Cédric Meletta : Jean Luchaire et l'ultra-collaboration (II)

Résultat d’une immersion longue durée dans l’idéologie de la collaboration (archives et témoins), ce premier livre de Cédric Meletta ne révèle pas qu’un tour de force mais un réel talent d’écriture. Il reprend avec nous l’itinéraire d’un journaliste cultivé, dandy esthète au carnet d’adresses bien rempli et à l’entregent hors du commun. Entouré d’une cohorte de gens de lettres, Jean Luchaire finit seul face au peloton d’exécution, en février1946. Seul mais converti au catholicisme après avoir embrassé la doctrine nazie.

 

 

— Il n’est pas moins étonnant de constater que le surréalisme gravite autour de sa personne et particulièrement René Crevel, Robert Desnos, Théodore Fraenkel. Avérez-vous d’authentiques amitiés ?

Ah vous, Guy Darol, et vos surréalistes ! Je me doutais que vous poseriez cette question. L’amitié est peut-être un mot forcé dans ce contexte-là, mais disons qu’il y a des connections et une complicité qui est dans l’air, et ce, depuis 1920. Je le disais précédemment, tout ce qui touche de près comme de loin aux avant-gardes, c’est pour notre homme. Nouveau monde, nouveau souffle, des hommes nouveaux aussi, pour mettre un peu d’audace dans l’existence. Autant de mythes, de chimères. Là-aussi, beaucoup de modernité aux entournures : Crevel participe à des parlotes qu’organise Luchaire. Jean Sarment, son critique théâtral attitré a débuté, à Nantes, avec Jacques Vaché, et le frangin de cœur, Jacques Nels, a bossé dans une banque avec Jacques Rigaut. Très lié à Luchaire jusqu’en 1939, un poète comme Léon-Marie Brest, orphelin-rentier devenu l’archétype du bohème littéraire, est un des pionniers de l’esprit de Saint-Paul-de-Vence au côté d’Aimé Maeght, le cofondateur de deux projets éditoriaux à la pointe du surréalisme, la revue Provence Noire et les éditions Pierre à feu où figurent les plus beaux textes de Paul Éluard. Vous me dites Desnos, Fraenkel… là, c’est autre chose, c’est l’esprit de famille qui parle, qui influe, infuse. Le go-beetween est Marguerite Luchaire, dite Ghita, la petite sœur de Jean. C’est une vraie Montparno durant ses années de lycée, 1920-1922, elle y rencontre une certaine Lucie Badoul, wallonne, fonceuse et gouailleuse. Toutes les deux fraternisent en ratissant large, les amis d’amis qui ont des amis. Lucie boit comme un trou, crache et pisse debout ; elles ont la bringue facile. Lucie se fait appelée « Neige rose », par un peintre nippon un peu givré. Youki est née de cette toquade avec Léonard Foujita. Elle deviendra Youki Desnos en glissant dans les bras de Robert, son poète de mari. Ghita sera l’intime, la confidente de ce couple d’excentrés, génial et incandescent. Jean Luchaire est le grand frère de l’intime, donc une pièce rapportée plutôt séduite par ce milieu de grands, très grands originaux. Puis tout s’enchaîne pour Ghita au contact de cette amitié chère : les rôles pour Antonin Artaud, les cover pour Man Ray, et même le mariage en 1933 avec le docteur Théodore Fraenkel, Théo, l’un des trois papes de la Révolution Dada en France au même titre qu’André Breton et Marcel Duchamp. Ils se marient le 27 février 1933, soit le même jour que l’incendie du Reichstag fomenté par Hitler. Jean Luchaire est  passé prendre son drink en coup de vent à l’heure de la tempête, mais n’a pas su, voulu voir, voir clair, voir venir. Durant les années de guerre, Ghita utilisera les ausweis de son patron de frère, honorera certaines soirées dangereuses de sa présence mais restera fidèle aux Desnos, toujours écartelée entre deux symboles, entre le frère collabo et le martyr de l’ami déporté qui incarne à lui-seul le nimbe du Poète Résistant.

 

— Qu’est-ce que le Manifeste dit « des 182 » autour duquel, en janvier 1931, font allégeance Jean Paulhan, Paul Morand, Emmanuel Berl et Otto Abetz, futur ambassadeur de l’Allemagne à Paris ?

