la pendaison de Rappoport, s’inspire de la réaction de Staline à l’exécution de Zinoviev, mais je mélange cela avec le récit que fait Polybe de la douleur d’Antiochos III ordonnant le supplice de son neveu Achaïos. Il y a aussi Suétone et sa Vies des douze Césars, que j’ai dû lire cinq ou six fois. Beaucoup plus profondément, toute une dimension du livre est borgésienne : le thème de l’origine inaccessible, que l’on retrouve dans beaucoup de ses nouvelles : qui est à l’origine de tout ? Est-ce le colonel Gris ? Est-ce qu’il existe seulement ? N’est-il pas lui-même la créature d’un autre ? Le thème également du doute sur la consistance du réel : les redoutables Services secrets du Maréchal existent-ils ou sont-ils une fiction ? Lui-même, à force de se cacher derrière ses doubles, doute parfois d’être le vrai. L’histoire des Agents dormants, ces membres des Services secrets contraints de se dissimuler dans une existence banale, qui finit par devenir toute leur vie, de sorte qu’il en viennent à penser qu’ils ne sont que des êtres banals se fantasmant en agents secrets,  concentre et redouble ce thème en miroir dans le récit. 

 

— La littérature doit-elle raconter des histoires ou re-raconter l’Histoire ?

La littérature ne « doit » rien. Le roman, qui n’est pas toute la littérature, est la forme de la fiction, c’est-à-dire du récit d’imagination. Aucune histoire imaginée n’échappe complètement à l’histoire collective ou à l’histoire personnelle. Mais il s’agit d’utiliser ces éléments dans une entreprise de métamorphose de l’expérience, celle de l’auteur et celle du lecteur. Si le roman doit faire quelque chose, c’est nous montrer que ce que nous prenons pour le réel est parfois une fiction. À partir de nos fictions, celles dans lesquelles baigne ce que nous appelons notre vie, ou ce que nous prenons pour l’histoire, il doit nous rendre au réel.

 

— Votre dictateur a tout d'un Mussolini mélangé d'un Père Ubu soudain épris de métaphysique. C'est un roman politique ?

C’est un roman politique, sur le fonctionnement de la tyrannie, qui trouve un écho dans les événements récents du printemps arabe. C’est un roman politico-historique, sur la décolonisation et la fin des démocraties populaires, la dégradation des idéaux marxistes, la montée des extrémismes religieux. C’est un roman politico-social, sur la déréalisation des sociétés humaines en général, sur la place des femmes dans le tiers monde, sur l’antisémitisme. C’est un roman métapsychologique, sur la perte du principe de réalité, sur l’inflation du Moi pour qui le monde n’est plus qu’une matière à absorber, sur l’inconsistance de la personnalité, sur la quête du père. C’est un roman moral, sur la recherche de la rédemption, sur les perversions des idéaux, sur le désir de servir. C’est un roman métaphysique, sur l’absence de Dieu.

 

— Vous êtes un grand lecteur. D’où vous est venu ce goût de la lecture ?

Grand lecteur qui a beaucoup rapetissé pendant l’écriture assez accaparante du monstre. Je m’en remets mal. Lorsque j’étais enfant, je désirais être seul. Dans cette solitude, il n’y a rien d’autre à faire qu’à se raconter des histoires, puis à en lire. Dans la maison de mes grands-parents, dans le Cantal, il y avait une armoire remplie de vieux Historia. Je les ai tous lus et relus plusieurs fois. Mais j’ai moins lu encore peut-être que regardé des cartes. Cette prégnance du sentiment géographique se sent dans Le Maréchal absolu.

 

— Quels sont vos livres de chevet, les auteurs que vous relisez, les textes qui vous accompagnent, les livres qui vous ont modelé ?

La lecture de Proust, à seize ans, a été une révélation, un éblouissement absolu. Il y a tant à lire qu’il est un des rares que je relise, avec Vialatte, Alphonse Allais et Pierre Dac. Eh oui, Pierre Dac et Alphonse Allais, qui ont une liberté d’invention incroyable. Par la suite, quelques auteurs m’ont fait cet effet d’une parole qui entre en vous et vous foudroie par son évidence, vous ne pouvez qu’acquiescer et vous dire « c’est ça, bien sûr, c’est ça ». Vous êtes comme Claudel derrière le pilier de Notre-Dame, vous vous mettez à croire en Dieu, vous avez eu la révélation de sa parole : Henry James, Sebald, Novarina, Shakespeare, Chevillard, Borges. Et puis j’ai une formation universitaire en partie philosophique, j’ai un goût pour l’ontologie. J’ai aussi pas mal potassé l’histoire, notamment antique, un peu l’astrophysique, et même la philosophie des mathématiques, dans des moments d’égarement.

 

— De même, d’où vous est venue cette envie d’écrire ? À force de lire ?

