Annick Geille : "Le parti-pris du romancier"

Auteur d’une dizaine de livres, la romancière Annick Geille est aussi critique au mensuel Service Littéraire et dirige « La Sélection » du Salon littéraire. Après Un amour de Sagan (Fayard), elle publie aujourd’hui Pour Lui, transformant en personnage de roman le collectionneur d’art et patron de presse Daniel Filipacchi.

 


— Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire Pour Lui ?

Pour lui est l’aveu souverain vingt ans après les faits d’un échec amoureux soudain projeté en pleine lumière, une lumière blanche, livide, d’une cruauté sans faille ; un aveu dénué de toute honte, comme transfiguré par le verbe. Le fiasco sentimental se produit dans toutes les vies, même les plus réussies, mais en général, il demeure secret, nous le cachons aux autres et tentons pour nous-mêmes d’en enjoliver les contours afin de nous protéger. Désirer quelqu’un qui ne vous veut en aucune façon, c’est humiliant. Nous refoulons, en quelque sorte, ce mauvais moment. Au contraire, j’ai voulu braquer le projecteur sur cet échec, observant ses effets à la loupe, longtemps après qu’ils se soient produits dans la réalité.En toile de fond, je me suis attachée à peindre aussi précisément que possible – avec le parti-pris du romancier – un certain âge d’or de la presse dite « magazine ». L’objet de cette passion qu’éprouve ma narratrice tout au long du roman s’appelle Daniel Filipacchi. À l’époque, il dirigeait un empire de presse depuis son bureau des Champs-Élysées.

 

— C’est la raison pour laquelle on se dit en vous lisant qu’il s’agit beaucoup de vous… Pourquoi avez-vous tenu à faire entrer ce texte dans la catégorie du roman ?

Les sentiments que j’ai éprouvés ont été réels, mais ils ont nourri des éléments qui sont de l’ordre de la fiction. On peut prendre toutes les libertés avec le roman, on peut lui donner une forte connotation autobiographique, la seule règle étant d’avoir une vision singulière du monde, donc une voix, ce qui se produit souvent lorsque le livre est nécessaire ; j’ignore si j’ai cette voix dans Pour Lui, c’est au lecteur de décider. Ce que je sais, en revanche, c’est que ce roman était nécessaire. Il me fallait l’écrire un jour.

 

— Le texte passe souvent du « je » au « elle ».

Lorsque les séquences sont dramatiques, voire tragiques, ou au contraire, empreintes d’une sorte de joie, j’ai eu besoin de cette mise à distance par la troisième personne. C’est aussi la raison pour laquelle, si j’ai gardé la vérité du titre Playboy, j’ai nommé autrement que ce qu’ils furent dans la réalité certains magazines qu’Anne – ma narratrice, sorte de double sans l’être tout à fait – dirigea. Il fallait cette distorsion pour que le récit prît ancrage dans la fiction. Celle-ci m’a fait cadeau en retour de très nombreux moments du livre. Souvent, ces développements ont l’air parfaitement réalistes ; d’autres chapitres, qui semblent appartenir à la fiction, sont au contraire le récit de ce que j’ai vécu dans la vie. Celle-ci n’étant jamais suffisante, comme le souligne Vargas LLosa, le romancier n’a de cesse que de la travestir pour lui donner épaisseur et réalité. Il doit mentir pour que tout ait l’air vrai.Ce qui importe, c’est le résultat obtenu par la construction et la transposition. On brode, on brode, et à la fin, les coutures disparaissent, le tissu se déroule, et on ne peut plus faufiler ni couper.

 

— Olivier Mony écrit Livre-Hebdo qu’il s’agit d’un livre « luxuriant, nocturne et douloureux ». Êtes-vous d’accord ?

