Mon Amérique par Philippe Labro : cinquante portraits de légende

All American Héraut ?

 

Dans Mon Amérique, Philippe Labro fait le portrait de cinquante Américains qui ont marqué l’histoire. Photos à l’appui. Mais en évitant les clichés.

 

Le succès est toujours le résultat d’une mystérieuse alchimie, mais cette alchimie est particulièrement étrange lorsqu’il s’agit de Philippe Labro, dans la mesure où les composantes essentielles de son « personnage » sont, a priori, beaucoup trop américaines pour plaire au public français. Journaliste, romancier, parolier de chansons, réalisateur de films, directeur de station de radio, Labro se présente lui-même comme étant d’abord et avant tout éclectique. Or, en France, on n’apprécie guère les cumulards. Labro journaliste est et reste, comme le montrent ses chroniques de « 7500 signes » dans le Figaro, incurablement enthousiaste. Il a, pour chaque sujet qu’il traite, la passion du débutant. Il marche, malgré son âge respectable, à l’admiration. Mais on ne carbure pas vraiment à l’admiration dans le journalisme français, où il est bon d’être revenu de tout et de ne s’étonner de rien. Son enthousiasme, précise-t-il, comme pour s’en excuser, n’est pas seulement professionnel : « C’est ma nature. C’est ma curiosité qui a été à l’origine de mon métier de journaliste, et il ne saurait y avoir de curiosité sans enthousiasme. Et puis il ne saurait y avoir d’enthousiasme sans énergie, et j’ai de l’énergie. Mes mentors eux-mêmes étaient porteurs de cette force vitale. » Pour résumer cette attitude, on pourrait peut-être extraire de son récit Tomber sept fois, se relever huit une petite phrase qui marque le début de son retour parmi les vivants après des mois de dépression. Un matin donc, au petit déjeuner, alors qu’il vient de mordre comme d’habitude on ne peut plus machinalement dans sa biscotte, il se surprend à penser : « Tiens, la confiture a du goût. » Lorsqu’on lui rappelle cette phrase, il rit, mais persiste et signe : « Oui, il faut que la confiture ait du goût tous les jours. »

            

Tomber sept fois lui a valu des milliers de lettres et de témoignages, qui l’ont convaincu qu’il avait eu raison de faire le récit de cette maladie très difficile qu’est la dépression nerveuse. « C’est finalement dans cette reconnaissance qu’est la récompense, la vraie, de l’écrivain. Dans ces gens qui viennent vous dire : “ Votre livre a changé ma vision. ” »

            

L’enthousiasme de Labro est-il indissociable de son américanophilie ? « Oui et non. La presse française n’est pas faite seulement de gens blasés et fatigués de tout ! Et, plus généralement, n’enterrons pas la capacité des Français de rebondir. Certes, la nature des Américains, mélange de sangs, de races, de cultures tellement différentes, fait d’eux un peuple qui regarde vers demain alors que nous avons tendance à regarder dans le rétroviseur, mais j’essaie de ne jamais généraliser. Cela dit, c’est vrai, le peuple français est un peuple critique, raisonneur, héritier de Voltaire, Rivarol, Rousseau, Chamfort ou, plus récemment, Cioran, autant de gens qui expriment très souvent un scepticisme lucide sur l’existence, alors que, outre Atlantique, l’attitude est plus optimiste, si l’on prend comme définition de l’optimiste celle qu’avait donnée Churchill : « quelqu’un qui voit derrière chaque calamité une chance ». Churchill n’était-il pas très américain en disant cela ? Nous, les Français, derrière chaque calamité, nous en voyons une autre. »

            

