Georges Flipo : Produire de la beauté

Georges Flipo est venu à l’écriture presque par hasard après une carrière « linéaire » dans la publicité. « Tout est allé très lentement, puis soudain très vite », explique-t-il, l’air surpris de son succès. Il alterne nouvelles et romans, fiction et littérature policière, sans jamais se départir d’une certaine bonhomie et d’un fameux sens de l’humour…


 

— Comment êtes-vous passé du roman « classique » au roman policier ?

En me vexant et en mangeant une pizza, de façon presque simultanée.

Tout est la faute de mon second roman classique, Le film va faire un malheur ; il avait obtenu un bon accueil de la critique, disons même très bon, mais la mise en avant chez les libraires a été minimale. Donc peu de ventes. J’en ai été vraiment vexé, et j’ai essayé de comprendre. Son point faible, m’a-t-on expliqué, était de comporter un truand et deux flics parmi ses personnages principaux, sans que cela soit un vrai roman policier. C’était un livre trop criminel pour être un roman classique, mais pas assez whodunit pour être rangé parmi les polars. Du coup, on le rangeait sous la table.

Je commençais à me poser des questions quand, en déjeunant dans une pizzeria avec une amie experte en littérature policière, la vraie question m’a été posée : « Et pourquoi n’écririez-vous pas un vrai polar ? » Il y avait une idée de polar littéraire qui traînait dans ma tête et dans mes notes, je la lui ai racontée, elle m’a dit de l’écrire et j’ai dit oui. Je suis un auteur très docile.

Je ne serais jamais passé directement du roman classique au roman policier si je n’avais pu ajouter cette « griffe littéraire » à mon polar. Toute œuvre littéraire doit présenter à la fois un intérêt de l’histoire et une beauté de l’écriture. Beaucoup de polars me semblent déficients sur ce second point, ce ne sont que des scénarios bien racontés. En ancrant mon histoire dans un univers littéraire, je m’obligeais à un travail de forme. En tout cas, cet habillage littéraire me donnait bonne conscience.

Cela dit, on ne passe pas si facilement du roman classique au roman policier : au début, j’ai voulu trop bien faire, trop respecter les codes du roman policier, ce qui m’a donné une première version sans intérêt, sans personnalité. J’ai tout récrit, en me perchant plus « sur l’épaule » de la commissaire pour focaliser le récit, et en adoptant un ton plus grinçant. Certains le considèrent même comme un roman policier humoristique, ce qui me paraît exagéré.

Je n’ai jamais regretté cette incursion dans la littérature policière : elle m’a permis d’entrer à La Table Ronde, un éditeur qui m’a toujours attiré. Je leur avais envoyé les manuscrits de mes deux premiers romans classiques ; ils avaient été bien accueillis, mais sans publication. Je leur ai envoyé celui de La commissaire sans aucune illusion, et leur accord a été immédiat.

 

— D’où vous est venue l’idée de cette femme commissaire, devenue personnage récurrent de vos romans à la Table Ronde ?

Là encore, elle m’est venue de cette amie et de cette pizza. J’avais une idée de commissaire mâle, cinquantenaire, triste, bougon et très vertueux, un peu comme moi. Cette amie m’a objecté que le personnage serait ennuyeux (comme moi, sans doute, mais elle ne l’a pas dit) et qu’une femme serait plus intéressante. Elle m’a suggéré comme modèle une femme politique que je ne citerai pas, assez amusante, mais trop sage à mon goût. J’ai préféré m’inspirer d’une bonne copine de la publicité, et là, tout est devenu facile. C’était, plus qu’une inspiration, presque du carnet de croquis. Le physique, le caractère, le vocabulaire de Viviane Lancier, c’est cette publicitaire. Quand je mets les dialogues en place, je les imagine dans sa bouche, et les mots viennent aussitôt. Le plus curieux, c’est que la bonne copine ne s’est jamais reconnue.

C’est une technique que j’utilise fréquemment ; elle est peut-être banale chez les auteurs, je n’ai jamais posé la question aux chers collègues. Pour créer la plupart de mes personnages, je choisis comme modèle un ami, un parent, un collègue, une relation, ou un personnage connu. Quand j’écris, c’est lui – ou elle – que je fais parler, avec son vocabulaire, son phrasé. Cela me donne des dialogues plus différenciés, plus consistants dans la continuité. Pour moi c’est très important : je suis agacé par les romans où tous les personnages parlent « avec la même voix », celle de l’auteur.