Un gros coup de pub et une façon toute trouvée de suivre la tendance. Initiée au moment de l’Affaire Dreyfus, généralisée par la contestation ultra-pacifiste des anars au cours de la Grande Guerre, la pétition et le manifeste sont le nec plus ultra de l’engagement intellectuel durant l’entre-deux-guerres. Ça a de la gueule, mais un peu moins d’impact sur les pouvoirs publics. On est en 1931, soit une grosse année avant la mort de Briand qui croit en Luchaire et le lui montre en le créditant, au propre comme au figuré. En janvier 1931, Jean a atteint, je crois, le paroxysme de son militantisme pour la paix, avant les ajustements risqués, les compromis de façade et les silences négociés. Un vaste marché de dupes. Ce manifeste, dit des 182, cristallise au travers de ses signataires le rejet de la guerre et de toutes formes de nationalismes, d’esprit belliqueux. Le texte prend position pour un désarmement intégral, sous-entend la formation d’armées de métier et la raison d’être de l’objection de conscience. La fondation d’une véritable Union européenne (sic) est aussi au menu. Les armées de métier, l’Union européenne, des dossiers controversés qui ont fait couler beaucoup d’encre jusqu’à la fin du siècle…

 

— A quel moment peut-on dire que Jean Luchaire a effectué son « voyage sans retour » ?

Avant de parler de « voyage sans retour », il y a deux séjours à très hauts risques, dont Luchaire aurait pu faire l’économie : l’un à Berlin, en mai 1934, au moment où l’aigle nazi détonne déjà par la rapacité de son racisme exposé au su et au vu de presque tous et, où nombreux sont ceux, à commencer par son propre père, qui décrient les imprudences complices du jeune directeur de Notre Temps. 33ans, âge prémonitoire ? Le second, c’est celui de la fin-juillet 1940, à Vichy. C’est le grand saut vers le côté obscur des forces ennemies, Pierre Laval a des sous plein la poche et beaucoup de zèle, de positions à distribuer aux prétendants. Luchaire est de ceux-là. Suiveur incontestable qui n’a pas su contester. Le Rubicon est franchi fin 1942. Luchaire a tort de se montrer indifférent aux suites de l’Opération Torch (débarquement en Afrique du Nord), il va même jusqu’à le vitupérer. Fin 1942, Luchaire suit tel un pantin, dépourvu de tout esprit critique et de révolte, les options les plus radicales de « Pierrot le Fou », la Milice, le STO, le durcissement de la répression à l’égard des Juifs et des Résistants de la première heure. 1943 est l’année de l’immersion totale et l’année 1944 celle d’un hallali et d’une curée programmée sur la minuterie de l’Histoire pour tous ces ultras en cavale.


 










— Avec Les Nouveaux Temps et Toute la vie, il devient propagandiste de la doctrine nazie. Ces deux publications suffisent-elles à l’ériger en leader de la Collaboration française ?

Ceux que vous appelez les « leaders » ont tous été traduits en Haute-Cour, d’ailleurs, par certains magistrats ayant préalablement légiféré à Riom. Mais ça, c’est encore une autre histoire. Jugé, lui, par la Cour de justice de la Seine chargée d’instruire les procès des traîtres, présumés de moindre envergure, Jean Luchaire passe et passa longtemps pour un second couteau, un lampiste du collaborationnisme français, simple grouillot de l’une des formes de trahison les plus combattues à la Libération : la collaboration alimentaire. En rouvrant les dossiers, on se rend compte qu’il a exercé une certaine influence parmi les ultras en jouant un rôle d’arbitre et de contrepoids entre les chefs avérés qu’étaient Laval, Déat, Brinon, mais surtout Jacques Doriot. Un simple alimentaire ne serait pas devenu « ministre », disons « commissaire à l’Info », ça c’est une certitude, de là, à en faire un leader… terme anglais qu’il aurait d’ailleurs fustigé…

 

— Ayant lu l’ensemble des livraisons de Nouveaux Temps, vous constatez qu’il n’ait fait aucune allusion aux raflés du Vel’d’Hiv. Ce silence, selon vous, répond aux ordres de Pierre Laval. Croyez-vous que Jean Luchaire ait eu l’idée de dénoncer l’arrestation massive des Juifs en France et leur déportation ?

