Interview (1/2) – Maurice G. Dantec, "Satellite Sisters": "Je fais des romans politiques"

Écrivain polémique et apocalyptique, Maurice G. Dantec nous livre pour cette rentrée littéraire la suite de son roman culte Babylone Babies : Satellite Sisters. Entretien avec un auteur hors cadre pour lequel littérature, science-fiction et métaphysique ne font qu’un.



— À quel moment est née l’idée d’une suite à Babylon Babies ?

À la fin de son écriture. Ce roman se terminait par une ouverture, donc je savais qu’un jour où l’autre, quelque chose surgirait. Mais comme d’habitude, je ne savais pas quoi. Je n’écris pas sur story-board.

 

— Cela c’est donc imposé à vous récemment, puisque vous aviez déjà écrit Métacortex, qui est lui-même une suite à Villa Vortex

Certes. Ça s’est imposé, comme d’habitude, de soi-même. J’ai toujours dit que je n’étais pas un écrivain du moi. Je suis un vecteur. Il y a quelque chose qui me parle, des personnages qui veulent vivre… À un moment donné, il y a eu quelques premières zones d’impact, vers 2009-2010. Après, je suis mort trois fois, et quand je me suis réveillé, on m’a dit que c’était le moment.

 

— Ce n’est pas que la suite de Babylon Babies. On retrouve des personnages qui sont déjà dans La Sirène rouge et dans Les Racines du mal. À la fin de Satellite Sisters, il y a l’humanisation d’une machine ; chose que l’on retrouve dans Cosmos Incorporated. Par la suite, peut-on imaginer une fusion des mondes dans lesquels s’inscrivent Babylon Babies, Satellite Sisters et Cosmos Incorporated, Grande Jonction… ?

Une fusion, peut-être pas, mais un entrelacement. Chez moi, il n’y a jamais rien de vraiment calculé. Il se trouve que le monde de Cosmos Incorporated, dans la narration, se situe trente ans après celui de Satellite Sisters. Mais peut-être que ce dernier est son prototype. En tout cas pour ceux qui resteront sur la Terre dominée par l’ONU 2.0.

 

— Il y a également un lien avec Métacortex et Villa Vortex : la polis, au sens grec, avec à la fin, la fondation d’une nouvelle cité sur Mars.

C’est pour cela que je dis que je fais des romans politiques, d’une certaine manière… et même d’une manière certaine, en fait. Ce qui n’a pas l’air de plaire à tout le monde. Mais voilà, c’est comme ça. En plus, je pense que le roman est né avec la polis. Ce n’est pas un hasard sir les deux mots, polis et police, coïncident. Je pense que le premier romancier, c’est Homère.

 

— Le personnage androïde de Cosmos Incorporated accède à l’humanité par le baptême, la machine dans Satellite Sisters s’humanise… On dit que la technique est un moment de l’homme, mais l’homme ne deviendrait-il pas un moment de la technique ?

Je pense que la réponse est contenue dans votre question. L’homo sapiens sapiens, c’est l’homo faber. Il est donc un moment de l’évolution très particulier. La technique est effectivement un moment de l’homme et l’homme est un moment de la technique. C’est clair. À un moment donné, dans Satellite Sisters, j’évoque notre ancêtre qui est ce mammifère nocturne, prédateur, qui se farcit les sauriens.

 

— Ne risque-t-on pas alors d’entrer dans une sorte de gnose techniciste ?

Non, justement. Je pense que je me situe en-deçà ou au-delà des problématiques technophiles ou technophobes. Cela ne m’intéresse pas. Les apologues de la technique me semblent aussi inintéressants que les écologistes. Ce sont deux discours en miroir. Les utopistes de l’Internet m’ont toujours fait rire. Les écologistes ont plutôt tendance à me faire pleurer. La problématique est, par exemple : qu’est-ce que l’homo sapiens ? Remontons ne serait-ce qu’à l’époque de Cro-Magnon, peut-être à celle de Néandertal. Il y a un orage terrible, tout le monde se terre au fond de la grotte, tout le monde à peur… et puis un type va se mettre juste à l’orée de la grotte et va regarder ce qui se passe. Il va voir, sur la plaine, un arbre isolé qui se prend un éclair et qui prend feu. Premier épisode.

Deuxième épisode, rebelote le mois suivant : un nouvel orage. Le type se dit qu’il va se remettre à l’entrée de la grotte pour regarder ce qui se passe : un nouvel éclair, et l’arbre prend feu. Cette fois, le type décide d’aller voir de plus près ce qui se passe, alors que la tribu est toujours au fond de la grotte à trembler de tous ses membres. Un truc est tombé du ciel, l’arbre a pris feu… une branche tombe, il la prend. C’est le moment ou tout va changer, parce qu’il va rapporter le feu dans la grotte.

C’est toujours une singularité qui fait l’évolution. C’est pour ça que je ne suis pas darwinien : je ne crois pas aux mutations générales. Je crois en des ruptures singulières. C’est toujours un individu, par définition indivisible, qui va faire la démarche. Et c’est ce que j’essaie de raconter dans Satellite Sisters. Un groupe d’individus qui se tape l’échappée belle. Le monde que je décris, le monde 2.0, qui n’est pas vraiment autre chose que ce qu’ils sont ne train de nous préparer : l’anéantissement du politique, des souverainetés historiques, des singularités géographiques… un monde écologiquement stable, éthiquement contrôlé… et puis des types disent que non, ce n’est pas ça le destin de l’humanité. C’est ce que disait Tsiolkovski il y a cent vingt ans : la Terre est le berceau de l’humanité, et depuis quand l’homme doit-il rester au berceau ? Et donc ces types commencent à regarder vers le haut. Il ne reste plus que ça, puisque tout a été aplani. En fait, c’est la destinée de l’humanité que d’être cosmique.