Pour autant, ce pessimisme français n’a jamais incité Labro à aller planter sa tente, ne serait que temporairement, de l’autre côté de l’Atlantique — et c’est peut-être pour cela que les Français, qui nourrissent des sentiments pour le moins ambigus à l’égard des États-Unis, ne lui ont jamais reproché sa fascination pour l’Amérique : « L’Amérique a été pour moi un champ d’exploration, le lieu de mes années d’apprentissage. Mais j’avais aussi, j’avais autant le désir de voir et de comprendre dans mon propre pays. » L’étudiant étranger qu’il était aurait pu rester là-bas, travailler par exemple pour le New York Times. « Mais mon père était à Paris et n’allait pas très bien ; mon frère faisait la guerre d’Algérie. Nous sommes pris dans des événements que nous ne contrôlons jamais. Je n’ai jamais eu envie de m’installer en Amérique, d’autant moins que j’avais bien saisi et bien compris aussi les failles du système américain, qui n’est pas toujours aussi séduisant qu’on le croit. » Assez significativement, le premier livre publié par Labro sur les États-Unis et écrit (en trois semaines) à l’instigation de son patron Pierre Lazareff (directeur de France-Soir) fut Un Américain peu tranquille, une monographie d’Al Capone rédigée de bout en bout sur un ton extrêmement ironique. « Seule manière pour l’écrivain de prendre de la distance par rapport à cet homme détestable. »

            

Labro est donc vite revenu en France, « comme le saumon remonte la rivière ». Et, pour le cas où certains n’apprécieraient pas cette comparaison piscicole, il la complète en récitant le premier quatrain du sonnet de Du Bellay Heureux qui comme Ulysse, en s’attardant sur le passage « …et puis est retourné, plein d’usage et raison ». Il le répète. Il le traduit : « L’expérience et la réflexion. » Mais il précise que le village où il est retourné n’est pas vraiment son Montauban natal, où il ne remet jamais les pieds, mais la France. Parce que la France n’est pas seulement un village : « C’est un hub, comme on dit pour les aéroports… »

 

Dans les vitrines des librairies, qui commencent à s’habiller pour Noël, Mon Amérique se retrouve souvent à côté du livre qui sert de catalogue à l’exposition Hopper…

 

Permettez-moi de voir là, non pas une coïncidence, mais une rencontre. Il  y a huit mois, j’ignorais qu’il y allait y avoir une exposition Hopper à Paris. En revanche, j’avais toujours considéré que Hopper devrait faire partie de mes cinquante Américains. C’est une rencontre normale, logique, et je suis content de savoir que l’exposition remporte un très grand succès. Je ne prétends évidemment pas me comparer à Hopper, mais j’apprécie chez lui ce regard lucide et sans illusion qu’on peut poser sur certains aspects des États-Unis. Vous me dites qu’il est le peintre du silence, et que la musique joue un grand rôle dans les films que j’ai tournés — mais un film est d’abord fait avec des images…

 

Comment est née l’idée de Mon Amérique ?

 

D’une collaboration entre les Éditions de la Martinière et moi-même. La Martinière avait acquis auprès de la Getty Foundation un véritable trésor constitué de centaines d’images et s’était dit, il y a six-huit mois, qu’une nouvelle campagne électorale s’annonçait aux États-Unis. Sens du marketing oblige, on m'a appelé parce que mon nom est souvent associé à l’Amérique, pour me proposer de participer à la confection de ce qu’on appelle un « beau livre », en commençant par dresser une liste d’Américains qui sortaient du lot. Cinquante Américains comme les cinquante étoiles du drapeau. La démarche s’apparentait à celle qu’on peut suivre dans une conférence de rédaction : on jette des idées sur la table et on trie. « On choisit d’abord les photos, et vous ferez les textes. » Au début, j’ai pris cela un peu à la rigolade, pensant que ce serait facile. En fait, cela a exigé beaucoup de travail. Nous avons d’abord sélectionné cent cinquante sujets, qu’il a fallu réduire ensuite à cinquante. Nous avons choisi les photos les plus originales possibles, d’autant plus qu’il s’agissait de gens très souvent photographiés, et, de fait, je crois pouvoir dire qu’il y a dans l’ouvrage un certain nombre de clichés très originaux. Après quoi, il a fallu que j’écrive cinquante fois un article, mais il est plus exact de dire que j’ai écrit cinquante short stories, mon ambition étant de combiner journalisme de qualité et approche littéraire. J’ai dû écrire comme un cinglé — 250000 signes, je crois.