Au départ, je voulais transfigurer un fiasco sentimental par le biais d’une construction romanesque assez élaborée, avec tout ce que cela implique comme architecture visible ou invisible des choses. La fiction a fabriqué tout ce qui, sans elle, n’aurait été que le déroulé des souvenirs. C’est elle qui donne au livre ce luxe de détails, cet éparpillement des personnages, ce foisonnement des lieux, l’intrigue en somme, avec ses péripéties, que je souhaitais exprimer avec la minutie des hyperréalistes américains dont Daniel Filipacchi fut l’importateur en France. Jeune patron de presse, en effet, il était déjà ce grand collectionneur d’art qu’il est resté. Sans doute influencée par des cinéastes tels que Visconti, Cukor, Mankiewicz, entre autres, je souhaitais aussi, étant donné la matière du roman qui se déroule sur une très longue période, au contraire d’Un amour de Sagan, qui est la peinture impressionniste d’un moment existentiel, qu’il y eut de l’image dans le texte, avec fondus enchaînés, arrêts sur images, gros plans, travellings arrière, etc. pour donner au roman cette ampleur créée par le temps.

 

— Anne, votre double, raconte donc son épopée au sein du groupe Filipacchi tout en décrivant une époque, celle du règne de la presse dite « magazine », et son mode de fonctionnement. Elle regrette que sa relation avec Daniel Filipacchi ne soit pas allée plus loin…

Il se trouve que j’ai bien connu Daniel Filipacchi, auprès duquel j’ai dirigé des magazines pendant vingt ans. À la demande de mon éditeur, je devais rédiger un essai intitulé Les années Playboy, car j’ai animé la rédaction de ce mensuel dans les années 1970, alors que j’étais, d’après L’Écho de la presse et de la Publicité, « la plus jeune rédactrice en chef de France ». L’une des plus rares aussi, car à l’époque, seule une infime minorité de femmes journalistes parvenaient aux responsabilités. En me mettant à écrire Les années Playboy, submergée par ma vérité, j’ai réalisé que le livre qu’il me fallait écrire n’était pas un essai sur Playboy mais un roman cernant enfin ma drôle de passion pour cet homme singulier qu’était et qu’est toujours Daniel Filipacchi. C’est alors que j’ai pris conscience du fait que tout ce que j’avais accompli dans ce groupe de presse, je l’avais fait pour lui.

 

— Pour Lui est-il le roman d’un impossible amour ou le roman de l’impossibilité de l’amour ?

Mes intentions d’auteur étaient de montrer, à bonne distance des faits, c’est-à-dire vingt ans après, une passion obsessionnelle durable, au cœur d’un monde changeant à toute allure, celui d’une certaine presse dite « magazine », cette famille de presse que les Français aiment particulièrement, au contraire des Anglo-Saxons qui préfèrent la quotidienne. Un univers qui bascule à la fin du roman avec l’avènement des mobiles et d’Internet. Le règne des écrans commence lorsque mon livre se termine. Pour Lui situe son action à Paris, New York, Los Angeles et jusqu’en Chine, des années Salut Les Copains à l’aube de la mondialisation. Tous les protagonistes de Pour Lui dansent sur un volcan. La fin annoncée du règne de la presse « papier » clôt cette fresque. Mes personnages, vrais ou inventés, vivent dans la passion de leur métier une époque assez gaie, insouciante, avant que leur savoir-faire soit supplanté par Internet et les écrans, contre lesquels non seulement je n’ai rien, mais qui me passionnent, chaque époque ayant ses techniques de communication. J’ai voulu fixer par la littérature cette page de notre histoire, dont il ne reste pratiquement rien, sinon des reportages, ou de vieux magazines périmés, ainsi qu’une page secrète de la mienne. Il fallait que ces deux aspects des choses fussent traités à égalité sur une période donnée, soit un quart de siècle. Pour tenter de provoquer une certaine intensité romanesque, j’ai accentué l’importance du cadre, du Paris des Champs-Élysées de jadis aux plages de Bretagne. Il me semble en effet que le décor avec ses descriptions et natures mortes est éminemment important dans un roman. Daniel Filipacchi étant amateur d’art et le spécialiste du jazz que nous connaissons, il fallait qu’il y eût de la musique et de la peinture entre les phrases, ce pourquoi les chapitres sont rythmés par des standards de jazz ou le titre de tableaux surréalistes.

