Interview – Maud Tabachnik, "Je pars demain pour une destination inconnue" : "Il n’est pas question d’oublier"

Passionnée d’histoire et de politique, Maud Tabachnik a publié son premier roman, La Vie à fleur de terre, en 1991. Trente thrillers politiques plus tard, elle confirme sa place prépondérante dans l'univers machiste des auteurs de polars.

 


— Vous publiez dans la nouvelle collection « Cœur noir » des Éditions de l’Archipel un thriller sur toile de fond historique. Qu’est-ce qui vous a attirée dans cette idée ?

À mon sens, cette aventure de L’Exodus – cette odyssée, comme ils l’ont appelée – marque le retour à la vie d’une certaine Europe qui a été pulvérisée : la population juive européenne. Cette traversée homérique montre à quel point la vie peut être accrochée, même quand on a perdu tout espoir. C’est ce que je voulais raconter.

L’époque actuelle est tellement désabusée, morose, prête à tous les pessimismes, alors que – au moins pour la plupart des gens de notre pays –, nous n’avons pas les bruits de bottes dans l’escalier ni les coups de crosse dans les portes ! Je m’insurge contre cette sorte de long lamento dont on se sert pour se plaindre de tout.

 

— C’est donc un thriller que vous avez inséré dans une histoire vraie.

C’est l’avantage du thriller par rapport au polar : il est plus penché sur le monde que sur une histoire avec un drame personnel.

Là, il s’agit d’une quantité de drames personnels, pris au milieu d’une histoire globale.

Ce que j’ai mis en plus de « l’histoire vraie » de L’Exodus – que j’ai travaillée pour bien me fixer des repères –, c’est ce qui aurait pu se passer. J’ai par exemple introduit le personnage d’un Anglais qui fait tout ce qu’il faut pour empêcher ce bateau de partir. Je l’ai singularisé. Les destins personnels sont imbriqués dans l’histoire. Cela donne, du moins je l’espère, de la chair. On regarde les protagonistes, les vrais et les rajoutés, avec les mêmes yeux, la même curiosité.

 

— Cette trame historique imposée dont vos personnages ne pouvaient pas sortir, ne vous a-t-elle pas gênée ?

Si. Un cadre est toujours contraignant, surtout pour un écrivain comme moi qui aime bien se balader un peu partout. Mais j’accepte volontiers ce challenge de me conformer à une histoire dont, en plus, on connaît la fin – ce qui est tout l’envers du suspens. Mais cette histoire est passionnante et est restée dans toutes les mémoires. Quand je parle de ce livre autour de moi, je constate que les gens savent parfaitement de quoi il s’agit, alors qu’il existe moult événements historiques qui sont complètement passés à la trappe.

 

— Vous avez arrêté votre métier à cinquante ans et vous êtes lancée dans l’écriture. Pourquoi ce choix ?

Je suis une lectrice vorace. C’est compulsif.

J’ai arrêté d’exercer, je me suis retrouvée en Touraine – je connaissais la ville et la mer, mais je ne savais pas ce qu’il y avait au milieu. J’ai commencé à écrire, et j’ai écrit trois livres dans la foulée. Je ne les ai pas donnés, parce que mon instinct de lectrice savait qu’ils n’étaient pas aboutis. Puis j’ai envoyé le quatrième à Denoël, qui l’a pris dans les trois jours. C’est comme ça que ça a commencé. Je suis tombée dans la bassine… et je n’en suis plus sortie.

 

— Avez-vous commencé d’emblée avec des thrillers ?

Non. Le premier était une saga historique qui suivait une famille de son Italie natale, à l’époque de la montée du fascisme, jusqu’en France, en 1953.

Je n’ai pas envie que mes livres soient seulement une distraction. Je veux aussi qu’ils aient un fond qui éveille un peu les paupières tombantes de nos contemporains. Je me sers de l’histoire, d’une époque, pour introduire un thriller ou un polar afin de donner du nerf à tout cela.

 

— Il est rare de se lancer dans l’écriture à cinquante ans, et encore plus de connaître aussitôt le succès puis de continuer à publier.

Effectivement ! Ce livre doit être le trente-et-unième.

Mais quand les paresseux ne mettent à travailler, ils sont imbattables !

 

— La période 1930-1950 semble vous parler et vous révolter.

Évidemment. Elle m’implique. Et « révolter » est un euphémisme. Je crois qu’à cette époque, l’être humain est allé au plus bas de là où il pouvait aller.

Les humains ont toujours été à peu près de la même nature, mais cette période a été particulièrement riche en horreur. J’ai été, malheureusement pur moi, très concernée par cette période.

Je ne me tourne pas particulièrement vers le passé – je suis plutôt dans le présent et l’avenir –, mais il n’est pas question de l’oublier. Pour autant, nous n’empêcherons pas que les choses se renouvellent : depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les massacres se sont succédé ; de toute évidence, l’être humain n’apprend rien… sauf le nom du nouvel entraîneur de l’équipe de France de football.

Cette période nous a conduits à la Guerre froide, et ne n’en sommes pratiquement jamais sortis. Avec le point d’orgue des camps de la mort.

 

— Avez-vous toujours été en colère ?

Oui. Toujours. Je pensais qu’avec l’âge, la sagesse venant… mais non, j’ai une sagesse en colère.

 

— Vous avez eu une enfance difficile dont vous parlez rarement.

Parce que parler de soi, ça n’intéresse que soi.