 

— Faites-vous beaucoup de recherches pour vos romans policiers ?

Je fais beaucoup de recherches, même si cela m’ennuie. Même si cela ne se voit pas.

Cela m’ennuie, car je n’ai pas le profil universitaire. Je ne sais où chercher ma documentation, j’y perds un temps fou. Quand je la trouve, je ne sais comment la classer, j’en garde beaucoup trop, je m’y noie. Ou pire, je finis par me passionner par le sujet que j’explore… la biographie de Baudelaire, l’étude des cadavres de pendus, ou, ces derniers temps, le délit de vagabondage à la fin du XVIIIe siècle… au point d’oublier le roman que je prépare.

Mais tout cela m’est très utile, même si je ne suis guère exhibitionniste de mes résultats dans l’ouvrage rendu. D’abord parce que cette documentation donne de belles idées d’enrichissement d’intrigue. Ensuite parce qu’elle rend l’écriture plus facile, plus précise : j’écris plus librement quand je sais de quoi je parle, ne serait-ce que pour esquisser en trois mots le décor d’une scène.

Comme Simenon qui savait décrire les écluses parce qu’il avait navigué en péniche, je donne toujours une préférence à la documentation de visu. Je suis vraiment allé à Rhodes et à Lindos ainsi que dans un club de vacances bas de gamme de l’île, exprès pour écrire La commissaire n’a point l’esprit club. Toutes les descriptions des animations du club sont authentiques, y compris le karaoké auquel j’ai participé, mais j’ai été moins applaudi que Willy. Seule la soirée du 14 juillet est inventée, mais je suis convaincu qu’elle doit exister dans certains clubs.

Accessoirement, j’effectue aussi un travail de documentation post-écriture : le premier polar a été soumis à un haut magistrat pour validation des procédures (« dans la réalité, on a vu pire », a-t-il conclu), et à un médecin néphrologue qui a réorienté l’intervention chirurgicale du lieutenant Monot.

 

— Partez-vous d’un plan très élaboré et précis, ou vous laissez-vous une part d’improvisation ?

Puisqu’on parlait de Simenon, j’ai toujours été stupéfait par sa capacité de pilotage à vue : il confessait aller jusqu’à la page 100 avant de savoir comment finirait chacun de ses romans, et j’imagine le travail de re-verrouillage de l’amont que cela devait ensuite impliquer pour lui.

Je n’ai pas son talent, mes intrigues sont suffisamment imbriquées pour que je m’y perde aussi vite que la commissaire. J’ai donc besoin d’un plan très détaillé qui peut aller jusqu’à la vingtaine de pages. Je consacre beaucoup de temps à cette étape, et elle m’amuse. J’y passe parfois plusieurs mois, comme dans L’esprit club. Ce plan me rassure quand j’écris, je sais où je vais : du coup, je n’hésite pas à m’en écarter, je sais que je peux revenir à mon plan GPS si je m’égare.

Quand je quitte le plan, ce peut être parce qu’une opportunité de sous-intrigue se présente au fil de l’écriture, ou parce qu’un personnage qui passe me paraît mériter un plus beau rôle. Mais c’est aussi parce que, parfois, un passage ne se traduit pas par une qualité d’écriture suffisante. Je préfère toujours supprimer une page et modifier l’intrigue plutôt que de m’embourber dans une narration vaseuse.

Je m’écarte à nouveau de ce plan, après avoir écrit « fin », quand, à la relecture, des problèmes de rythme m’apparaissent : dans l’univers policier, ils sont cruciaux. Et même si je ne les vois pas, je suis très sensible aux remarques les concernant : après lecture du manuscrit, La Table Ronde m’a proposé deux changements dans le plan, que j’ai acceptés d’un cœur léger… un mort de plus, une fausse piste supplémentaire. Cela donnait du rebond, et c’était joli à raconter.

 

— Trouvez-vous Viviane Lancier sympathique ? Vous n’êtes pas tendre avec elle, ses goûts vestimentaires, son tour de taille…

J’éprouve une infinie tendresse pour Viviane, je l’aime plus qu’une sœur. C’est une amie que j’aimerais fréquenter souvent, le temps d’une paella et d’un pichet de rosé. Elle me parlerait de ses enquêtes qui foirent, je lui parlerais de mes nouvelles que j’ai en tête depuis quelques années et dont je n’ai jamais écrit une ligne. Je ne lui ferais certainement pas de remarques sur ses goûts vestimentaires, car elle s’habille mieux que moi. En tout cas, elle essaie. Et ses petits ensembles Caroll valent mes vestes Celio.