 

— Votre narratrice semble vivre une grande solitude, passant vingt ans de sa vie de jeune femme entre les magazines qu’elle dirige et les chats qu’elle adore…

Il y a partout et mine de rien transposition, aménagements. Anne n’a pas d’enfant, alors que j’étais mère d’un fils. Pour que mon personnage soit plus fort, et sa solitude plus marquée, j’ai fait d’Anne une rédactrice en chef célibataire et sans enfant. J’avais déjà campé les tourments d’une jeune mère qui choisit de rester aux responsabilités dans Un amour de Sagan, je n’avais pas envie de recommencer. Elle n’écrit pas de romans, ce que j’ai toujours fait, mais rédige un journal intime. Je suis une grande lectrice de Colette, et j’ai très modestement tenté d’exprimer à ma façon les délices d’une relation vitale, intime, et je l’espère charmante, entre une jeune femme et ces gardiens du bonheur que sont les chats. Dans la vraie vie, Léonor Fini m’avait dit que j’étais une femme-chat.

 

— L’échec amoureux, la force du désir et des sentiments qui l’habillent sont-ils votre territoire d’écrivain ?

Pourquoi Anne ne désire-t-elle pas ceux qui sont attirés par elle ? Son amour manqué pour son père explique une partie de ce mystère. Son ambition, qui est une autre forme du désir, celui de se distinguer, peut provenir de ce ratage inaugural. Par ailleurs, outre ce fort désir pour Daniel Filipacchi, cet homme qui l’obsède, on sent chez elle un aussi fort désir d’art, qu’elle exprime par sa passion pour la littérature. Qu'est-ce que le désir ? Et plus particulièrement, le désir féminin ? Que désirons-nous, au fond, lorsque nous désirons ? « En amour tout est une question de timing », disait Sagan. La réalité, c’est l’absence d’harmonie des désirs qui se croisent. Tous les romans que j’ai écrits sont peu ou prou rattachés à ce ratage. Ce manque d’harmonie.Cette absence de bon « timing ». Certains croient voir dans Pour lui, sans l’avoir lu, un roman sentimental, alors que c’est tout le contraire. C’est l’obsession amoureuse mise à nu par l’obsession littéraire. L’amoureux et l’artiste ont en commun ce désir obsessionnel qui les anime aussi longtemps qu’ils sont vivants, au détriment de leur équilibre et de leur bonheur. Quant aux sentiments qui nous animent, ce « misérable tas de secrets », ils sont le nerf du roman, mais pour être dignes d’intérêt, il faut qu’ils soient tamisés par le temps ; l’écrivain ne peut parler des sentiments qui l’animent au présent. Son ressenti d’hier ou d’avant-hier est son univers de prédilection. S’il veut exprimer la force des sentiments, ce que j’ai tenté de faire avec Pour Lui, il lui faut donc se retourner et sauver de l’oubli ce qui peut l’être. « Tout passe, tout lasse, je me retournerai souvent », disait aussi Sagan.

 

— L’écriture pour fixer les méandres la vie intérieure ?