 

Vos articles n’ont ni la même longueur, ni la même tonalité, ce qui est assez logique, mais la répartition entre les longs et les courts n’est pas forcément celle qu’on aurait pu attendre…

 

J’ai laissé parler ma mémoire, mon cœur et ma subjectivité. Quand je parle de personnages que j’ai rencontrés (Mohamed Ali, John Ford, Tom Wolfe, Stanley Kubrick), je m’implique directement. Mais tout est subjectif : il y a une deuxième catégorie constituée par des personnages dont le destin m’avait marqué et que j’avais suivis en tant que journaliste. Et tous les gens dont je parle, sans exception, sont des gens qui m’ont inspiré même si je ne les ai jamais connus ! J’ai écouté ma propre voix. La Martinière a commencé par me demander un « échantillon » pour ses représentants. J’ai dû griffonner quatre pages sur Kennedy, dont j’avais couvert la carrière de A à Z. On m’a alors encouragé à développer tout ce qui pouvait être subjectif dans ma prose : « Ne soyez pas un biographe classique. Que votre approche soit votre approche. Parlez à la première personne. » Je ne voulais pas du titre Mon Amérique. « Mais si, m’a-t‑on dit, c’est votre Amérique. » Alors, comme on dit familièrement, je me suis « lâché ». Ma vision, ma mémoire, mes expériences, le recul du temps et de l’âge — tout cela m’a conduit à faire un portrait en creux de ma propre expérience, sans que cela soit pour autant narcissique. J’ai essayé de trouver des anecdotes, des situations inédites, des angles. De m’imposer un rythme. Une brève, une longue. De donner à ce livre une musique.

 

Votre chapitre sur Ralph Lauren est écrit, assez curieusement, à la deuxième personne…

 

C’est venu comme ça. Comme est venu, à l'instinct, ce dialogue fictif entre deux personnages que j’ai adopté pour Chandler et Hammett. C’est en écrivant, pour échapper à la lassitude si l’on veut, que j’ai trouvé de tels angles. En outre, il se trouve que je connais très bien Ralph — ma femme travaille pour sa société. Et je ne voulais pas tomber dans un panégyrique grotesque ou embarrassant. Il m’arrive aussi de tutoyer Dylan dans le papier qui lui est consacré. Ces gadgets, ces ressorts, ces stratagèmes sont là pour varier le ton.

 

N’y a-t-il pas des articles que vous avez écrits parce qu’il fallait les écrire, mais que vous n’aviez pas forcément envie d’écrire ? On devine, avant même d’ouvrir Mon Amérique, qu’il contiendra un texte sur Marilyn Monroe, mais avez-vous véritablement choisi de traiter ce sujet ?

 

Je répète que nous avions choisi cent cinquante personnages et que nous en avons gardé cinquante. Ces cinquante ne sont donc pas là par hasard. Monroe ? Mais pourquoi faudrait-il reculer devant l’évidence et l’essentiel ? What did you expect ? Ida Lupino ? Deanna Durbin ? Mirna Loy ? Monroe a un destin. Elle existe. Cette blonde de l’écran continue à faire fantasmer cinquante ans après sa mort. On écrit même des romans sur elle. Oui, c’était une évidence. Maintenant, le travail de l’écrivain consiste à aller au-delà du cliché, à le contourner.

 

Est-ce que la vision de certaines photos a pu influencer votre texte ? vous a-t-elle fait véritablement découvrir certaines choses ?  

 

Je ne connaissais pas certaines photos. Beaucoup sont sublimes. Elles révèlent le caractère, la « gestique » de tel ou tel personnage. Voyez la double page sur Brando, à l’apogée de sa séduction : sensualité, individualisme farouche, personnalité mystérieuse et — qui sait ? — peut-être déjà le colonel obèse d’Apocalypse Now.