Par exemple, Saint Albert le Grand, au XIIIe siècle, avait fait un livre en latin sur la pluralité du monde et des espèces. On est au Moyen-âge ! Il faut donc voir toute la régression qu’a entraînée la modernité, où soudainement, nous sommes seuls ! L’univers a treize milliards d’années, la région observable, c’est dix mille milliards de galaxies… mais nous sommes seuls… ! Or, je ne pense pas que l’univers échappe à un certain nombre de règles. Une quantité bien déterminée de carbone, d’hydrogène, d’hélium, d’acides aminés… il doit donc y avoir un certain nombre d’êtres humains. En sus, d’autres espèces tout à fait envisageables. Mais je pense que l’homme est le centre du projet divin, évidemment – je suis catholique. Nous avons été faits à son image. Ce n’est pas pour rien.



 

— Pour rebondir sur votre catholicisme, si vous n’opposez pas la technique envisagée comme positive à la technique exclusivement envisagée comme négative, il y a quelque chose de frappant dans votre Théâtre des opérations, c’est que vous commencez en étant nietzschéen.

C’est étrange Nietzsche, c’est un chrétien apophatique. Il faut le remettre dans son époque. Qu’est-ce que le christianisme dans la seconde moitié du XIXe siècle ? Surtout à Bâle. Le protestantisme, la bien-pensance, le Christ considéré comme un animateur de MJC, alors que le Christ, lorsqu’il réunit ses apôtres, il regarde saint Pierre et lui dit : « Tu n’oublieras pas tes lames. Tu n’oublieras pas ton épée. » Saint Pierre lui répond qu’il en a deux et le Christ lui dit : « C’est assez. » Or dans la traduction moderne, « c’est assez » a été traduit comme « stop ». Mais saint Pierre, avec son sabre, coupe la lance du légionnaire romain. Les apôtres étaient armés. Et cela a été masqué par trois ou quatre siècles de modernité post-Renaissance. On a fait du Christ ce qu’il n’était pas. Lui-même le dit : « Je suis un glaive. » Était-ce vraiment au sens figuré ? J’ai un doute. Je pense que c’était effectivement Dieu fait homme, mais il est venu, il l’a dit, pour diviser les familles et son discours à Pierre au moment de la Cène est très clair. Il lui dit bien : « N’oublie pas tes lames. »

 

— Pourtant Jésus a par deux fois nié son essence divine…

Cela fait peut-être justement partie du mystère. Peut-être avait-il des choses à dire aux apôtres et des choses à ne pas dire. Le mystère du Christ est peut-être précisément dans ce qu’il n’a pas dit à ses apôtres pour les laisser le découvrir eux-mêmes.

Il a dit d’autres choses sur la croix alors que les clous s’enfonçaient dans sa chair. Peut-être était-ce cela qu’il fallait écouter. Peut-être y avait-il pour les apôtres des questions qu’il leur posait par cette négation. Peut-être faisait-il déjà de la théologie négative d’une certaine manière !

Mais je ne pense pas que dans la doxa catholique on apporte des réponses complètes. On est dans le mystère. Il y a des choses que l’on ne comprend pas, y compris dans la présence réelle. C’est très difficile à admettre pour un esprit rationnel que soudainement le pain devienne le corps et que le vin devienne le sang. Comment l’Esprit Saint opère-t-il là dedans ? Pour nous, quand on va communier, c’est un mystère. Il y a des questions qui restent en suspend, évidemment. Mais, quand on est chrétien, on pense effectivement que le Christ est le Verbe créateur, le fils né de toute éternité aux côtés du Père, né de toute éternité, et de l’Esprit Saint, né de toute éternité.

 

— La moitié de l’humanité, c’est-à-dire les femmes, est exclue de ce raisonnement : le Père, le Fils, le Saint Esprit.

Ce sont des mots ! Dieu n’est pas un grand papa. Nous ne sommes pas dans une analogie avec toutes ses religions que je ne qualifierai pas. C’est la tradition judéo-chrétienne. C’est LE Dieu d’Israël. Ce n’est pas une divinité, une déesse que l’on adore et pour qui on fait des sacrifices humains.

Par contre, il y a la présence de Marie. C’est important.

 

— Elle est bien tardive…

Dans le christianisme, on se fout du temps ! Il n’y a pas de temporalité. Le Christ est là dans toute l’éternité : en ce moment, il y a cinq minutes, et il y a cinquante mille ans. Enfin, c’est ce que je pense.

Donc « tardive », non. Elle aussi participe par l’opération de l’Esprit Saint au fait que Dieu se fait homme. Et qu’il fallait que Dieu se fasse homme.

L’homme a son pauvre langage qui est un écho du verbe primordial, uniquement pour pouvoir parler de tout ça. Le Père, le Fils, le Saint Esprit… Cela ne veut pas dire que Dieu est androgyne, que le Christ est transsexuel… Mais je ne connais pas d’autre religion qui fait une place aussi importante aux femmes.

 

— L’hindouisme... Les déesses sont des femmes sublimées.

Précisément. Alors que Marie n’est pas sublimée. Elle reste femme. C’est pour ça que c’est important. Elle est tombée enceinte. Elle est restée femme. Elle n’est pas devenue une idole de pierre sur laquelle on fait des sacrifices. Le Dieu d’Israël interrompt ça.

 






Propos recueillis par Rémi Lélian et Gerald Messadié (septembre 2012)

© Photo : Louis Monier

 

Maurice G. Dantec, Satellite Sisters, Ring, septembre 2012, 515 pages, 22 €

 




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> Lire également la critique de Rémi Lélian.

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2 commentaires

Cela donne envie à un agnostique de lire son livre, finalement.

Dantec enfin de retour. Excellente nouvelle !