Jean-Rodolphe Turlin joue le guide dans la Comté de Tolkien !

En Normandie, dans le château de Cerisy, tranquillement coupé du monde, un critique littéraire a rencontré un homme qui venait de réussir le pari d'une publication sur l'univers de Tolkien. Fils d'Internet, ce livre original, ce guide du routard d'un pays de la Terre du Milieu, permets à l'homme de faire vivre sa passion. Il nous fallait absolument vous faire partager cette rencontre !


Quelle a été votre démarche d’écriture, votre travail, pour donner au final ces Promenades dans la Comté ?

J’ai commencé à écrire la première des Promenades il y a près de 15 ans, après mes études. J’avais découvert le Seigneur des Anneaux et l’univers de Tolkien au lycée puis à la fac et j’étais fasciné par la puissance évocatrice de la narration et l’immensité suggérée des paysages autant que par la force épique et la profondeur du récit.

Comme beaucoup des admirateurs de Tolkien de l’ère pré-internet, je revenais sans cesse au roman pour prendre des notes sur des petits carnets, et je remplissais mes livres d’annotations au crayon ou de marque-pages griffonnés de mots clés. Et puis un jour, j’ai décidé de mettre toutes ces notes au propre et d’en faire un petit compte-rendu d’excursion imaginaire. La première promenade est née de cette façon : par la compilation ordonnée de nombreux indices et réflexions.

La démarche a été sensiblement la même pour les textes suivants, mais les recherches ont été beaucoup plus ciblées, puisque l’objectif était désormais de recueillir des indices (étymologiques, historiques, géographiques, voire des jeux de mots en anglais) pour permettre une déambulation préalablement réfléchie au milieu de paysages qui se dévoileraient au fur et à mesure de l’avancée de l’écriture.

Les Promenades, publiées sous forme de feuilleton sur le site JRRVF.com entre décembre 2002 et juin 2003, ont par la suite bénéficié de nombreux ajustements, corrections, compléments, dépoussiérages. Je n'ai finalement jamais cessé d'y revenir, de les peaufiner, de chercher des illustrations pour les embellir, car j'ai très vite eu envie, d'une façon ou d'une autre, d'en faire un vrai livre. 

L’aide de mon ami Eric Flieller, grand connaisseur de l’œuvre de Tolkien, a été précieuse dans cette période des « ajustements ». Il m’a fait bénéficier de nombreux conseils, d’une relecture critique salvatrice complète des Promenades, de sa riche bibliothèque. Ce livre lui doit beaucoup.

 

Écrire un tel ouvrage pose la question de la fidélité à l’auteur original, Tolkien. Vous inscrivez-vous comme un de ses fidèles dans chacun de vos mots où donnez-vous votre vision, à travers votre lecture du Seigneur des Anneaux & Co, de ce pays ?

Certaines parties de la Comté sont abondamment décrites dans Le Hobbit, Le Seigneur des Anneaux ou Les Aventures de Tom Bombadil. Il n’y a aucune difficulté à se glisser et à guider le lecteur dans les paysages tels que Tolkien nous proposait de les imaginer. La carte de la Comté dessinée par Christopher Tolkien, le fils de l’écrivain, offrent un complément agréable aux descriptions du roman.

Pour d’autres parties de la Comté, c’est plus complexe. Les descriptions « franches » sont parfois totalement absentes et il faut se tourner vers des indices plus subtils et offrir au lecteur une interprétation. C’est le rôle que je me suis proposé de tenir : essayer de présenter une reconstitution des paysages les moins connus de la Comté en insistant sur le fait que ce n’est qu’une proposition et que le lecteur a tout le loisir d’y voir autre chose. Et je me suis efforcé de référencer chacune de mes interprétations, rendant très riches et très denses les notes de bas de page (rire).


