Christine Laferrière ou l'art de traduire au service de Tolkien.

Le dernier ouvrage de Tolkien paru en France est La Légende de Sigurd et Gudrún.

Cette œuvre poétique anglaise, est disponible en français dans votre librairie. Une grande question avait perturbé nos critiques : comment la vielle poésie anglaise allait-elle se retrouver en français ? Au regard du résultat - excellent - de cette traduction, nous sommes finalement allés à la rencontre de Christine Laferrière, traductrice de l’ouvrage.

 

PCL : En guise de hors-d’œuvre, je vous propose de vous présenter. Quiconque ira chercher sur le Net trouvera que vous êtes professeur de langue et traductrice... Mais au-delà, comment vous voyez-vous dans le monde du livre ? Et dans le monde en général ?

Christine Laferrière : Ma position est un peu marginale, la traduction n’étant pas mon activité principale, mais peut-être une des rares que mon statut de fonctionnaire me permette d’exercer en parallèle.

Je n’ai pas traduit énormément, puisque je travaille à plein temps. Disons que je possède des connaissances spécifiques qui m’ont permis de traduire deux ouvrages de Tolkien ; j’accepte des propositions que l’on me fait si je ne piétine les plates-bandes des traducteurs qui vivent uniquement de cette activité. Sinon, je propose spontanément des textes d’Europe Centrale à des éditeurs, cette position me semble celle d’un trait d’union.
Dans le monde ? Je ne sais, mais je puis seulement dire, pour reprendre Voltaire, que "[mon] paradis terrestre est où je suis."


J’ai souvenir d’avoir plus d’une fois questionné les éditions Christian Bourgois sur la date de parution et aucune n’était avancée devant la difficulté de votre tâche. Pouvez-vous nous raconter votre histoire avec ce livre ?

J’ai eu la proposition au printemps 2009, Vincent Ferré et l’éditeur m’ayant estimée capable de traduire ce texte, Daniel Lauzon étant alors moins disponible. Je l’ai lu, j’ai relu les sagas et divisé le travail en deux parties : prose et vers. J’ai traduit la prose d’abord, puis les poèmes et enfin, j’ai repris tout l’ensemble. C’est à ce stade que quelques harmonisations nécessaires ont eu lieu, grâce à Vincent et son équipe, qui connaissent parfaitement l’œuvre intégrale de Tolkien, dans ses moindres détails.

Il ne faut pas oublier que d’une part, mon "emploi du temps" requiert beaucoup d’organisation, et que d’autre part, la fabrication d’un livre est une opération complexe, faisant intervenir plusieurs personnes dont la tâche est minutieuse, et requérant la mise en œuvre de plusieurs procédés techniques nécessaires à un travail soigné - comme le prouve la qualité et la beauté de l’objet dont nous parlons.


Pour une fois dirons certains, le professeur Tolkien ne parle pas de son univers mais d’une mythologie commune à tous. Histoire que nous retrouvons dans beaucoup de BD publiées ces temps-ci mais aussi dans des opéras ayant acquis leurs lettres de noblesse. La démarche du traducteur est-elle de maîtriser parfaitement un sujet ou au contraire de ne se contenter que du texte de l’auteur ?

Le traducteur ne peut se contenter du texte dans la mesure où il doit suffisamment maîtriser le sujet afin d’utiliser le vocabulaire français adéquat. Quelques exemples simples : language sera traduit par langue ou langage selon le contexte ; ou si le texte mentionne un jeu qui n’existe pas en France, il faut chercher en quoi il consiste pour savoir s’il faut parler de balle ou de ballon, beaucoup de langues n’utilisant qu’un seul terme dans les deux cas.
Enfin, en anglais juridique par exemple, les systèmes britannique et français étant différents, il faut connaître à fond le premier pour ne pas risquer de graves contresens, pouvoir expliciter, ou développer, parfois adapter, savoir que faire de mots renvoyant à des réalités inexistantes dans notre pays et dans notre langue...

Dans de rares cas, on relève une faute dans l’original. Il peut être judicieux de la corriger. Il arrive que l’on s’en aperçoive uniquement parce qu’on a eu la curiosité de vérifier. En bref : traduire signifie entre autres chercher et rechercher. Comme de très nombreux traducteurs, je considère qu’un des multiples intérêts de l’exercice consiste à apprendre mille choses qui, a priori, ne servent à rien, mais enrichissent l’esprit et, de là, rendent la vie singulièrement plus belle.

En ce qui concerne les adaptations : que Goethe introduise Marguerite dans la légende de Faust et sauve son héros est une chose : il ne traduisait pas, il était entièrement libre d’exprimer ou d’inventer ce qu’il voulait. Mais le traducteur doit restituer un texte qui n’est, par définition, pas le sien, et doit toujours se demander ce que veut dire le texte et ce que l’auteur aurait écrit en français.