Quant à ses bourrelets, vous ne les avez jamais vus de près : ils sont moelleux et suaves comme ceux des Vénus de Rubens.

Tout cela pour dire que je la trouve sympathique, parce qu’humaine et vraie, surtout quand elle est odieuse avec ses jeunes lieutenants, ou quand elle passe son dimanche devant la télé en se plongeant dans des grilles de sudoku. En tout cas, elle me plaît. Et je ne suis pas le seul, si j’en juge les retours des lecteurs et surtout des lectrices, exprimés dans la planète blog. Il y a quand même environ 20 % des lectrices horripilées par le personnage. Peut-être est-ce un effet miroir.

Il est question que Viviane Lancier fasse une carrière à la télévision, et j’en suis heureux pour elle. J’espère qu’elle y gardera ses poignées d’amour, ses complexes, ses sautes d’humeur et ses relations libidineuses avec les beaux adjoints. Je serais triste qu’on la reformate, qu’on l’aseptise.

Je serais incapable d’écrire un roman où les personnages seraient beaux, forts, intelligents et souriants. Pourquoi croyez-vous que les héros de Dostoïevski sont aussi impressionnants ? Parce qu’ils ne sont que failles, haines et douleurs. Je ne suis que l’ombre de son ombre, mais, comme lui, j’ai besoin de m’entourer, dans mes romans et dans mes nouvelles, de personnages fragiles ou douteux, complexés, mégalomanes ou malsains. Certains boivent, ou ont une odeur forte, d’autres sont incultes, aigris ou snobs. Les gentils sont rares.

Le héros positif, voilà l’ennemi : c’est le début de la littérature totalitaire. Savez-vous qu’en France, après 1945, une directive ministérielle enjoignait aux éditeurs de littérature pour jeunes de présenter des « héros positifs » ? Ils venaient d’en prendre pour cinq ans et n’avaient toujours pas compris.

 

— Allez-vous vous concentrer sur ce genre littéraire ou prévoyez-vous d’autres romans ?

Je ne vais pas abandonner la commissaire Viviane Lancier, ce serait trop ingrat eu égard au bonheur qu’elle m’a apporté : les ventes ont battu tous mes records (même celles de mon recueil Qui comme Ulysse), les réactions des lecteurs sont plus qu’encourageantes, et le roman est en cours de traduction aux USA, en Russie et en Allemagne. Il est déjà publié en Italie – excellente traduction, d’ailleurs.

Cela dit, je vais la fréquenter de façon un peu moins exclusive, car je ne veux pas devenir un auteur 100 % policier. On n’écrit pas impunément du roman policier : c’est un travail très codé qui forme, donc qui déforme. Il y a un rythme, une construction d’intrigue, propres à ce registre, qui peuvent devenir une seconde nature. Je veux pouvoir aussi pondre des romans sans me demander qui je vais assassiner au prochain chapitre, des romans où le héros m’est presque inconnu au premier chapitre. J’en ai d’ailleurs un en cours.

Et je prépare en parallèle un nouveau recueil de nouvelles. Plusieurs sont déjà prêtes.

 

— Vous sentez-vous plus à l’aise dans le format de la nouvelle courte que dans l’écriture au long cours ?

C’est difficile à expliquer parce que c’est apparemment trop simple ; quand j’écris des nouvelles, je me sens plus à l’aise dans la nouvelle, et, quand j’écris des romans, je me sens plus à l’aise dans le roman.

Le roman, je le vis comme une relation ravageuse avec une vieille maîtresse qui me harcèle et envahit ma vie privée. La nouvelle, c’est un délicieux flirt, bref et exaltant, qui me fait chanter le matin sous la douche.

Dans le roman, il y a une phase merveilleuse, c’est l’invention du récit, la création du plan, l’apparition de l’histoire. Vient ensuite la phase de l’écriture, et là je souffre terriblement, même quand j’avance vite : l’écriture d’un roman ne me fait pas rire, même s’il est humoristique.

Dans la nouvelle, c’est très différent : l’histoire est plus simple à imaginer, je suis pressé de l’écrire dès que je la tiens. J’écris quelques paragraphes, quelques dialogues qui seront les points d’ancrage et je me lance avec une joie de débutant. La plus grande difficulté, c’est de trouver le ton de narration.