Le langage par le biais de la fiction rend l’existence plus vraie. Sans la littérature, le réel tombe en ruines, et entre par la grande porte dans le néant, quels que soient les exploits et péripéties. L’écrivain seul peut faire durer et parfois rendre éternel le temps perdu. La littérature, c’est ce grand soleil illuminant le temps perdu. C’est pourquoi le romancier doit aborder les thèmes fondamentaux de l’existence même et surtout dirais-je lorsque ceux-ci ne lui font pas honneur. Sans doute étais-je sotte d’aimer ainsi, mais ce fut ainsi que j’ai aimé. Pour lui, je l’espère, ne retrace pas que les péripéties de ma vie mais finit par devenir, le langage aidant, une trajectoire de femme dans le milieu de la presse. Nous assistons à l’évolution psychologique de cette femme sur une longue durée, et aux changements opérés en profondeur dans sa psyché par des d’expériences de vie somme toute assez classiques : famille, rencontres, sexualité, travail, etc. L’ambition qui anime Anne, sa passion pour le métier de presse, son désir d’imprimer sa marque sur ces magazines qui vont lui être confiés par Daniel Filipacchi ne sont que la partie visible de l’iceberg, sur quoi je passe assez vite. Je préfère m’attarder sur ses échecs personnels, et surtout le plus grand parmi ceux-ci : son incapacité à aimer. Ce qui fait d’Anne une handicapée du désir. Le désir obsessionnel qu’elle éprouve pour Daniel Filipacchi, cet être complexe et tellement attachant, qui l’estime, l’aime même d’une certaine façon, mais ne la désire pas, m’intéressait rétrospectivement. C’est pourquoi j’ai tenté de comprendre, à l’aide du langage, et à travers le personnage d’Anne, l’énigme de cette non-relation qui fut le moteur de son hors-bord. Vous remarquerez à ce sujet que Pour Lui est tout sauf un roman d’amour ; en effet, il ne se passe strictement rien entre Anne et Daniel, sauf ce qui advient dans son imaginaire de femme désirante. « La vraie vie est imaginaire », disait Virginia Woolf. C’est l’imaginaire de ma narratrice qui m’intéressait. Ce néant de la relation. Cette « passion fixe » à sens unique. Ce désir cru mis à nu, un désir qui perdure durement et anime vingt années durant cette femme ambitieuse, qui est tout sauf quelqu’un de candide, voilà le sujet de mon livre. « Dans une presse somme toute assez frivole, Anne ne l’est jamais », m’a écrit un lecteur. Le lecteur a toujours raison, même lorsque l’auteur perçoit son texte autrement, mais par chance, cette remarque rencontre mes intentions. Je voulais qu’Anne fût un personnage un peu sévère, retenu, pudique, une femme très différente de ceux qui l’entourent, sauf de l’objet de son désir, lui aussi à l’opposé de la frivolité, bien que la fabriquant et régnant sur elle.


— Daniel Filipacchi, qui apparaît dans votre roman, est bien le même que celui auquel nous pensons tous. Vous en avez fait un personnage de fiction. Était-il d’accord ?

Le vrai Daniel Filipacchi aurait pu être choqué de cette liberté que j’ai prise avec lui. Mais cela n’a pas du tout été le cas. Au contraire, lorsque je lui ai adressé le manuscrit, en fin de travail, il fut très élogieux. Il n’a absolument rien changé à mon texte, ce qui est inouï lorsqu’on se souvient qu’il n’accorde jamais d’interviews et qu’il refuse catégoriquement toute biographie, si l’on excepte le travail qu’ont réalisé quelques proches, dont Jean-Marie Périer avec Oncle Dan. Le photographe avait évidemment averti Daniel Filipacchi de son intention de publier ce recueil de souvenirs, ce que je n’ai pas fait en décidant soudain d’écrire ce roman. Atteinte à la l’image ? À la vie privée ? Je n’en menais pas large en lui adressant mon texte par la poste. Daniel Filipacchi m’a lue en vingt-quatre heures et m’a félicitée sans modifier une virgule de ce texte, si ce n’est une coquille dans le titre d’une rubrique de Jazz Magazine, ce que j’ai trouvé d’une élégance suprême. À son image, en somme. J’étais infiniment soulagée car j’aurais été obligée, sinon, de changer son nom, celui des protagonistes, or je déteste les romans à clef. J’aime faire entrer dans la fiction de vraies personnes tout en inventant une trame romanesque, même si c’est une entreprise périlleuse. J’avais risqué le même pari avec Françoise Sagan, que j’avais transformée en personnage de roman : Un amour de Sagan n’est en effet ni un essai ni une biographie de Françoise Sagan, mais un roman saganesque dont l’intrigue s’appuie sur un réel transfiguré par la fiction. Dès que je fais une expérience de vie un peu forte, j’ai envie de la faire entrer dans le champ littéraire. La forme que prend le roman, c’est le regard de l’écrivain sur le monde, et sur le sujet de son livre plus particulièrement. La vision que j’avais de Françoise Sagan m’a valu Un amour de Sagan, dont le premier titre, celui que j’ai proposé à mon éditeur, était d’ailleurs Impressions Sagan. Aucune prétention à dire tout le personnage, pas la moindre ambition biographique, mais le désir d’utiliser la littérature pour peindre Sagan et ses proches. De l’impressionnisme par les mots, comme je l’aime en peinture. J’ai tenté avec Pour Lui de communiquer à mon lecteur ma vision de Daniel Filipacchi. Là encore, on pourrait dire Impressions Filipacchi. Du subjectif pur.