 

Vous avez cessé votre carrière cinématographique alors que, de votre propre aveu, vos films rendaient souvent hommage au cinéma américain…

 

Certes, mais ma vie n’a pas consisté à rendre hommage à l’Amérique, et je n’ai pas fait du cinéma pour rendre hommage au cinéma américain ! Il se trouve qu’on est venu me proposer de prendre la direction de RTL. Aventure pour moi tout à la fois inconnue et familière. Je connaissais bien sûr le monde du journalisme, mais je ne savais pas ce que c’était que diriger trois cents personnes. Je me suis dit alors : dans deux-trois ans, je reprendrai le cinéma. Mais j’ai été pris de passion pour cette nouvelle activité. J’avais une vie plus régulière. Je rentrais chez moi le soir. J’ai pu écrire plusieurs romans. Et j’ai tourné une page. C’est un peu ce qui va se passer avec ma chronique du Figaro. Elle me prend un temps fou. Occupe ma réflexion une semaine durant. Autrement dit, je vois là un bouquin en moins ou un film en moins. 2013 sera donc une année différente de celles que je viens de vivre.

 

Si vous aviez dix-huit ans aujourd’hui, partiriez-vous vers l’Ouest ou vers l’Est ?

 

Les deux. Un seul ne suffit pas. La seule question est de savoir par où commencer. Pour moi, étant donné les études que j’avais faites et l’enfance qui avait été la mienne, l’Ouest était un choix logique. Aujourd’hui, la gravité a basculé vers l’Asie. Mais il faudrait quand même dans un premier temps passer par le haut-fourneau américain. Car l’Amérique, comme je l’explique dans ma postface, à laquelle je tiens, continue d’être un laboratoire. Elle a évidemment fort à faire face à l’interrogation asiatique, car la globalisation n’est pas une plaisanterie. Le jeune d’aujourd’hui, s’il veut apprendre le monde, doit aller dans les deux hémisphères. Sans pour autant négliger l’Europe, qui n’est pas une terre morte.

 

Pensez-vous écrire un jour vos mémoires, même si, d’une certaine manière, vous ne cessez de les écrire depuis que vous écrivez ?

 

Vous répondez vous-même à votre question ! Mes romans sont des romans d’apprentissage. Ils reposent sur du vécu, mais j’ai énormément travaillé pour en faire de la fiction — mais non de l’autofiction, terme dont je ne sais trop qui l’a inventé et qui désigne peut-être simplement une manière d’échapper à un manque d’imagination.


Vous voudriez donc que je détricote, que je « démystifie » mes romans, que je dise ce qui était vrai et ce qui était faux. Des antimémoires, en quelque sorte ? Peut-être, mais je n’en suis pas encore là. J’ai au moins un ou deux autres projets en tête.

 

C’était il y a quelques jours l’anniversaire du discours de Gettysburg. Diriez-vous que votre vie a été marquée par « la recherche du bonheur » ?

 

Pas forcément du bonheur, composante aléatoire et fragmentée qui, comme la réussite, n’est pas forcément une ligne droite. Mais par la recherche du savoir, de la compréhension, d’une reconnaissance. Par la recherche de l’amour. Et l’on peut aimer sans que le bonheur soit forcément là : aimer, c’est aussi partager des épreuves, c’est être témoin d’une création ou d’une recréation de la vie. Mon petit-fils de deux ans et demi, auquel j’ai dédié mon livre, nous apporte, à ma femme et à moi-même, un renouveau, un renouvellement de l’observation que nous avions pu faire chez nos propres enfants d’une intelligence en développement. On ne peut pas arrêter la définition de la vie à la recherche du bonheur. Comme dit le sage : « D’où vient le désordre ? Tout commence par le manque d’amour. »

 

Propos recueillis par FAL


 

Philippe Labro, Mon Amérique, Éditions de la Martinière, octobre 2012, 232 pages, 30,00 €

 

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