Certaines nouvelles me demandent quand même un long effort d’écriture ; quand je préparais le recueil Qui comme Ulysse, il m’a fallu près d’un an pour aboutir à la forme définitive de La partie des petits saints. Mais j’ai écrit La route de la soie en deux jours.

Roman ou nouvelle ? Je crois que j’aurai toujours besoin des deux, ce sont des disciplines complémentaires : la nouvelle me fait travailler le rythme, la densité d’écriture, et le roman m’oblige à affiner la psychologie de mes personnages.

Le roman m’apporte des joies d’auteur social : des billets plus nombreux et plus diserts dans la critique, des possibilités de rebond en traductions et en adaptations. La nouvelle m’apporte des joies esthétiques : on peut avoir une vue globale de l’œuvre achevée, une vue complète presque immédiate. On perçoit en un quart d’heure les problèmes de rythme, les ruptures de ton. La perception d’un roman, elle, est toujours fragmentée, la vue d’ensemble est impossible. C’est comme L’École d’Athènes, de Raphaël : magnifique fresque, mais il y en a trop à regarder. Je préfère La jeune fille à la perle.




— Quel a été votre parcours jusqu’à votre premier livre ?

Un parcours très linéaire : dès la sortie de l’ESSEC, j’ai choisi le métier que je voulais faire depuis mon adolescence. Je suis devenu concepteur-rédacteur dans la publicité. On croit qu’il prépare à la carrière d’écrivain, mais c’est un leurre. On y utilise un vocabulaire de 800 mots et on y bannit les paragraphes de plus de trois phrases. On s’y méfie des littéraires comme de la lèpre. Et pourtant, chaque décennie, on voit de vrais écrivains sortir de ce petit monde. Il y avait Yves Navarre et René-Victor Pilhes quand je débutais, puis Alain Absire, Jean-Noël Fenwick et Georges Kolebka. J’en oublie d’autres et des bons, qu’ils me pardonnent, et notamment Beigbeder, mais lui, je ne l’ai jamais croisé. On en parlait dans le métier comme de talents dévoyés. Un bon film de 30 secondes nous paraissait plus fascinant qu’un bon roman de 300 pages, parce que votre concierge, votre notaire et votre petit neveu pouvaient réciter par cœur les dialogues du premier, pas du second.

Ce métier m’a apporté beaucoup de joies, mais j’ai fini par m’en lasser au moment où je commençais à m’intéresser à l’écriture littéraire. Je ne sais pas lequel des deux phénomènes explique l’autre.

 

— Qu’est-ce qui vous a amené à écrire ? Comment vous est venu le déclic, l’envie ? Vous expliquez sur votre site internet que vous n’aviez pas la vocation…

C’est vrai, je n’avais pas cette vocation. J’en avais déjà deux, étant adolescent : devenir archéologue ou créatif publicitaire. Un professeur m’a fait renoncer à l’archéologie en m’expliquant qu’il fallait être très ordonné. La publicité me semblait plus abordable. On semblait bien s’y amuser, et j’avais déjà visité une agence de publicité : les bureaux des créatifs étaient aussi bordéliques que ma chambre.

Je ne me voyais pas écrivain. J’aimais bien imaginer des histoires, mais le beau style me semblait relever d’une grâce divine qui ne me visitait pas. Depuis mon enfance, le style m’a toujours fasciné. Cela remonte à la lecture de L’Odyssée, dans laquelle je m’étais plongé très jeune pour faire l’intelligent, sans rien y comprendre. Je suis allé voir mon père : 

— Papa, qu’est-ce que ça veut dire « Dans son berceau de brume, l’aurore aux doigts de rose… » ?

— C’est pour décrire le matin.

— Mais on aurait pu dire simplement « le matin ».

— C’est pour faire plus joli. Ça évoque plus de choses, ce n’est pas juste le matin.

Découverte bouleversante : on pouvait évoquer et pas seulement raconter. On pouvait écrire pour faire plus joli. Je n’ai jamais oublié cela. Et je ne m’en suis pas senti capable pendant quarante ans. J’ai écrit quelques nouvelles à mes débuts dans la publicité, et je les ai abandonnées. Leur style me paraissait maniéré, enflé, puéril. Il l’était.

C’est bien plus tard, un peu à la fois, que j’ai pris confiance en moi.

