Interview - Aurélien Molas : "Énoncer plutôt que dénoncer"

Aurélien Molas est un jeune auteur dont on n’a pas fini d’entendre parler. Après un premier roman au succès retentissant, La Onzième plaie, il nous projette dans le delta du Niger. L’Afrique et ses fantômes hantent une odyssée pleine de violence et de fureur. Éloge de l’espoir, fresque épique tout autant que thriller, Les Fantômes du delta confirme l’incroyable talent de son auteur pour instiller dans le suspense cette soif du mal qui ronge les hommes !

 

 

— À quel moment avez-vous commencé à écrire ?

Bizarrement, je me souviens mieux du moment où j’ai commencé à lire. Je crois que mon premier « essai » en écriture date du primaire, une nouvelle à l’orthographe hésitante sur une tuile qui s’émousse sur le toit d’une ferme et qui observe les générations d’une même famille se succéder. Le vrai déclic est survenu vers douze-treize ans, grâce à ma professeur de Français, une femme brillante et une amie qui m’a encouragé et guidé.

 

— Quels sont les écrivains qui vous ont influencé ? Qui sont vos maitres ?

Ah question piège ! Je vais me freiner sinon je vais couvrir vingt pages minimum. Mes influences sont diverses et suivent des périodes. Je fonctionne comme ça pour tout, je découvre un sujet et je me passionne pour tout ce qui s’en approche. Louis Ferdinand Céline m’a amené vers Hubert Selby Jr simplement parce qu’un journaliste avait écrit qu’il était « le Céline américain ». Dans le même article, il était fait mention de Bukowski, du coup j’ai lu tous ses romans aussi. Et ainsi de suite !

Avec un peu de recul, je crois que les écrivains que je « porte » en moi sont Steinbeck, Garcia Marquez, Melville et Conrad. Ce sont mes étoiles polaires, mes points cardinaux. Je les relis inlassablement, les décortique et j’apprends. De manière plus générale, si j’arrête d’apprendre, je suis mort.

 

— Aujourd’hui, que lisez-vous ?

Je lis toujours beaucoup de romans, mais je ne mets plus un point d’honneur à les finir si jamais le style ou l’intrigue n’éveille rien chez moi. De fait, j’en abandonne certainement trop en cours de route. J’ai besoin de me sentir (em)porté par un récit, de sentir un souffle romanesque et, de plus en plus, je m’attache à des auteurs qui prennent des risques. Si je perçois un manque d’intégrité dans la démarche d’un écrivain, où l’application d’une recette éprouvée, je fuis immédiatement. Dennis Lehane et son Mystic River, Mc Carthy et son Méridien de sang, sont les œuvres récentes qui m’ont le plus marqué. L’humanité des personnages pour l’un et la démesure épique chez l’autre, quand on lit ce type de romans, on vit une aventure (méta)physique, intense, et c’est addictif !

 

— Comment écrivez-vous ?

J’écris avec une régularité de bureaucrate. 8h30-19h30. Parfois le samedi aussi. Ça, c’est la théorie… Je m’astreins à ces horaires, mais souvent je déborde ou me réveille en pleine nuit pour griffonner des notes, des phrases, des points d’articulation. J’écris beaucoup, pour ensuite dégraisser, couper, remodeler. La longue phase de recherches terminée, j’établis un plan (celui des Fantômes fut plus grossier que celui de La Onzième Plaie), puis je m’imprègne des personnages. L’expérience du premier roman m’a permis d’affiner ma méthode. Je voulais progresser, mieux construire mes protagonistes, aller là où on ne m’attendait pas forcément, m’offrir plus de liberté.

 

— Où puisez-vous votre inspiration ?

Pour les deux romans, l’inspiration est venue différemment. La Onzième Plaie fait écho à mon histoire personnelle et à un évènement qui a marqué mon adolescence au fer rouge. C’est sans doute pour cette raison que le texte est si violent et parfois maladroit, je n’avais pas trouvé l’équilibre entre ces bribes d’un passé que j’essaie d’oublier et la part de fiction propre à l’intrigue. C’est une erreur que je ne voulais plus commettre. L’inspiration pour Les Fantômes du delta est venue en deux temps. Je savais que je voulais aborder la question des idéaux humanitaires et révolutionnaires. C’était à la fois angoissant et excitant. Angoissant du fait que j’allais m’emparer d’un sujet qui à bien des égards m’était étranger, excitant du fait que j’allais devoir explorer un univers et essayer de le comprendre. Le deuxième temps, celui qui m’a poussé à sauter le pas et à m’embarquer dans l’aventure, est venu d’une rencontre avec un médecin humanitaire. C’est cet homme qui m’a apporté les clés de compréhension et l’envie de me battre à mon tour pour écrire un roman à la hauteur de son engagement.