Que l’on écrive un livre sur le XIVe siècle ou le XXe, quelle que soit l’histoire, l’écrivain est partout dans ses livres. Mais dans la littérature noire, on ne parle pas explicitement de soi : c’est en filigrane, en subliminal.

 

— Un serial-killer est un personnage fascinant.

Ça me révolutionne. Que faut-il faire, que faut-il être pour tuer avec plaisir ?

J’ai récemment réfléchi à cette question. Je suis partie des chasseurs – une population que j’ai également en très grande estime – et je me suis demandé ce qu’il fallait bien avoir dans le cœur pour aimer supprimer la vie, juste pour le plaisir.

On peut parfaitement supprimer la vie pour se défendre, pour défendre les siens, son pays, éventuellement une idée… mais par plaisir, ce premier bonbon du criminel, comment fait-on ?

Dans mes livres, j’essaie de comprendre les ressorts psychologiques. On sait parfaitement que les grands tueurs ne sont pas des malades mentaux ; ils n’ont pas conscience du bien et du mal, mais c’est tout ! Ce ne sont jamais que des êtres humains…

L’histoire des enfants battus qui deviennent des dépeceurs de femmes… oui, mais il y a des enfants battus qui ne deviennent jamais des psychopathes et tout de même beaucoup de psychopathes qui n’ont jamais été des enfants battus !

 

— Le serial-killer est un homme comme les autres. Cela fait penser à Hitler, dont on a refusé de penser, pendant des décennies, qu’il était un homme comme les autres…

Il était tout à fait banal. Il était mauvais, mais banal. C’est ce qui embête l’être humain : il était comme nous.

Dans la kyrielle de dictateurs que Diane Ducret met en scène dans Femmes de dictateur, ce sont tous des hommes mauvais. Et leurs femmes sont toutes de grandes gourdes. Des femmes qui peuvent s’attacher passionnément à ces monstres, pour moi, c’est la même chose que ces femmes qui écrivent à des détenus, auteurs de vingt-cinq meurtres, et les épousent en prison. C’est le miroir de ces meurtriers. C’est pareil, la même fascination pour le mal, pour l’horreur. Les femmes ne sont que le miroir du monstre.

La Mémoire du bourreau montre qu’un mécanicien automobile peut devenir un commandant de camp absolument abominable. Parce qu’à un moment, il y a un décrochage, l’autorité qui le protège… C’est fascinant.

 

— Il y a également eu les kapos…

C’était pour sauver leur peau. Il fallait déjà que ce soient des gens un peu tordus. Cela pouvait être le brave boulanger du coin, mais projeté dans l’horreur… C’est pour ça qu’il est difficile de faire confiance.

 

— Vous avez deux personnages récurrents dans vos livres : un lieutenant américain et une journaliste… lesbienne. Qu’est-ce qui vous a poussé, il y a vingt ans, à créer cette dernière.

La provocation. Toute cette hypocrisie m’emmerde, cette morale à deux balles d’un monde tellement affreux qui se permet de faire la fine bouche pour rien. Là, je suis dans la colère permanente.

 

— Vous écrivez beaucoup.

Oui ! À part les livres, j’écris aussi des nouvelles pour les journaux… J’adore ça.

Il y a l’angoisse de l’écriture, effrayante, avant, pendant et après. Puis il y a le plaisir et le regret quand on lâche son livre et qu’on sort.

 

— Pourriez-vous, comme Roger Nimier, décider de ne pas écrire pendant dix ans ?

Non. Quand je finis un livre, je me demande ce que je vais faire.

Quand on finit un livre, on a la tête un peu vide, mais la première de mes disciplines, c’est de recommencer à chercher des idées.

 

— Que lisez-vous ?

D’abord les news. Et en matière de livres : tout. Mais si je veux vraiment me faire plaisir, je prends un bon polar. J’entends par là un polar qui m’interpelle. Pas seulement une histoire. Un polar qui met les mains dans la boue.

On trouve aujourd’hui de belles écritures de polars mais, comme dans tous les autres genres, il y a une sérieuse quantité de daubes. Des mots les uns à côté des autres qui ont été revus par une correctrice… et encore !

Le meurtre est l’essence même de l’être humain. C’est notre façon de survivre. Les espèces non-batailleuses ont disparu ! On sait maintenant que les néandertaliens ont disparu parce qu’ils n’étaient pas batailleurs…

 

— Êtes-vous capable de donner un coup de poing ?

Je me suis retrouvée quatre fois au commissariat pour des batailles de rue…

Quand on est quelqu’un de coléreux et que des choses vous indignent, on ne sent pas les coups. Sauf à tomber sur Mike Tyson, évidemment !

 

— Y a-t-il un livre que vous avez en vous, le livre auquel vous pensez tout le temps et que vous écrirez peut-être un jour ?

Non, j’échappe à cette prétention. Raconter des histoires qui m’intéressent, c’est déjà beaucoup pour moi. Et raconter notre monde. Peut-être un jour mettrai-je dans un livre plus de moi que je ne le fais depuis vingt ans… mais je ne crois pas. Je suis quelqu’un de très réservé en ce qui me concerne.

 




Propos recueillis par Joseph Vebret (août 2012)

© Photo : Olivier Dion

 

Maud Tabachnik, Je pars demain pour une destination inconnue, Éditions de L’Archipel, septembre 2012, 240 pages, 18,95 €

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