Dominique Inchauspé : "L’influence du journaliste est supérieure à celle de l’écrivain"

Avocat, auteur de romans qui traitent de son sujet de prédilection, le judiciaire et le pénal, Dominique Inchauspé tente de (re)concilier littérature et justice. Il vient d’achever un travail de fond sur l’erreur judiciaire, en revisitant notamment plusieurs affaires célèbres.

 


― Vous avez publié voici deux ans un essai sur l’erreur judiciaire. Qu’est-ce qui a motivé ce choix et qu’apportez-vous de nouveau par rapport à tout ce qui a été écrit sur ce sujet ?

L’erreur judiciaire est, au pénal, une tragédie épouvantable. Des innocents détenus endurent une souffrance affreuse. J’ai vu les cheveux de l’un d’entre eux devenir blancs en quelques semaines. L’erreur judiciaire nous déshonore tous : enquêteurs, magistrats et avocats. Dans mon livre, j’essaie d’en comprendre les mécanismes à travers une comparaison entre les erreurs commises dans les pays anglo-saxons et celles commises en France. À ma connaissance, aucun travail comparé de cette nature n’a été effectué, ni dans l’Hexagone ni à l’étranger, et j’ai pu lire tant des décisions anglaises, canadiennes et américaines que des dossiers français comme les affaires Seznec, Dils, Raddad et Outreau. J’ai l’impression d’être aussi le seul juriste à avoir étudié, en France, les dossiers d’instruction de ces quatre affaires ainsi qu’une autre, l’affaire Deshays, une erreur judiciaire spectaculaire de la fin des années 1940.

 

 

― Vous récidivez avec un essai intitulé L’Innocence judiciaire, sous-titré : « Dans un procès, on n’est pas innocent, on le devient ». De quoi s’agit-il ?

L’innocence judiciaire est celle que décrète un tribunal au bénéfice d’un accusé sur la seule considération du dossier et de règles techniques. En forçant un peu le trait (mais pas tant que cela), on peut ajouter « quelle que soit la vérité des faits » ; d’où le sous-titre du livre que l’affaire d’Outreau illustre de manière tragique. D’ailleurs, la première édition du livre (septembre 2001) parut entre les deux séries d’arrestations d’Outreau et bien avant leur acquittement.

J’ai donc voulu présenter le procès pénal sous l’angle de la défense, comme si une personne convoquée par un juge d’instruction et qui ignorerait tout de la justice souhaitait tout savoir avant de déférer.

Le sujet est vaste et le livre prétend répondre à toutes les questions : celles que se pose vraiment l’intéressé (Vais-je aller en prison ? Qu’est-ce que la garde à vue, la détention ? Quels sont mes droits ? Comment se défendre ? Etc.) ; les autres, plus théoriques à ce moment mais bien réelles tout de même (quelle est la conception expresse et tacite des droits de la défense ? Quelle est la place de la justice dans l’appareil d’État ?). 

Comme j’aime l’histoire et les lointains, j’ai cru devoir ajouter une brève histoire de la procédure pénale française (d’où on voit d’ailleurs que, sous l’Ancien Régime, cela n’était pas si mal) et une présentation du ‘pénal’ anglo-saxon (d’où on découvre que c’est une catastrophe systémique, comme on dit). Pour faire bonne mesure, le dernier chapitre est consacré à l’affaire DSK ; celle de New York.

La méthode est un mélange de règles de droit synthétisées et d’évocation d’un grand nombre d’affaires dont je me suis occupée ou d’autres.

On devrait alors se rendre compte que l’aventure pénale – celle durant laquelle s’élabore l’innocence judiciaire- finit par avoir plus de consistance que le crime lui-même.

 

― Comment et pourquoi vous est venue l’envie d’écrire ?

J’ai eu l’envie d’écrire de façon soudaine et plutôt jeune, vers 17 ou 18 ans. Je lisais beaucoup, d’abord de l’histoire – et depuis longtemps : je me souviens avoir parlé, dans la cour de récréation du primaire, d’Alexandre le Grand à un camarade qui me demanda ensuite s’il était français – et ensuite de la littérature. En première année de Droit à Pau, j’ai publié quelques articles dans la presse locale. Le besoin d’écrire m’apparaissait évident à l’époque, et il l’est resté. Pour autant, jusqu’à 35 ans, j’ai été un écrivain qui n’écrivait pas, occupé par le Barreau.

 

― Quels sont les auteurs et les livres qui vous ont façonné ?