 

— L’importance du titre…

Le titre initial des Fantômes du delta était L’Horizon des sables. J’ai eu un mal de chien à m’en séparer. Ce fut une discussion houleuse de plusieurs mois avec mon éditrice ! Un titre m’accompagne et me permet de m’approprier le texte que j’élabore. Il est aussi le reflet de l’objectif que je cherche à atteindre. Dans le cas de ce second roman, je voulais un titre qui fasse écho à la notion d’immensité et d’immuable. Les Fantômes du delta renvoie à quelque chose de plus humain, de moins métaphorique, mais j’aime bien ce que laisse entendre ce titre : les personnages que je fais vivre dans ce texte sont des fantômes, des oubliés, des laissés-pour-compte, et ça reflète ce que j’ai tenté de retranscrire.


 

— Aujourd’hui, jusqu’où iriez-vous ? Quelle est votre ambition ? Est-ce difficile de se faire une place en France au royaume des thrillers ?

Pour moi (et ça n’engage que moi !), ce roman est un pas vers un territoire nouveau que je souhaite explorer. Si dans la structure et le rythme je reste proche du thriller, j’ai envie de construire des romans hybrides, à l’image de l’éventail de mes lectures. J’aimerai pousser l’expérience plus loin et continuer ce mélange entre le roman d’aventures, la fresque et le roman noir. J’ai envie de récits amples, de personnages que l’on voit vieillir et changer, j’ai envie d’embrasser des thématiques qui me tiennent à cœur. Je ne me sens pas aujourd’hui attiré vers le thriller classique avec des méchants très méchants et une belle héroïne qui a forcément vécu un traumatisme terrible lié à un serial killer !

Il est vrai qu’il est difficile de se faire une place dans le monde du thriller. Mais j’en suis arrivé à deux conclusions : soit on reproduit un schéma type, une histoire classique qui ne déstabilise pas le lecteur, et on croise les doigts pour que ça s’arrache en librairie, soit on oublie un instant l’idée de trouver une recette magique et on va là où nous porte notre désir. Pour ma part, je suis convaincu qu’un auteur fait un pacte avec ses lecteurs : celui de ne pas les prendre pour des cons. De ce pacte découle une prise de risques assumée, celle de remettre en question ses acquis et de ne pas proposer la même soupe en se disant que même tiède et insipide elle rassasiera le lecteur. C’est tellement plus excitant de se confronter à l’inconnu et à la nouveauté !

 

— Comment ce livre est-il né ?

La genèse de ce roman s’est faite de manière un peu anarchique. Ce fut long, parfois même pénible, mais j’étais accroché à une idée ou plutôt une question : est-il toujours possible d’avoir des idéaux ? Je savais ce que je ne voulais pas (sans doute plus clairement que ce que je voulais) : je souhaitais suivre des personnages « humanisés », pas des Playmobils s’agitant dans une intrigue, des êtres de chair pris dans la tourmente, emportés par l’Histoire. J’avais envie de les entendre respirer, rire, hésiter, j’avais besoin de les incarner pour pouvoir les supporter et les aimer pendant les années d’écriture.

Est venue ensuite l’ambition d’écrire une fresque et le besoin de dépaysement complet. J’en avais un peu assez des « polars venus du froid », je voulais écrire un roman solaire ! L’Afrique d’Au cœur des Ténèbres, l’Afrique du Voyage au bout de la nuit, c’était là que je désirais me rendre et me perdre.

Peu à peu, je suis entré dans le vif du sujet et j’ai commencé mes recherches, aiguillé par cette envie. J’ai su assez vite que mes héros seraient des humanitaires, mais du temps et des rencontres furent nécessaires pour qu’ils prennent vie.

— Les Fantômes du delta est un livre très différent de La Onzième Plaie. Pourtant, on y trouve le même rythme soutenu, complètement fou, une course contre la mort. C’est prodigieux.

Merci ! J’ai toujours eu envie d’écrire des romans où le lecteur se trouve embarqué dans l’histoire ; sans doute parce que j’ai moi-même besoin d’être pris dans une intrigue et de vibrer avec des personnages. Si à vos yeux j’y suis parvenu, c’est un bien beau compliment !

 

— La guerre, le côté presque reportage, cela a son importance… La documentation est assez poussée. Êtes-vous allé sur place ? Avez-vous rencontré certains acteurs de cette révolution nigérienne ?