Mon objectif n’a jamais été de me substituer à Tolkien, comme d’autres le font sans aucun scrupule ces temps-ci à grands renforts de backgrounds inventés pour des personnages d’un film à venir, ou à remplir absolument les vides, à l’image des modules de jeux de rôle des années 80-90. Au contraire mon intention a toujours été de sortir de l’ombre les quelques clés que l’auteur s’est amusé à laisser à droite et à gauche pour son premier public (ses enfants, dont Christopher, puis les Inklings d’Oxford) dans une strophe de poème, dans un dialogue anodin ou dans une allusion à propos d’un objet. D’autres indices sont à découvrir dans certaines de ses riches correspondances… De ce point de vue, je m’inscris plutôt comme cherchant à être fidèle dans chacune de mes visions. Mais aucune n’est définitive et le lecteur, à partir des références citées, peut se faire sa propre idée.

Cette démarche a sans doute contribué à ce que le « Tolkien estate »,  qui veille sur les droits liés à l’œuvre de Tolkien, m'accorde l'autorisation de publier les Promenades.

 

Le Hobbit a d’ailleurs été retraduit. Quel est votre avis sur la traduction de D. Lauzon et pourquoi avoir conservé la toponymie de Ledoux ?

J’ai lu avec un grand plaisir et un sentiment de redécouverte inespéré la traduction de Daniel (dans Le Hobbit annoté). Je ne pensais pas que le texte me ferait un tel effet.

J’ai eu l’honneur de lire le chapitre V (celui de la rencontre entre Gollum et Bilbo) en entier et en avant première dans une lecture publique de la nouvelle traduction au colloque de Cerisy, durant l’été. C’était un moment très émouvant, d’autant qu’Adam Tolkien, le petit-fils de l’écrivain, était présent.

Je connais Daniel depuis une bonne décennie et son travail n’est pas celui d’un perdreau de l’année. C’est un vrai connaisseur de Tolkien, il a déjà travaillé sur des textes bien plus complexes, et la grande qualité de sa traduction s’en ressent. Le style est plus dynamique, plus rafraîchissant, et le travail sur les parties poétiques est tout simplement admirable. C’est toute la différence avec la première traduction de Francis Ledoux (Bilbo le Hobbit), qui date de 1969, et qui est le résultat du travail d’un bon traducteur qui, à ce moment là, ne connaissait malheureusement rien de Tolkien et de son œuvre.

Par la suite, Ledoux a amélioré grandement son approche, et la traduction du Seigneur des Anneaux est, à mon sens, une traduction d’une très grande qualité. Mais je serais tout de même ravi que Daniel se voit confier l’immense et prestigieux chantier d’une retraduction du Seigneur.

Pour les Promenades, le timing a joué en ma défaveur… le texte était bouclé depuis mai 2012 et à l’annonce de la sortie du Hobbit retraduit, nous en étions, mon éditeur (Terre de Brume) et moi, à l’ultime relecture des dernières épreuves. Vincent Ferré et Daniel ont eu la gentillesse de me donner quelques informations en avant-première que j’ai pu intégrer, essentiellement dans des notes de bas de page (Lézeau et Belleau, Sacquet de Besace et Bessac-Descarcelle…) mais c’est tout ce que j’ai eu le temps de rectifier…  et dans ma précipitation, j’ai hélas oublié quelques coquilles.

Cependant, comme je le dis dans les propos introductifs des Promenades, j’ai utilisé la traduction de Francis Ledoux par commodité et par facilité pour le lecteur francophone. Tout en revenant systématiquement à la nomenclature anglaise d’origine, j’ai toutefois fait la part belle aux autres traducteurs de Tolkien, et aux propositions de traductions alternatives, qui sont nombreuses, qu’elles soient « officielles » (Leroy, Heddayat, Alien, Jolas, De Laubier… et Lauzon) ou non. Il y a sur le net de nombreux traducteurs très talentueux et très respectueux de Tolkien, qui font, à l’image de Daniel, un vrai travail de fond avant de se lancer dans le passage de l’anglais vers le français. Je me suis efforcé de les citer et de rendre hommage à leur travail dans les Promenades.