 

— Un sacré personnage, lui aussi !

J’ai voulu réunir les morceaux épars de ce puzzle qu’était un personnage de cette envergure. J’ai tenté de faire un portrait de lui aussi fidèle que possible, à travers le prisme d’une conscience aux aguets, celle de cette femme désirante qu’est ma narratrice. Jeune femme, j’avais beaucoup aimé Lettre d’une inconnue de Stéphane Zweig. J’aimais cette idée tellement romanesque d’une passion exprimée après le tomber du rideau. La difficulté majeure était d’éviter l’adoration béate, qui aurait donné à ma narratrice un côté fan. Anne n’est pas une fan de Daniel Filipacchi. Elle est dans l’amour courtois une sorte d’obsédée textuelle, si vous me permettez l’expression.



— Vous avez rencontré Sagan à l’époque où vous étiez rédactrice en chef de Playboy. Vous lui aviez rendu visite pour lui commander une nouvelle inédite, et vous êtes repartie trois ans après…

Françoise Sagan, chez laquelle j’ai vécu dans sa période « rue d’Alésia » et alors que Bernard Frank écrivait Solde dans une sorte de désespoir blanc, fut une grande amie. Cette forte expérience de vie m’a valu Un amour de Sagan, ce roman que j’ai écrit en essayant d’imaginer les réactions de mon personnage au fur et à mesure du roman. C’est Bernard Frank qui m’avait donné l’idée d’écrire ce livre, un soir que nous dînions chez lui rue du Faubourg Saint Honoré. Ce soir-là, comme souvent, il nous avait servi une côte de bœuf et des pommes de terre au four dorées à point, car il aimait cuisiner des choses simples, qu’il voulait d’autant plus savoureuses. Je l’ai pris au mot, et il devait être mon premier lecteur, ce qui rendait l’entreprise extrêmement dangereuse, car il est beaucoup question de lui et de ce drôle de trio que nous formions à l’époque. Alors que je terminais mon travail, et que j’allais le lui montrer, je dus affronter sa mort brutale ; j’en fus très éprouvée, et cela doit se sentir au fil des dernières pages, écrites alors que je savais qu’il ne lirait jamais ce texte que je lui devais d’une certaine façon. À sa manière, et sur un tempo radicalement différent, puisqu’il ne s’agit pas d’un « instantané » de vie mais d’un plan fixe étalé sur un quart de siècle, Pour Lui tente lui aussi de capter et de garder un certain air du temps, à un moment historique donné, et de sauver de l’oubli des pans de la petite histoire et de la grande, car Daniel Filipacchi est un personnage mythique aussi intéressant que l’était Sagan, pour des raisons différentes. En apprenant à les connaître, j’avais été frappée par leur ressemblance psychologique. Ils sont d’accord sur l’essentiel. Finalement, lorsque par chance on est journaliste depuis toujours et qu’on entreprend d’écrire un roman, on sait l’importance du détail dans la narration de l’accident. Le savoir-faire du journaliste aide beaucoup le romancier. Bien entendu, cela ne suffit pas. Encore faut-il avoir un imaginaire, ce qui ne s’apprend pas. C’est injuste mais c’est ainsi.

 

— Vous étiez journaliste. Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire des romans ?

Depuis le début, j’ai mené ces deux activités de front. Au-delà des passions et de tout ce qui passe et lasse, hélas, ma plus grande passion a toujours été la littérature. Naturellement, je me suis tournée vers le métier de presse tout en écrivant mes livres la nuit. J’ai obtenu le Prix du Premier roman avec Portrait d’un amour coupable qui traite de la détestation d’une fille pour sa mère alors que je dirigeais Playboy. Puis, toujours chez Grasset, j’ai publié Une femme amoureuse qui fut traduit un peu partout à ma grande surprise, alors que je venais de lancer le magazine Femme pour Daniel Filipacchi. Chez moi, la journaliste et la romancière ont toujours cohabité.