Pour ce livre, je me suis inspiré de faits réels, d’évènements historiques et de personnages existants. J’aime puiser dans la réalité la matière que je vais ensuite façonner. Je découvre des sujets, des anecdotes, et je les absorbe. Des reportages et des photos me servent aussi pour composer par petites touches un univers cohérent. Je défriche beaucoup, j’accumule et recoupe des informations, des articles ; j’essaie ensuite de voir si ces évènements croisent la trajectoire de mes personnages. Outre des médecins humanitaires et des nigérians, j’ai rencontré un prêtre marxiste, un homme ayant réussi à concilier sa foi et son combat politique. Ce fut un moment d’une grande intensité qui m’inspira le personnage du père David.

 

— Et l’Afrique dans tout ça, terre de violence et de fureur ?

Le continent oublié… Il y a tant à dire et à comprendre de l’Afrique. Ma sœur y vit depuis bientôt six ans et a obtenu la résidence permanente pour elle et sa famille. Elle est un peu mon passeur. J’ai eu beaucoup d’appréhension en commençant à écrire, je craignais que mon regard sur ce continent, sur ces cultures, soit trop distancé. Je suis blanc et je vis à Paris, ma façon d’aborder l’Afrique était forcément celle d’un étranger. Le fait que mes personnages principaux soient occidentaux m’a permis de surmonter cette inquiétude et d’accepter que ma vision ne puisse jamais être celle d’un autochtone. L’écueil majeur était de devenir pontifiant et d’essayer de donner des leçons. À mes yeux, il n’y a rien de plus horripilant, et c’est ce qui fait qu’un bouquin est raté. Je me suis tenu à une ligne de conduite, une éthique personnelle : énoncer plutôt que dénoncer.

 

— Les thrillers français n’ont pas énormément d’envergure normalement, ils n’osent pas se déployer. Mais vous, aucun souci, on dirait d’ailleurs un thriller américain.

Je voulais vraiment que ce texte soit une épopée. En un sens, c’est vrai que je suis un peu seul sur ce terrain. Mais Maurice G. Dantec l’a défriché bien avant moi ! Si je ne partage pas ses points de vue politiques, je ne peux nier qu’il est celui qui m’a ouvert la voie. Dantec est un immense écrivain, un vrai styliste, mais dans ses romans, il me perd toujours à un moment et je peine à suivre ses raisonnements. C’est ce que je ne voulais pas dans Les Fantômes : perdre le lecteur et l’obliger à peiner pour arriver à la fin du texte.

Mon objectif qui participe, du moins je le crois, à donner de l’ampleur au roman fut d’accorder une place centrale à la nature. Je souhaitais retranscrire l’immensité des décors, l’omniprésence du ciel, des vents, de la terre. Je me suis cassé les dents à analyser comment les auteurs américains ou sud-américains parviennent à dépeindre avec tant de maestria un décor. Dans l’écriture, c’est un travail proche de l’impressionnisme ; il faut par touches faire vivre l’arrière-plan, souligner la lumière et les ombres, maîtriser l’espace scénique et intégrer des silhouettes, des actions périphériques, etc.

Dans la majorité des romans que je lis, l’auteur souvent se contente d’installer la scène puis de dérouler l’action centrale en restant focalisé sur ses protagonistes principaux. À mes yeux, on est dans un dispositif proche du théâtre et j’étouffe.

Je rêve d’écrire des textes en trois dimensions où se juxtaposent les visions et les échelles de plans, où s’ajoutent les odeurs. Il en est de même pour les dialogues. Je cherche aujourd’hui à les faire vivre en intégrant la gestuelle, le souffle, le rythme du débit, dans le texte. Je m’ennuie terriblement quand je lis une succession de tirets et que je ne peux pas m’accrocher à l’intonation des personnages. Dans mon premier roman, j’ai commis ces erreurs, mais j’apprends d’elles.

 

— La mort violente, la guerre, est-ce quelque chose que l’on souhaite retrouver dans les thrillers ? Y a-t-il au plus profond de vous un homme avide de sang ?

Je suis un fervent pacifiste ! Cependant, vous mettez le doigt sur une question complexe. Je ne supporte pas l’idée qu’un homme puisse imposer quoi que ce soit à un autre. Je sais que c’est naïf, mais je n’y peux rien, c’est viscéral. Je n’aime pas les conflits et fais tout mon possible pour les éviter dans ma vie privée.