J’ai commencé par écrire pour mes enfants un gros roman « dont on est le héros », dans les années 1990. Je ne l’ai montré à aucun éditeur, car le sujet me paraissait ringard : c’était l’histoire d’un adolescent qui part comme pensionnaire dans un collège… dont les professeurs sont des sorciers. Cela trois ans avant le premier Harry Potter… vous imaginez mes regrets en 1997 ! Mais j’avais tiré un réel plaisir de ces trois mois de travail. J’avais découvert que l’écriture m’amusait.

C’est quelques années plus tard que j’ai écrit deux nouvelles pour un concours, lors d’un été où j’étais immobilisé. Cela s’est bien passé, j’ai continué à faire les concours. Huit mois après avoir écrit ma première nouvelle, j’ai signé mon premier contrat chez Anne Carrière. Depuis, je publie un livre par an.

Vous voyez, il n’y a pas vraiment eu de déclic, mais des petits signaux. Tout est allé très lentement, puis soudain très vite.

 

— Où puisez-vous votre inspiration ? L’actualité, la vie quotidienne ?

Il y a deux formes d’inspiration, celle pour trouver les sujets et celle pour les écrire.

Pour la première, cela peut paraître vaniteux, mais je ne l’ai jamais considérée comme un problème. Je ne puise pas, elle coule au pied de la maison.

Même si je ne prends jamais de notes, j’absorbe beaucoup, notamment dans les conversations que je grappille, même quand elles ne me sont pas destinées, et aussi dans des cadres qui me font vite imaginer des histoires pouvant s’y dérouler (notamment pour les nouvelles). J’ai une imagination assez souple, capable d’enchaîner et enrichir de pauvres fragments d’idées, c’est commode. Je n’ai qu’à me servir, et surtout à choisir, ce qui est bien plus difficile : de belles idées ne donnent pas forcément de belles pages de littérature. J’ai très vite en tête les points de départ, et assez vite les grandes lignes du récit. C’est le plus facile.

Là où le manque d’inspiration me fait souffrir, c’est dans l’écriture proprement dite. Je suis un besogneux de l’écriture, et je travaille beaucoup pour que cela ne se voie pas.

 

— Avez-vous des rituels d'écriture ?

Oui, mais ils ne marchent pas. Je range bien mon bureau pour que rien ne puisse perturber ma concentration, je ferme la porte, je lance un CD de chant grégorien. Et rien ne vient : tout ce que j’écris me paraît apprêté, laborieux. Le soir, je relis et j’efface tout. C’est là le vrai progrès du PC pour l’écrivain : il permet de jeter sans honte d’avoir gaspillé de papier.  

J’ai plus simplement une habitude, sans être un rituel, c’est d’écrire le matin, de préférence tôt (5 h ou 6 h, voire 4 h). Là, l’écriture vient plus facilement. En fin de la matinée, je ne suis plus bon qu’à corriger. D’abord un survol en surlignant tout ce qui me paraît d’une qualité douteuse, puis une reprise de chaque passage surligné. Le soir, je relis en notant des commentaires là où je me pose des questions, mais je ne corrige guère.

J’ai quand même un vrai rituel d’écriture dont je ne suis pas fier : j’ai un besoin pathologique de commencer chaque nouveau livre… sur un nouveau PC. Ils me donnent l’impression de repartir à zéro, de me lancer dans une grande aventure. Dans la pièce où je travaille, je peux compter dans mes étagères sept PC portables. Un par livre, ou presque : voulant sortir de ce rituel absurde et ruineux, j’essaie enfin d’écrire mon troisième roman policier sur le PC où je viens d’écrire mon quatrième recueil de nouvelles (Tous ensemble, mais sans plus). Mais je crois que j’ai tort : je n’ai jamais tant souffert.

 

— L’écriture est-elle chez vous une seconde peau ? Êtes-vous constamment en éveil, prenez-vous beaucoup de notes, vous astreignez-vous à une régularité ?

Si c’était une seconde peau, elle serait bien boutonneuse. L’écriture n’est pas une seconde nature, c’est une chance qui m’est tombée dans les bras. Une bonne fortune, et je veux la vivre comme telle. Je peux passer plusieurs mois loin du clavier sans être frustré – c’est le cas actuellement. Je suis bien plus frustré de ne pas pouvoir courir, en raison de pépins physiques.