Il y a deux groupes. Le premier correspond à une époque : le jeune homme de la province française qui aimait Mauriac (lu et relu), Gide, Bernanos, Pascal (qui me fut utile pour le grand oral de l’examen d’avocat), les grands Russes (Tolstoï – dont Guerre et Paix, relu, sans rire, dans un trou d’obus pendant des manœuvres du service militaire –, un peu Dostoïevski) et, parce que j’aime l’histoire, Thucydide et Tacite ; c’est-à-dire des lectures classiques pour un jeune homme de mon milieu et de son temps, qui aime lire. Le second train de lectures a accompagné une époque « aventurier des mers du sud ». J’ai eu la chance de m’occuper vite de dossiers au long cours sous des latitudes diverses. D’où un goût pour les auteurs de l’aventure, c’est-à-dire d’abord les anglo-saxons, moins intimistes comme on sait, ou en tout cas plus tournés vers les grands espaces. Depuis, je ne me lasse ni de Conrad, ni de Durrell, ni de Graham Greene ou de Melville, mais j’aime aussi les aventuriers de chez nous : Jean Hougron et sa Nuit indochinoise, Monfreid avec ses courses au haschich. J’éprouve pour cette littérature ce « sentiment géographique » si cher à Michel Chaillou. En même temps, pénal oblige, j’ai aussi découvert Hammett et Chandler, dont quelques livres tracent le portrait de l’homme idéal. Du premier, j’aime La Moisson rouge, La Clé de verre, Le Faucon maltais et, du second, La Dame du Lac et The long-goodbye, beau titre dont le traducteur français (Sur un air de navaja) mérite quatre heures de garde à vue.

 

― Quels sont les livres et les écrivains qui vous accompagnent en permanence ?

Conrad, d’abord. J’ai dû lire cinq ou six fois Au cœur des ténèbres, trois ou quatre fois Le Nègre du Narcisse et Typhon. Je viens de relire La Folie Almayer après avoir parcouru encore deux biographies et un livre de souvenirs de sa femme pourtant depuis longtemps dans ma bibliothèque. De Melville, il y a le remarquable Benito Cereno. De Graham Greene, Un Américain bien tranquille, à lire en sirotant un scotch tandis que tombent les mauvaises nouvelles de la progression des Viets dans le Delta. De Durrell, Justine évoque un monde païen sans loi. Un autre grand livre : Le partage des eaux d’Alejo Carpentier : un intellectuel sud-américain installé aux USA retourne dans son pays et remonte l’Orénoque. De Xénophon, L’Anabase, merveilleuse épopée d’hommes jeunes à travers l’empire perse. L’Iliade (ou le pas guerrier des Dieux sur la Terre) m’a – presque – stupéfié. J’ai lu à m’en fatiguer les Mémoires d’Hadrien, multiplicité d’expériences hors du commun pour un même homme, mais surtout une grande élégance de style et d’inspiration. J’ai souvent repris, après l’avoir lu, le livre d’histoire de Léon Homo, Le Siècle d’or de l’Empire romain. J’aime l’idée d’une pression barbare forte contenue par un génie humain fait d’organisation et de ténacité ; sans doute le côté juriste et contemplateur – souvent impuissant – de l’ordre public. Il y a encore La Couronne et la lyre, toujours de Yourcenar, traduction de divers fragments de poésie grecque de l’Antiquité ; non que je comprenne bien la poésie, mais on trouve dans ces pages un culte de l’homme sans mélange, sans obsession ni de la faute ni de relations sociales compliquées, et aussi une grande sérénité, dans l’écriture au moins, car la vie quotidienne à Athènes ou ailleurs était sans charité ni compassion. Et puis, il y a encore, déjà cité, The long-goodbye, avec Marlowe qui enquête seul sur la disparition d’un camarade de rencontre : ses investigations sont un « long au revoir » à cet ami.

 

― Inscrivez-vous votre écriture dans la tradition des avocats-écrivains (Tristan Bernard, René Floriot, Jean-Denis Bredin, Robert Badinter…), ou séparez-vous strictement les deux, les essais d’un côté et la fiction de l’autre ?

Je crois que je sépare ; au moins dans l’expression. Il y a une forme pour tout. Mais le fond reste le même et, pour moi, c’est la justice pénale. Elle est le sujet de tous mes livres : essais sur la justice (L’innocence judiciaire – dans un procès, on n’est pas innocent, on le devient et L’habeas corpus), récit historique (L’intellectuel fourvoyé, Voltaire et l’affaire Sirven). Les romans publiés (Une saison immuable et Chaos kanak) sont des histoires d’un avocat, mon confrère Louis Cherbacho que j’espère être mon Marlow – sans « e » final comme celui de Conrad ou avec comme celui de Chandler. La justice pénale est à la fois le point de départ de mes livres, mais aussi leur arrivée, même si j’y évoque souvent d’autres questions, politiques ou culturelles, ou que s’exprime seulement un certain goût pour les lointains. C’est le cas en particulier dans les deux romans. J’y essaie que mes personnages nomadisent autour de la légalité : ils s’en éloignent un temps, mais y retournent toujours. Je ne sais pas si je ferai facilement un livre sans lien avec la justice pénale.