Mais la « dominante Ledoux », que je n’hésite pas à critiquer par endroits, est évidemment très présente. La seule traduction française du Seigneur des Anneaux, l’œuvre majeure de Tolkien, est celle de Ledoux. Elle reste donc pour le moment incontournable, même si, à terme Bessac finira par tranquillement côtoyer puis supplanter Sacquet.

 

 La Comté est, d’ailleurs, souvent représentée. Soit par Tolkien lui-même, soit par une foule d’illustrateurs et/ou de réalisateurs.

En effet, la riche évocation bucolique du pays de Hobbits ne laisse pas de marbre les artistes. J’ai moi-même souvent représenté des petits bouts de Comté dans des dessins ou des aquarelles. Certains d’entre eux sont d’ailleurs dans le livre, que j’ai tenu à garnir d’illustrations diverses évoquant la campagne anglaise d’autrefois.

La Comté est un pays imaginaire, une bulle campagnarde dans un monde fantastique, la terre du Milieu. Et pourtant, on finit par s’y sentir chez soi, tant les paysages sont familiers. Tolkien a su retranscrire avec un grand talent ses sentiments de bien-être éprouvés au contact des West Midlands, des verdoyantes Cotswolds, des tavernes heureuses, des saules et des vieux chênes campagnards.

L’illustration de la couverture du livre, aimablement autorisée par le talentueux Ted Nasmith, a toujours récapitulé tout ceci à mes yeux. Je n’imaginais pas une autre illustration comme écrin à mes modestes déambulations. J’aurais été très malheureux si mon éditeur, m’avait imposé une photo tirée des films, même si la Comté de La Communauté de l’Anneau de Peter Jackson est visuellement plutôt une réussite. Mais Dominique Poisson, le directeur des éditions Terre de Brume, a eu la gentillesse de me faire confiance sur cette question des illustrations.

  

Conseillez-vous de lire votre ouvrage en l’illustrant, dans son esprit, des quelques scènes du film de Peter Jackson ?

Clairement non.

Éventuellement, je conseillerais plus facilement au lecteur d’illustrer sa découverte de mon livre en repensant à des paysages ruraux bien réels qu’il connaît ou a pu connaître à l’occasion d’un séjour à la campagne.

 

Tout au long de vos ballades, vous passez parfois plus de temps à nous dire ce que nous pouvons voir en analysant les noms qu’à réellement les décrire. Pensez-vous avoir plutôt réalisé un travail d’historien ou de philologue de la Comté plutôt qu’une simple promenade sans prétention, juste en décrivant ce qui se présenterait à nos yeux si nous y allions ?

Une simple description systématique aurait fini par être ennuyeuse et répétitive, même pour moi, au moment de l’écriture. Tout le matériel que j’ai pu réunir concernant la Comté était autant linguistique et historique que purement descriptif. Ca aurait sans doute été une belle erreur de laisser de côté cet aspect fondamental du travail de Tolkien.

Pendant la rédaction du Seigneur des Anneaux, Tolkien a pris beaucoup de soin à choisir les noms des Hobbits, pas seulement ceux des Elfes ou des cavaliers de Rohan. Avec son fils Christopher, le même travail a guidé les choix des toponymes de la Comté, pour la plupart déjà existants dans la campagne anglaise. Rien n’a été laissé au hasard.

Revenir à l’essence de tout ce travail (ou du moins d’une partie de tout ce travail, car je suis loin d’avoir atteint une forme d’exhaustivité ou d’exactitude parfaite) était une démarche que je considérais comme incontournable.

Et toutes ces recherches m’ont procuré un immense plaisir. Le sentiment d’être un archéologue des textes de Tolkien. Je ne pouvais pas ne pas le partager avec le lecteur. L’autre plaisir est d’avoir enrobé ces petites énumérations linguistiques et historiques de la forme d’un récit de voyage, pour leur donner justement un aspect moins prétentieux.