La désobéissance du révolté, le « No Pasaran », ça, Jean Luchaire ne sait pas faire. C’est contre-nature. Jean est un homme de cour doté d’une culture du secret, de la combine à nulle autre pareille. La classe de son apparat, sa gouaille pour détendre l’atmosphère sont les biens d’équipement de ce courtisan indiscutable qui aime et sait pourtant faire le « buzz », comme on dirait aujourd’hui... Il regrette sans aucun doute (plusieurs membres de sa famille, et parmi eux, son beau-frère, sa belle-mère, sa marraine adorée, sont juifs ainsi que de très nombreux amis qu’il a invité à « foutre le camp » en juin 1940), il regrette mais doit soigner ses petites affaires. Un rang à conserver, un salaire à faire fructifier, des honneurs à recevoir, des invitations, des bonnes tables à honorer. Dénoncer, ce n’est décidément pas dans les cordes du philosémite qu’il était.  Mais ce regret qui banalise, ce regret au parfum vénéneux de consentement n’est-il déjà pas coupable ?

 

— On le voit au restaurant La Tour d’Argent et vos témoignages sont nombreux mais on sait assez peu de choses sur ses liens avec la bande de la rue Lauriston. Les documents qui attesteraient de son rôle au sein de la Gestapo française ont-ils été détruits ?

Grand Dieu que nom ! Au contraire, ils ne sont pas encore tous portés à la connaissance du citoyen. Mais une grande majorité sont des sources désormais ouvertes, voire même de seconde, de troisième, quatrième mains. Les minutes des procès des principaux gestapistes parisiens, rue Lauriston, rue de la Pompe, à Neuilly-sur-saigne, les papiers des commissaires ou inspecteurs chargés des enquêtes sont consultables et unanimes quant à prouver cette compromission. Plusieurs livres de Mémoires d’écrivains, des auteurs aussi différents que Maurice Toesca et Auguste Le Breton, jettent le voile sur le niveau atteint par Luchaire dans son rapport à cette engeance. Il y a de la matière, beaucoup de matière, et encore beaucoup de secrets bien gardés, il faut surtout savoir chercher, débusquer et jeter son regard dans les coins, les angles morts que certains ont délibérément tracés…

 

— En septembre 1944, il est à Sigmaringen. Son militantisme politique est-il définitivement en berne ?

En septembre 1944, on ne milite plus vraiment, il n’y a plus de politique à proprement parler dans les rangs de l’ultra-collaboration. Plus de public à rallier, plus de fric, plus de crédits, plus de cause à défendre… que des illusions à ramasser, et des alibis à chercher. On s’aveugle, on se ment, on s’auto-persuade du bien-fondé des conneries qu’on a fait, des crimes qu’on a commis ; on est figurant de comédie-bouffe ; ça sent le roussi, la fin, alors on profite jusqu’au bout des parfums du pouvoir, aussi excessif et déjanté soit-il. Je crois qu’il manque un vrai film ou téléfilm sur l’épisode Sigmaringen. S’il y a un producteur dans la salle ?...

 

— Avec Robert Brasillach et Louis-Ferdinand Céline, il rejoint la liste des ennemis de la France et est tantôt surnommé « Louche Herr », tantôt le « Führer de la presse française ». Cependant, il est soutenu par Claude Mauriac. A-t-il, à ce moment, d’autres alliés au sein de la société littéraire ? Claude Mauriac n’est pas un allié. C’est le témoin médusé de la guerre civile franco-française qui se déroule sur notre sol depuis la fin-août 1944. Comme son père ou d’autres intellectuels installés, tel Jean Paulhan, on stigmatise le climat de terreur qu’on estime souvent instrumentalisé par le Parti communiste. Une période d’une violence extrême, pour ne pas dire de sauvagerie, celle de l’homme-loup. Luchaire n’est-il pas appréhendé par un faux-comte déjà condamné à mort pour fait de Collaboration ? Beaucoup de choses s’y entremêlent et pas seulement des faits de guerre. On règle les comptes immédiats mais aussi d’autres soldes sous-jacents qui demeurent comme autant de plaies séreuses, non pansées : un remembrement qui s’est mal passé, un mariage désavoué, une prise à partie ancienne devant tout le village, le quartier, des bourses d’étude allouées, des bonnes places dans de belles carrières qui ont fait leur lot d’heureux et de jaloux… tout cela est dit, s’écrit dans des livres-brûlots publiés sous le manteau. Luchaire a trop peu d’alliés pour espérer s’en sortir. Le seul à émarger à son pourvoi en cassation et à sa demande de grâce est André Kaminker, le père de Simone Signoret, avec lequel il a partagé de belles humeurs dans les milieux journalistiques et pacifistes estampillés Société des Nations. Pour les autres, c’est le silence, l’indifférence et le pouce sorti du poing tourné, agité vers le sol. Bye bye Jeannot, celui que certains appelaient encore en 1940, « le 1er ami de France ». Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir essayé, l’affaire étant montée assez haut. Jusqu’à Roosevelt via sa mère et sa sœur Ghita. On a contacté Léon Blum et Edouard Herriot, des grands amis de la famille, en vain. De la fin janvier à la mi-février 1946, alors qu’il est condamné à mort, les avocats de Luchaire doivent faire face à une situation d’imbroglio administratif. De Gaulle est battu à la présidence du 3ème gouvernement provisoire et doit laisser sa place au communiste Félix Gouin réputé plus intransigeant. Des déménagements de bureaux, des changements d’équipes, des va-et-vient permanents, le cas Luchaire attendra… Le seul allié dont il dispose, c’est le Tout-Puissant auquel il s’est rallié pour accepter son sort de créature miséricordieuse. Luchaire accepte d’être exécuté, son âme y est préparée… tous ces pourparlers sont, je cite, « les bruits du vent ».

