Document – Une interview de Lucette Destouches sur Céline (1969)


Le 20 juillet 2012, Lucette Destouches a fêté son centième anniversaire. À cette occasion, les Éditions Pierre-Guillaume de Roux ont publié un livre-hommage composé de textes inédits écrits par des amis ou des admirateurs. En annexes de cet ouvrage, deux interviews rares de Lucette Destouches à la presse, l’un en 1969, l’autre en 1977. Voici l’entretien que « Madame Céline » avait accordé à Jean-Claude Zylberstein en 1969.

 

 


La célèbre maison de la route des Gardes à Meudon, où Louis-Ferdinand Céline vécut sous la plaque de Dr Destouches ses dix dernières années, domine de toute sa hauteur le jardin par lequel on y accède. Elle porte encore vive les traces d’un violent incendie : fenêtres sans carreaux, noirs plafonds éventrés, embrasures à demi effondrées. Madame Lucette Almanzor « Professeur de danse classique et de caractère » ainsi que l’annonce une grande pancarte que l’on aperçoit de loin en arrivant, s’est réfugiée pour sa part dans une sorte de volière, hâtivement rapiécée à l’aide de quelques pièces de bois.

 

— Comment faites-vous Madame pour survivre dans ce cadre ?

Oh, mais je ne me plains pas ! J’ai vu pire, et quand on a touché le fond, vraiment le fond, de la misère, on est en mesure de supporter bien des choses, sans trop s’en émouvoir. Vous savez, au Danemark, nous vivions, Louis et moi, dans une pièce qui n’était pas plus grande que cet endroit-ci, sans chauffage et sur le sol battu éclairés d’une seule bougie. Et avec juste de quoi s’alimenter. Alors, maintenant je ne trouve pas ça si terrible.

 

— Sont-ce vos talents de danseuse qui vous firent d’abord apprécier par Céline ?

Non, non, nous nous sommes rencontrés par hasard chez des amis communs, peu après la publication de Mort à crédit. J’étais de retour d’une tournée aux États-Unis, un pays que Louis connaissait et nous en avons parlé tout naturellement. Ensuite il a demandé à me revoir. Je dois dire qu’il m’intimidait beaucoup. Pendant un an et demi nous nous sommes revus de temps en temps sans que pour ma part je songe à quoi que ce soit de sérieux. Et puis un jour… Je crois que c’est par sa bonté qui était immense, qu’il m’a le plus touchée.

 

— Vous n’ignorez pas que cela peut paraître paradoxal d’évoquer une telle qualité à propos de l’auteur de Bagatelles pour un massacre.

Ce que je voudrais dire à ce sujet, c’est qu’en 1937, et en général dans les années qui ont précédé la guerre, il y avait beaucoup d’Israélites parmi les producteurs d’armes. C’était d’ailleurs un médecin juif collègue de Louis à la Société des Nations qui le lui avait confirmé. Pour Céline, s’attaquer aux juifs, c’était s’attaquer aux fauteurs d’une guerre dont il pressentait qu’elle serait horrible. Et puis il faut dire aussi que Louis venait d’une famille de petits-bourgeois où l’antisémitisme était de rigueur, on y était antidreyfusard et maurassien. Il n’était pas le seul d’ailleurs. Maintenant, après l’horrible chose qui s’est produite pendant la guerre, dans tous ces camps de concentration, on ne peut plus juger rétrospectivement. Aussi bien Louis et moi nous sommes-nous toujours opposés à ce que l’on réédite ses trois pamphlets. Je précise bien que contrairement à ce que l’on pense ils ne sont par interdits, mais que c’est sur mon refus exprès que Balland ne les a pas repris dans les Œuvres complètes de Louis. Pourtant quand nous avions tant besoin d’argent à notre retour en France, et plus tard on était prêt à nous offrir beaucoup contre la permission de les réimprimer. D’autre part on oublie aussi que Céline eut toujours des amis juifs comme Abel Gance, Stravinsky et Jacques Deval. Encore une fois, je voudrais insister sur ce fait que pour Céline les juifs c’étaient les « Gros » et, à cet égard j’ai pour lui un jugement de Maurice Clavel qui écrivait voici dix ans à Jeune Europe : « Ils ont titré (L’Express) : “Voyage au bout de la haine”. Ce n’est pas vrai. C’est toujours au bout de la nuit, la nuit sans fin d’un cœur, organe rouge, chaud et musclé, dans la misère du monde, la sienne… Il ne s’est occupé que de la maladie des pauvres. Riches de droite et riches de gauche riez… Vous avez éternellement gagné les guerres. » C’est bien ça non ?

 

— Peut-être, oui. Il y avait aussi ce mot de Paul Morand : « Sa vie fut un don continuel, plus total que toutes les vies des curés de campagne » ? Admettons donc qu’il n’aimait pas les Allemands, pourquoi refusa-t-il alors de partir pour Londres comme ce lui fut possible en 1940 à La Rochelle ?

Partir équivalait pour lui à une lâcheté. Pourtant il aimait beaucoup Londres comme on le voit très bien dans Guignol’s band, la deuxième partie. Et puis, il était curieux de ce qui allait se passer à Paris. Quand nous y fûmes revenus il se sentit comme neutre. Ce qui ne l’empêcha pas de soigner des membres du réseau dont s’occupaient Robert Chamfleury et Madame Simone installés à l’étage au-dessus de notre appartement, rue Girardon.

 

— Son dernier livre, Rigodon, qui vient de paraître, fait (presque) naître une nouvelle polémique. Bien des gens et beaucoup de critiques prétendent ne pas comprendre qu’il ait fallu sept ans pour le publier. Il semble qu’ils craignent une censure et peut-être aussi des ajouts.

Vous savez que Céline est mort le jour même où il a fini d’écrire ce livre. Heureusement, j’ai pu mettre le manuscrit complet et numéroté à l’abri des indélicatesses. En fait c’était la seconde version de Rigodon mais la définitive, la première étant restée éparpillée dans une de ces caisses de pommes de terre, dont Louis se servait comme classeurs. Qu’il m’ait fallu si longtemps pour en livrer la dactylographie à Gallimard tient à deux raisons bien précises. La première c’est que le manuscrit fut très difficile à déchiffrer. Céline était dans un véritable état d’épuisement à la fin de sa vie, et son bras droit blessé à la guerre, lui pesait comme une lourde masse. Sur certains mots, nous sommes restés, mes deux amis avocats et moi, jusqu’à des semaines et des semaines pour parvenir à les déchiffrer enfin. Ensuite comme je n’avais pas voulu me séparer du manuscrit, la collaboration de mes deux aides ne put m’être acquise que pendant leurs rares heures de loisirs. Généralement, c’était le dimanche après-midi que nous nous réunissions pour travailler. Vous savez, trois heures par semaine pour une telle tâche, ce n’est pas beaucoup ! Quant aux coupures c’est une idée absurde. D’ailleurs vous verrez qu’il y a un passage sur ce pauvre Marcel Aymé, l’un des rares amis qui nous soient restés fidèles jusqu’au bout, où Louis n’est finalement pas très tendre, mais il n’a pas été question de le supprimer, pas plus que d’autres passages. Je n’aurais pas fait ça à Louis, vous savez…

 

David Alliot

 

Jean-Claude Zylberstein, "Rencontre avec Lucette Destouches", Combat, 21 février 1969, in Madame Céline, Route des Gardes, sous la direction de David Alliot, Pierre-Guillaume de Roux Éditions, mai 2012, 140 pages, 16,90 €

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