Mais l’écriture devient parfois une première peau, quand je suis en phase intense, quelques mois par an. Là, je ne prends pas de notes, mais je ne pense plus qu’à ça. Le monde réel n’est alors plus qu’un décor, la vraie vie est dans ce que j’écris. Je deviens imbuvable pour mon entourage qui attend la fin du manuscrit avec encore plus d’impatience que moi.

 

— Êtes-vous un grand lecteur ? Quels sont vos auteurs de prédilection ? Qui trouve-t-on dans votre bibliothèque ?

Je suis un goinfre de lecture, depuis mon enfance. Une vie sans livres serait une existence tragique. Je les aime tellement que j’en lis souvent deux ou trois en parallèle, ce qui est une absurdité. Mes auteurs de prédilection ? Ce sont ceux que je relis souvent sans le moindre ennui : Borges, Kipling, Baudelaire. Derrière, il y a un beau peloton : Dostoïevski, Umberto Eco, Cortazar, Jorge Amado, Marcel Aymé, Buzzati, Simenon. J’ajouterais Roger Vailland, Nimier, surtout pour le style. Si vous me posiez la même question demain, je donnerais probablement une autre liste. Mais Borges, Kipling, Baudelaire, non. Ceux-là, c’est de la beauté immuable.

 

— Quel est pour vous le rôle de l’écriture, la mission de l’écrivain ?

Oh, le rôle de l’écriture… faut-il vraiment trouver un rôle aux émotions ? D’un point de vue strictement égoïste, l’écriture me sert à produire de la beauté. C’est présomptueux, mais c’est ce que je vise quand j’écris : une émotion devant l’esthétique du travail fini. Si cette émotion est ensuite partagée, elle apporte un autre plaisir, celui de la reconnaissance, de la considération ; mais on bascule alors dans la vanité.

La mission de l’écrivain ? Je ne vais pas me gausser des écrivains qui se sentent investis d’une mission : Victor Hugo ou Soljenitsyne, par exemple, sont des géants. Mais moi, je n’ai jamais vu Dieu pointer son doigt sur moi en proclamant : « Tu seras écrivain, et voici ta mission. »

Et tant mieux. Il est déjà difficile de croire en son talent, ce doit être terrible de devoir croire en sa mission.

 

— Et la place de l'écrivain dans la société ?

Il m’est difficile de répondre : je ne raisonne pas en logique corporatiste. Je ne réfléchis guère sur le rôle de mes collègues dans la société. Certains comme Soljenytsine écrivent d’abord pour éclairer le monde, leur écriture n’étant qu’un moyen, magnifique, d’ailleurs. J’ai pour eux un grand respect, surtout quand ils mettent en jeu leur liberté ou même leur existence au service de grandes idées, notamment en Chine ou à Cuba.

D’autres se servent de leur notoriété pour prendre la parole, imposer des points de vue moraux, politiques, sans légitimité, sans intérêt. Comme s’il suffisait d’avoir vendu à plus de 10 000 ex pour s’instituer maître à penser. Là, c’est la notoriété qui donne du poids, plus que la fonction d’écrivain. Ce n’est parfois même que la notoriété au service de la notoriété. Surtout quand on parle fort pour rejoindre la pensée dominante.

Certains ont voulu donner à mon dernier recueil une vocation moraliste. Cela me gêne beaucoup : je me suis contenté de montrer certaines formes de fractures dans la société en petits tableaux. L’interprétation morale, je laisse libre au lecteur de l’apporter. J’ai d’ailleurs remarqué, dans les chroniques sur blogs, que certaines nouvelles ont parfois entraîné des conclusions morales complètement opposées. J’en suis ravi.

Le seul devoir de l’écrivain, face à la société, c’est, à mes yeux, de rester accessible. Il me paraît bon qu’un écrivain soit disponible pour les trucs casse-pieds, conférences en lycées ou débats en médiathèque de banlieue : juste pour montrer que l’écrivain est un être normal – si on peut encore utiliser cet adjectif. Il me paraît bon de désacraliser ce métier. Mais je comprends très bien qu’on puisse penser exactement le contraire.

J’assigne à l’écriture une mission plus fluette que la transformation de la société : apporter au lecteur une émotion esthétique. En tout cas, j’essaie. Ne serait-ce que pour mon propre plaisir.

 

Propos recueillis par Joseph Vebret (septembre 2011 et janvier 2013)

© photos : Louis Monier


Georges Flipo, Tous ensemble, mais sans plus, Anne Carrière, octobre 2012, 280 pages, 18,00 €


Lire la critique du dernier livre de Georges Flipo.

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