J’ai sans doute écrit parce que je ne savais pas parler. Par incapacité à communiquer. Je me suis longtemps perdu dans des tunnels de silence. Il fallait écrire pour s’y retrouver un peu. Je rêve énormément, je m’en souviens beaucoup. Ce sont des rêves très longs, bourrés de personnages, d’actions, de violences, d’atrocités, qui me poursuivent, en feuilleton, pendant des années. Là encore, il faut absolument écrire. Sinon comment faire ? Le Maréchal est un reflet assez fidèle de mon inconscient, jusque dans sa forme.

 

— Une dernière question pour le critique littéraire que vous êtes occasionnellement : qu’est-ce qu’un bon livre ?

C’est un livre qui déchire nos fictions, qui nous fait accéder à notre vérité et à la vérité de notre temps. Il ne peut le faire, c’est la prérogative de la littérature, que par la justesse de sa langue. Cette langue n’est pas celle que reproduisent à l’infini les journaux, les télévisions, et les mauvais livres, elle n’est pas cette langue mimétique, préconçue, qui nous barre l’accès au monde en prétendant nous le révéler. Cette langue n’est pas donnée d’emblée. L’écrivain doit beaucoup travailler sur lui-même, pour se trouver, au-delà des déguisements que son histoire et l’histoire de son temps lui ont fait revêtir. C’est de cela aussi qu’il s’agit dans Le Maréchal absolu : dans nos identités, dans nos langues, où est le vrai ? 

 


Propos recueillis par Joseph Vebret & Loïc Di Stefano (septembre 2012)

© Phot : Gallimard

 

Pierre Jourde, Le Maréchal Absolu, Gallimard, septembre 2012, "Blanche", 752 pages, 28 €






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5 commentaires

Pierre Jourde vient d'obtenir le Prix Virilio 2012.

Très grand roman, vrai romancier qui trace sa route.  C'est le grand prix de l'Académie française qui aurait du lui être attribué.

Le prix virilo est très fier d'avoir remis le Prix à Jourde, qui le méritait !

Merci pour votre update Joseph.

Y'a de l'Asie dans le corps de cet Auvergnat-là. "Une équipée loufoque", semble se dédouaner Pierre Jourde me dédicaçant ce soir Le Tibet sans peine, tout à la profondeur  maintenant pregnante de son Maréchal absolu; la quête de sa montagne fut pourtant bien analytique, comme je l'avais alors ressenti, et ce soir Jourde fils, confortable autour de la table d'une maison vieille semblable à celle où il aurait voulu le craindre, nous dit le père. "C'est un livre sur ma maison", et sans doute n'y en-a-t-il aucun autre. L'écrivain, nous dit-il, n'écrit pas un particulier mais un tout le monde, et l'Auvergne, ce nulle part, cette province, ce fond du lieu, cette absence à odeur de cave, est sa patrie. "Mon père a été détruit par ça", continue-t-il, son père conçu par sa grand-mère avec le cousin du mari en 14-18, son père qui ne savait pas, ne pouvait pas parler, son père sans envergure. Nous on était dans cette maison depuis le moyen-âge, et on ne veut pas ! être différent de son père ! Et on veut venger ça, aussi ! "Dans tous mes livres, la réalité n'est pas donnée mais conquête", il faut la trouver malgré les histoires multiples qu'on se raconte, et que de surplus aujourd'hui les médias modernes démultiplient a volo; le mot est une chance de sortie vers le réel, en réponse à la chose qui nous questionne, comme le champ derrière la maison a qui on tente de répondre, "qu'est-ce que je suis là ?"; c'est la chose qui nous questionne, par mémoire sensitive proustienne aussi, ou par contemplation, et de bien des manières.

"Ca", ce sont, après les guerres, ces dictatures post-coloniales qui en découlent, qui en participent, qui en pourrissent encore en pleines chairs; Jourde circule la dictature absolue par les fictions que produit cette machine, plutôt que par le silence des masses asservies qu'ont théorisé les sociologues; le vieux maréchal lui-même y est englobé, dans ces fictions qu'il a construites pour tout supplanter, et de tous les moyens terribles, lui-même y est malheureux, jusqu'à chercher le réel dans sa chose: la chair des torturés... Douleur de la paranoïa, est sans doute notre propre fiction du quotidien est-elle paranoïa... Crainte du retour, aussi, celui du vrai double, d'un jumeau-soi disparu, anéanti, alors que les sosies officiels et construits sont multipliés, meurent, ou abdiquent au système... Le Maréchal absolu, comme une certaine vieillesse aussi, post-colonie et post-emprise du maître de maison, une certaine vieillesse dictatoriale avec son entourage mais en recherche pourtant de partisans, multipliant les délires apparents, mais s'abandonnant aussi , ou enfin, dans la vérité d'un silence qui ne donne plus prise à toutes ces voiles de fictions que nous tissons, que nos pères déjà tissaient, et qui nous masquent le réel, celui que le père aurait voulu nous dire.