 

— Avant son exécution le 22 février 1946, il se convertit au catholicisme et compose des pages. Y dénonce-t-il ses errances ? Jean Luchaire a-t-il seulement exposé quelque part qu’il avait pu se tromper ?

Oui, sans hésiter. Il expie. Dans ses Aphorismes et dans le testament intellectuel évoqué plus haut, il pointe du doigt nombre d’imprudences et d’erreurs fatales… mais je ne vais pas dévoiler ici tout mon livre. Avec toutes ces longueurs et ces digressions, je crois que j’ai déjà été bien trop bavard...

 

Propos recueillis par Guy Darol

(janvier 2013)



Cédric Meletta, Jean Luchaire, L’enfant perdu des années sombres, janvier 2013, 450 pages, 24, 90 €


Lire la première partie de cet entretien.

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6 commentaires

Une rectification : Félix Gouin n'était pas communiste et appartenait à la SFIO.

c'est vrai, cher Sylvain, mais un socialiste plutôt rougeoyant... Rappelons toutefois, qu'à deux époques différentes, et comme le veut le rameau de leur génération (1870 pour l'un, 1900 pour l'autre) les deux hommes ont milité sous la même, celles de Jeunesses laïques..


 

Rougeoyant c'est vite dit mais soit! J'ai une formation historique, j'aime donc la précision. Ensuite, dans l'entretien, l'auteur semble penser, croire, estimer (je ne sais) que Félix Gouin, communiste selon lui, aurait été plus intransigeant que de Gaulle: 1/ce point mérite débat, de Gaulle à la libération a gracié avec parcimonie et 2/il fait un lien entre la qualité de communiste (qui est fausse) de Gouin et son intransigeance (ce qui d'ailleurs aurait été vrai). Il aurait été plus simple de dire effectivement que le PCF a joué de tout son poids jusqu'à la rupture du tripartisme pour que la justice fasse preuve de la plus grande fermeté face aux collaborateurs (au passage un homme comme Papon est passé entre les mailles du filet alors que Luchaire a été fusillé... relative injustice).
Non que je cherche à défendre les mânes de Gouin (personnage falot) et de la SFIO (trop marquée par le marxisme à mon goût) mais on ne peut pas mettre dos à dos sur le plan des idées et de la démocratie PCF et SFIO.

"on ne peut pas mettre dos à dos sur le plan des idées et de la démocratie PCF et SFIO"..absolument d'accord, Sylvain..surtout en 1946..et à la lecture d' A l'échelle humaine de Léon Blum, livre publié trois jours après l'exécution de qui vous savez..(Léon Blum, grand, très grand copain de Marie Lenéru, la tata chérie de Jean Luchaire..ce dit en passant..)

De Blum, personnage complexe et fascinant, je ne suis pas étonné. Blum a commencé par être barrésien (il rendait visite à Maurice Barrès d'ailleurs quand il avait 20 ans). Pour en revenir à Jean Luchaire, son itinéraire montre à quel point tout était possible à cette époque...

C.Q.F.D...Luchaire appréhendé en Italie par un faux-comte, déjà condamné à mort pour marché noir et tortures avérés..faux -comte passé par Sigmaringen et portant fièrement l'uniforme GI rehaussé d'une croix de Lorraine..je crois que tout était possible..une sale saison...