En revanche, j’ai un rapport à la violence un peu particulier lorsqu’elle se situe dans une œuvre de fiction. Je n’éprouve ni répulsion ni effroi. Du coup, lorsque j’écris, je n’ai pas forcément de barrières, hormis celle de la complaisance. L’esthétisation de la violence me fascine que ce soit en littérature ou au cinéma. La scène d’attaque des hélicoptères dans Apocalypse Now a été une véritable source d’inspiration. Comment allier le rythme, le spectaculaire, la poésie et la barbarie d’une guerre en une seule séquence ? J’ai du chemin à parcourir pour y parvenir, mais je n’ai pas dit mon dernier mot !

 

— Quelle est la part de vous-même dans vos livres ? Seriez-vous plutôt père David ou Dr Dufrais ?

Dans La Onzième plaie, il y avait une part de moi « mal digérée » en quelque sorte. Dans Les Fantômes du delta, les personnages sont plus composites, créés par une succession de rencontres et de souvenirs. J’aimerai beaucoup être semblable à Benjamin Dufrais, être capable d’accomplir le même chemin. C’est un homme qui porte un regard lucide sur son combat, mais qui, face aux obstacles, continue de se battre. Il est mû par une force intérieure que je lui envie. C’est un homme ordinaire qui a en lui quelque chose d’héroïque. À ce titre, je le jalouse !

 

— Les passages concernant Nais sont très forts. Cette enfant est traitée comme une manne et non comme un être humain. C’est terrifiant.

Naïs est pour moi l’incarnation de l’horreur. Elle est le visage de l’innocence, prisonnière de son corps et de sa maladie. Je me suis posé de nombreuses questions sur elle, en particulier sur son degré de conscience face aux épreuves qu’elle traversait. Elle est l’enjeu du récit et des hommes qui le mènent, mais je trouvais que sa maladie contenait en soi un pouvoir romanesque et métaphorique incroyable.

 

— Comment avez-vous eu connaissance du phénomène Brooke Greenberg ?

Par hasard, sur le net. J’ai d’abord cru à un canular. J’ai réuni le maximum de documentation sur elle, mais je n’ai jamais réussi à me départir d’un doute. C’est d’ailleurs ce doute et cette incrédulité que j’exprime à travers les questions de Benjamin Dufrais.

 

— On s’attache énormément aux personnages, mais, curieusement, presque plus au père David qu’au médecin, comme s’il fallait être une espèce d’écorché vif pour avoir votre approbation.

Curieux effectivement ! Je pensais que Benjamin était plus attachant !

Il est vrai que j’ai besoin de sentir les « aspérités » des personnages, leurs failles. Je suis convaincu qu’un bon personnage doit être en proie au doute, à l’hésitation, et en permanence tiraillé entre son engagement et ses propres intérêts. En un sens, j’essaie de bâtir des personnages à l’opposé des héros de Georges Bernanos. Dans le cas précis du père David, il n’est pas autocentré sur son parcours mystique, il ne lutte pas avec lui-même pour réaffirmer sa foi et la croix qu’il porte n’est pas mortifère, bien au contraire, puisque cette croix est une fillette qui s’éveille au monde.

 

— Les personnages féminins sont très forts aussi, les femmes n’ont peur de rien dans votre livre. La même rage que celle des hommes les dévore…

Ce que je vais écrire est un peu bateau, mais étant donné que je le pense… Les femmes m’ont toujours semblé plus fortes et plus lucides que les hommes. Le personnage de Megan est né de l’envie de faire vivre une femme dont je pourrais tomber amoureux. Je ne parle pas d’un fantasme, mais d’une femme que je pourrais croiser au hasard d’une rencontre.

Elle porte sur le monde qui l’entoure un regard sans complaisance, mais ne porte pas de jugement. Elle est consciente de son pouvoir de séduction, sans pour autant en abuser. Elle a une détermination et une douceur qui la rendent troublante. Je suis convaincu que Megan a compris bien plus de choses sur l’existence que Benjamin.

 

— Le lecteur ferme le livre avec une impression de « tout a été dit »…

C’est extrêmement flatteur ! Mais j’ai encore beaucoup de chemin à parcourir, beaucoup de choses à apprendre et à vivre avant d’arriver là où je souhaite aller. Bizarrement, je fus soulagé d’avoir terminé La Onzième Plaie et heureux de passer à autre chose. Mais pour ce roman, j’ai du mal à tourner la page et j’ai envie de repartir là-bas, de retrouver certains personnages. Preuve en est qu’il y a encore beaucoup de choses à dire…

 


Propos recueillis par Stéphanie des Horts (avril 2012)

Photo © Richard Dumas


Aurélien Molas, Les Fantômes du Delta, Albin Michel, mars 2012, 520 pages, 22 €


> Lire la critique de La Onzième plaie.

 

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