 

— L’écrivain joue-t-il encore un rôle dans notre société ? N’a-t-il pas d’abord été supplanté par le journaliste puis, plus récemment, par Internet et cette faculté offerte à n’importe qui d’écrire n’importe quoi ?

Vous savez, le « n’importe quoi » qui frappe les esprits aujourd’hui est oublié demain. « Much ado about nothing », dirait Shakespeare. Par opposition au bruit ambiant, il me semble que la seule chose qui importe sur terre, c’est l’art et la mer. C’est la raison pour laquelle je me rends souvent en Bretagne, et c’est la raison pour laquelle, ayant depuis l’enfance et aussi loin que je remonte ce penchant pour la littérature, je considère que l’écrivain est au-dessus du journaliste, bien sûr. L’artiste est au-dessus de tout. Je me souviens de l’effet que produisit sur moi adolescente le Discours de Suède de Camus. Quant à ce qu’on appelle les « livres de journalistes », ils ne trouvent grâce à mes yeux que lorsqu’ils sont dans la littérature.Car leurs auteurs alors sont des écrivains, donc des artistes. Le problème c’est qu’aujourd’hui, les éditeurs font le travail assumé hier par les patrons de presse. Ils commandent à mes confrères et consœurs des documents, des enquêtes. La presse écrite n’a plus les moyens de financer ces reportages longs et coûteux. Ces investigations. Les ouvrages produits ainsi ont une durée de vie très courte, ce sont des livres souvent liés aux événements, ou à la chose politique. Pour qu’il y ait fiction et non pas simple reportage journalistique, il faut chaque fois effectuer par le langage une transposition, décaler les faits, tenter de saisir par les mots la vérité des êtres, changer la donne, créer les lignes de force de la vie recréée par le texte. Le reste m’ennuie. Je préfère lire des articles de presse, souvent excellents. Car il y a des romanciers de la presse. Je citerais par exemple Ariane Chemin, que j’admire pour ses articles d’une rigueur exemplaire, quoiqu’extraordinairement romanesques. Je lis aussi avec délectation les blogs de mes confrères, j’adore Internet. Tout ce qui est de l’ordre de l’information me passionne, je suis journaliste pour toujours et à jamais. Fouineuse et curieuse, donc, toujours à l’affût. Cependant, j’aime par-dessus tout, et au-delà du formidable savoir-faire de certains de mes confrères, Jean Rhys et Carson Mc Cullers, Les mots de Sartre, La chute de Camus, Fitzgerald, Stendhal, Duras, Woolf, Genêt et… mais nous allons nous arrêter là, car je pourrais remplir avec le nom de mes auteurs de prédilection les pages de ce journal. « En lisant en écrivant », comme disait Gracq, j’ai construit ma vie pour et par la littérature. Je suis une femme qui lit et écrit. Cela dit, je conclurais en vous disant que je ne crois pas un instant à ce qu’on appelle la « littérature féminine ». Les hormones produisent parfois des enfants, pas des mots. L’écrivain digne de ce nom est par définition au-delà des genres. Il est le passe-muraille des genres. Flaubert ne disait pas seulement « Madame Bovary, c’est moi » ; il disait aussi : « Je suis la pierre au bord du chemin. » Homme ou femme, l’écrivain sait ce qu’éprouve la pierre au bord du chemin, ou alors il n’est pas digne de ce nom.On est dans la littérature ou pas. Le livre est bon ou mauvais. Le reste n’a pas d’importance.

 

Propos recueillis par Joseph Vebret (septembre 2011)

 

Annick Geille, Pour Lui, Éditions Fayard, août 2011, 496 p., 24 €

 

NB : Annick Geille est chroniqueur au Salon littéraire pour lequel elle sélectionne les meilleurs extraits des livres à paraître. 

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