 

Vous êtes investi dans la communauté francophone travaillant sur Tolkien. Un de vos textes a d’ailleurs été publié dans le hors-série de Tolkiendil et vous avez participé au Dictionnaire Tolkien du CNRS (parution en octobre 2012). Cet engagement est-il, pour vous, un élément essentiel de l’écriture de ces promenades ?

Mes promenades sont antérieures à cet engagement. Celui-ci n’aura donc pas été essentiel.

Après leur première publication sur JRRVF, j’ai écrit d’autres articles, dont quelques uns sur les Hobbits, mais aussi sur d’autres aspects de l’œuvre. Plusieurs ont été publiés et j’en suis assez fier. Mais tout ceci s’est fait sans vraiment avoir le sentiment ou la volonté de m’engager ou de m’investir dans une association ou dans une démarche de recherche ou de promotion quelconque de l’oeuvre. Du coup l’engagement et la conscience de cet engagement sont venus petit à petit.

Quand Vincent Ferré, qui m’a beaucoup soutenu pendant mon travail de mise en forme des Promenades définitives, m’a proposé de contribuer au Dictionnaire Tolkien, j’ai réalisé que je n’étais plus un admirateur de Tolkien anonyme et isolé dans son coin, un vilain petit canard caché derrière ses livres pour mieux se prémunir des effets des adaptations cinématographiques, mais que je faisais partie d’un tout.

Du coup, ces trois dernières années, mon investissement est devenu plus concret. Je suis devenu membre de la dynamique association Tolkiendil, par exemple. Et j’essaie de contribuer, à mon modeste niveau, à la promotion et la découverte de l’œuvre de Tolkien.

Mais d’une manière générale, on peut écrire de belles choses sur Tolkien, sans être « engagé ». Le très beau texte « Tolkien parmi les arbres » (dans l’excellent ouvrage Tolkien, le façonnement d’un monde, volume 1, sous la direction de Didier Willis, sorti en 2011) par Lionel Pras, qui n’est pas quelqu’un d’omniprésent dans la communauté tolkienienne francophone, est à cet égard un bon exemple qui indique qu’on n’a pas besoin d’être engagé pour être parfaitement crédible.

 

Vous nous parlez ici et là de bière, les Hobbits aimant cette boisson. Si vous deviez nous en conseiller une qui, selon vous, se rapprocherait de celle qu’ils peuvent brasser, laquelle serait-ce ?

Je ne suis guère un spécialiste de la chose, mais j’imagine que les bières de type Ale, sans addition de houblon, pourraient être celles qui se rapprocheraient le plus des bières de la Comté, puisque le houblon n’a été introduit en Angleterre que vers le XV-XVIème siècles. A moins que l’on considère que l’art hobbit du brassage soit plus proche de ce qui se faisait à la fin du XIXème siècle. Dans ce cas, il faut peut-être une pointe de houblon, et sans doute une torréfaction renforcée du malt. Pourquoi pas les Porter ?

Cependant, l’esprit des Inklings et des pubs d’Oxford plane sur les auberges de la Comté. Des bières plus contemporaines, dans le style Barley wine, ou Bitter/Pale ale pourraient alors faire l’affaire. Mais pour être plus précis sur les boissons préférées des amis de Tolkien, il faudrait poser la question à Christopher Tolkien, qui est un des derniers témoins des Inklings et de leurs habitudes.


Propos recueillis par Pierre Chaffard-Luçon


Voir l'article sur l'ouvrage, Promenades au Pays des Hobbits.


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2 commentaires

Inépuisable comme source de para-littérature la Comté ?

PCL

Je ne sais trop si le terme "para-littérature" convient à cet ouvrage, à la limite entre un roman de "ballade" et un essai sur la Comté.
Mais, quoiqu'il en soit, Tolkien a laissé suffisamment de textes pour que nous puissions écrire dessus durant quelques années !