Certains affirment que le traducteur créé une œuvre à part entière. Quelle est votre position ? Penchez-vous plutôt vers le coté d’un service ou d’une nouvelle création ?

Voilà qui conclut la réponse précédente : non, je n’ai pas l’impression de créer, plutôt de travailler à partir de la création d’un autre (sauf à dire au premier degré que je crée un texte français à partir d’un texte étranger, là où il n’y avait rien), j’ai un support qui m’impose de multiples contraintes. Cela étant, l’exercice lui-même est un art.


Vous n’êtes pas la première traductrice de Tolkien. Depuis la traduction de F. Ledoux jusqu’à vous, il y a eu plusieurs personnes. Y a-t-il une ligne directrice de traduction imposant que telle tournure soit traduite de telle façon ou au contraire une grande liberté vous est laissée ?

Je crois qu’au nom de la cohérence de l’ensemble des œuvres traduites en français, surtout après la parution de divers ouvrages de Tolkien ces dernières années, il est bon que certaines choses soient toujours traduites de la même façon, d’où l’harmonisation nécessaire mentionnée plus haut. Ce ne me semble pas vraiment une ligne directrice, plutôt une logique d’ensemble, et non un choix personnel de la part de quiconque.

 

Le travail sur une telle œuvre ne se fait pas tout seul. Les différents spécialistes de Tolkien vous ont-ils apporté leur aide ou, au contraire, seul un détachement des autres acteurs fut nécessaire pour faire "votre" traduction ?

Le travail en amont, réalisé avec les spécialistes de Tolkien et les éditions Christian Bourgois s’est fait pour résoudre les questions nécessaires, une fois ma traduction achevée. Le travail d’équipe, à ce stade, s’est accompli très naturellement.


Penchons-nous sur l’ouvrage en lui-même. Poésie rime avec difficulté. Nous avons tous fait de la traduction dans notre vie et tout le monde, je pense, est conscient de la difficulté que peut représenter un texte. Surtout un ouvrage de ce style. En quoi la poésie de Tolkien et sa "poésie allitérative : [...] écrite dans la vielle strophe fornyrðislag de 8 vers" fut-elle un obstacle ?

Plutôt qu’un obstacle, je dirais un défi, en outre fort ludique ! Au risque de me répéter, je me suis demandé ce que Tolkien aurait écrit dans notre langue : il aurait opté pour une forme poétique. Laquelle ? Celle des hexasyllabes s’est imposée assez vite, au regard de la brièveté des vers anglais. Comme je l’indique dans ma note à la fin de l’ouvrage, j’ai tenté de retrouver le plus de contraintes possibles parmi celles que s’était imposées l’auteur. J’ai dû supprimer de nombreux articles, privilégier un vocabulaire monosyllabique, de préférence antérieur au XVIIIe siècle, et tenter de faire des allitérations.


Dans la conférence donnée le 17 novembre 1926 à l’Exeter College Essay Society, Tolkien affirme "qu’aucun de ceux qui écoutent les poètes de l’Ancienne Edda ne s’éloignent en s’imaginant avoir entendu les choix de forêts germaniques primitives ou contemplé à travers les personnages des héros la généalogie de ses ancêtres, nobles bien que sauvages."  Un voyage dans le temps par l’esprit se fait à lire l’ouvrage, mais en le traduisant, avez-vous eu la même impression ? Êtes-vous devenue un barde des temps modernes ?

Barde ? Non. La même impression ? Oui, lors de ma première lecture du texte, mais ensuite, en traduisant, forcément moins, car la nature même de la tâche s’y oppose : je suis pieds et poings liée par le français.

Le choix des mots, le comptage des syllabes, le va-et-vient permanent entre les deux langues et le travail sur la langue nécessitent que je mette de côté mon ressenti pour m’attarder sur l’effet que je dois restituer en français, langue dans laquelle le voyage est pour moi initiatique, mais celui-ci sera réellement accompli par le lecteur, si j’atteins mon objectif.

 

Nous parlons de l’écriture et de la traduction des écrits. Pourtant, à la fin de La Légende de Sigurd et Gudrún, vous écrivez dans votre note que le texte était censé "impressionner avant tout non pas un lectorat mais un auditoire" rejoignant par-là Tolkien qui parlait au sujet de l’Edda de "ceux qui écoutent les poètes" (cf. question précédente).

Quelle est donc, pour vous, la différence entre un ouvrage lu et un autre entendu ? Sigurd et Gudrún a-t-il une vocation à l’oralité ?