 

― Quelles sont les interactions entre l’avocat et l’écrivain, sur le fond et sur la forme ; l’un influence-t-il plus l’autre ?

Dans mon cas, l’interaction sur le fond me semble évidente. Sur la forme, si la question vise le style, la réponse est complexe. Ainsi, l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 qui systématise une première fois la nouvelle procédure inquisitoire sur le royaume, rend aussi obligatoire le français dans les actes administratifs. On peut y voir un signe : le français et le pénal implantés ensemble. Ensuite, si les avocats parlent beaucoup et écrivent aussi de plus en plus, donc s’ils manipulent la langue en permanence, la pression professionnelle est telle que le style écrit est rarement soigné ; la parole – au pénal en tout cas – l’est davantage, peut-être parce que, plus intuitive, elle réclamerait, avant la prestation, moins de travail préparatoire. Dans la mesure où l’avocat essaie de convaincre, il se doit d’être clair, et c’est en principe la qualité ancestrale de la langue française. En pratique, je crois que l’influence irait plutôt de l’écrivain vers l’avocat. Quand vous prétendez écrire (romans, essais, etc.), vous vous devez à un style soigné, à une expression articulée et à des textes qu’on remet cent fois sur le métier. Cela ne peut pas ne pas déteindre sur votre activité d’avocat.

 

― Comment se porte la liberté d’écrire, aujourd’hui, en France ?

Pas mal, à mon sens. On peut porter sa prose à la connaissance du public par un éditeur peu connu quand les plus grands ne vous veulent pas, par un blog que vous tenez ou par des articles qu’on arrive à placer. Ensuite, il arrive que d’excellentes maisons de la capitale acceptent vos manuscrits suivants. Votre livre publié, vous ne risquez plus la Bastille à cause de son contenu. La difficulté vient ensuite. Tout d’abord, il ne me paraît pas qu’il existe encore une critique littéraire à la Émile Faguet, Edmond Jaloux ou Raymond Las Vergnas ; c’est-à-dire une critique préoccupée du fond et surtout du style. La critique actuelle préfère les jugements moraux. On lit des fatwas et non des recensions. L’art de l’auteur – sa vision personnelle, la langue qui lui appartient – passe au second plan : ce devrait pourtant être le seul critère. Mais c’est le mal du moment : morale boyscout ou émotion de micro-trottoir. On apprécie le livre en fonction de la distance entre son sujet et l’éthique sociétale du moment. D’ailleurs, dans cette éthique, il n’y pas que de mauvaises choses, mais elles sont si rebattues et souvent si superficielles qu’elles en deviennent banales et parfois vulgaires. Le goût officiel n’est donc pas à la qualité artistique et c’est une entrave à la liberté d’écrire : quel écho l’artiste peut-il trouver ? Enfin, il y a la question du goût du public. Société de consommation, du divertissement, qu’est-ce que les gens lisent et qu’apprécient-ils ?

 

― Vous avez étudié de près l’action de Voltaire dans l’affaire Sirven. Pensez-vous qu’aujourd’hui, les intellectuels, les écrivains, les livres ont le même pouvoir d’influence qu’à l’époque de Voltaire ?

Je ne crois pas. Dans l’affaire Omar Raddad, des écrivains se sont mobilisés. Dans Seznec, le petit-fils avait écrit un livre épais sur l’affaire. Mais, dans les deux cas, la justice a estimé que les intéressés étaient coupables. En revanche, la clameur médiatique, c’est-à-dire un travail journalistique amplifiant les revendications souvent irrationnelles d’une des parties, a une influence incontestable. On l’a vu dans l’affaire du sang contaminé où des enquêtes ont été rouvertes en violation, à mon sens, de la loi pénale. On dira que, en matière de justice, l’influence du journaliste est supérieure à celle de l’écrivain.

 

Propos recueillis par Joseph Vebret (octobre 2012)

 

Dominique Inchauspé, L’Erreur judiciaire, PUF, septembre 2010, 592 pages, 25 €

 

Dominique Inchauspé, L’Innocence judiciaire, PUF, septembre 2012, 467 pages, 29 €

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1 commentaire

PCL

Il est amusant de lire qu'au pénal, l'oral est plus soignée que l'écrit.
J'ai souvenir que mon professeur de droit pénal n'était rien d'autre qu'un excellent orateur et un écrivain fort agréable à lire dans les différentes revus de l'université. Clair, précis, parfois concis, tout l'art du juriste...
En même temps, c'était un prof !