L’ouvrage lu en silence est assujetti à un regard qui peut mettre longtemps à se détacher d’une même page et qui erre à loisir dans l’ouvrage, selon le rythme du lecteur. L’ouvrage lu à voix haute (j’entends surtout poétique ou théâtral) emplit l’espace comme le ferait la musique, assujettit l’oreille de l’auditoire et sera logiquement envisagé dans sa lecture linéaire.
L’œuvre récitée, qui trouve sa source dans la tradition et ne vit que par la mémoire des hommes, qu’il s’agisse de l’Iliade ou de Beowulf, doit comporter de quoi s’ancrer durablement dans celle-ci et aider l’auditoire du moment à ne pas perdre le fil. De là, formules, répétitions, usage spécifique de la ponctuation. J’ignore si Sigurd a une vocation à l’oralité. Tolkien a pratiquement toujours tu l’existence de ce texte, l’époque n’est guère aux rassemblements autour du conteur. À chacun de le lire à voix haute selon sa sensibilité.

Vous avez aussi traduit Les Monstres et les critiques. Ce fut une histoire totalement différente ?
Pouvez-vous rapidement nous présenter l’ouvrage pour nos lecteurs ne l’ayant pas lu ?

Histoire différente, en effet, car ce livre se compose de sept parties indépendantes et qu’il était possible de travailler différemment. Il s’agit d’essais et conférences dans lesquelles l’auteur expose ses opinions (motivées par ses recherches) quant à certains textes, comme Beowulf ou Gauvin et le Chevalier Vert, ou à certains sujets qui lui tenaient à cœur : le rapport indéfectible entre langue et littérature, la nécessité d’envisager dans son contexte l’œuvre à traduire, son amour du gallois ou encore des langues artificielles - loisir plus répandu qu’il n’y paraît.
C’est aussi dans ce recueil qu’est publié le célèbre essai Du conte de fées. Ces textes sont très intéressants et très clairs, étonnamment accessibles même pour ceux qui n’auraient pas beaucoup de connaissances des thèmes abordés.

 

Une question à laquelle les non-bilingues tels que moi ne pourront répondre (et qui donc dépendent de votre talent pour suivre les écrits du professeur) : Entre tout ce que vous avez lu de Tolkien, trouvez-vous qu’il y a plusieurs Tolkien, c’est-à-dire une différence dans sa manière d’écrire ses œuvres littéraires, ses conférences ? Y a-t-il une évolution de l’écrivain au fil des ans ?

Non. Je crois qu’il n’y a qu’un seul homme, qui a développé, puis cultivé ses multiples talents, révélé l’ampleur de son imagination et de son imaginaire, en insistant davantage, selon les œuvres et les époques, sur certains aspects. En même temps, chaque œuvre, même la plus mince, est tellement riche que malgré la diversité du style, on retrouve le même Tolkien.
Bien entendu, le style s’adapte forcément à ceux auxquels le texte est destiné, tel est le cas pour les conférences, même prononcées avant tout devant des spécialistes. L’œuvre comporte une grande cohérence.

 

Votre travail de traduction vous emmène aussi vers d’autres langues que l’anglais. Quels sont-elles ?

Je dirais que ce sont plutôt d’autres langues qui m’ont ouvert une autre voie en traduction. Pour tout vous avouer, j’ai eu l’idée de proposer à des maisons spécialisées en littérature d’Europe centrale quelques romans tchèques, dont deux ont été acceptés. C’est, entre autres, une façon de ne pas perdre contact avec une langue quasiment impossible à pratiquer en France, les locuteurs natifs y étant trop peu nombreux !

J’espère pouvoir continuer cette aventure, même s’il est vrai que préparer des propositions de traduction prend du temps.

 

Vous dites lors de l’interview sur Tolkiendil : "Une traduction est bonne selon l’intime conviction que j’aurai d’avoir servi équitablement deux maîtres : le texte d’origine et le futur lecteur." Pouvons-nous vous demander de commenter ?

Le texte est maître. Je considère que dès sa parution, l’ouvrage a une vie autonome, brève ou longue, d’autant plus longue qu’il survit à son auteur... L’idée est de dire dans ma langue ce qu’il dit dans la sienne et selon le style qui lui est propre. Quant au futur lecteur, il est l’élément grâce auquel vit le texte. C’est une question de respect élémentaire que de lui donner ce qui doit lui revenir. Je parle d’intime conviction, car comme dirait Odin, il est des cas où l’on ne peut jamais savoir : un autre traducteur aurait peut-être fait autrement, selon des motifs tout aussi légitimes.

 

Merci beaucoup pour le temps que vous nous avez accordé et en espérant avoir la joie de pouvoir bientôt lire un nouveau Tolkien, lelitteraire.com vous dit à bientôt !


Article publié le 10 mars 2011 sur lelitteraire.com

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