Thierry Galibert : Par le peuple, pour le peuple… mais sans le peuple !

Il y a cinq ans, l’historien des idées et de la littérature Thierry Galibert utilisait le prisme de l’œuvre d’Antonin Artaud pour étudier le thème de la bestialité dans la société occidentale moderne. Déjà dans cet essai touffu se dessinaient les lignes de force d’une réflexion menée sur l’aliénation, les idéologies totalitaires, les enjeux du travail intellectuel en période de barbarie.

 

Son nouveau livre, Le mépris du peuple, creuse ce sillon et revisite un considérable appareil référentiel (Spinoza, les philosophes des Lumières, Hegel, Marx, cent autres) pour y débusquer la formation d’une « représentation », aussitôt désavouée dès qu’elle fut quelque peu circonscrite : la notion de « peuple ».

 

S’il est bien une classe sociale fourre-tout, soumise à tous les réductionnismes, à toutes les exclusions et à tous les mépris, c’est semble-t-il bien celle-là. Et la remarque vaut autant pour les bourgeois, toisant les paysans bouseux et jugés non civilisés car ne connaissant pas les usages de l’urbanité, que pour les clercs auto-proclamés porte-voix des faibles, des pauvres, des humbles – ou du moins de ceux qu’il est préférable de faire passer pour tels…

 

À rebours de toute panthéonisation à l’égard des beaux esprits, Galibert l’énonce sans fard : « Si l’état d’éclairé n’a jamais joué un rôle libérateur pour l’immense majorité de la population, il en a en revanche souvent joué un dans la consolidation du système dominant. » Tiens donc, l’attention des classes possédantes comme des clercs envers « le peuple » ne serait qu’un moyen de désamorcer le danger potentiel, réellement révolutionnaire, que ce dernier représenterait ? Et la République des Droits de l’homme n’aurait en la matière qu’habilement pris, sous de nouveaux oripeaux et avec d’autres mythes opératifs, le relai de la monarchie absolue, afin d’assurer à ses oligarques le moteur même leur existence, le Pouvoir ?

Il y a un potentiel subversif non négligeable sous l’épaisse couche de références et de citations qui constituent le propos de Galibert. Grattons un peu…

 

 

Comment passe-t-on d’un essai sur Artaud à cette vaste étude socio-politico-philosophique ? Voyez-vous des passerelles de l’un à l’autre de ces ouvrages, distants de cinq années ?

Le Mépris du peuple est en quelque sorte le sous-bassement de La Bestialité, il en analyse le fondement, en remontant jusqu’à l’Antiquité, le projet poursuivant ma réflexion sur l’élitisme occidental, commencée, en 1998, avec Le Poète et la modernité. Le point commun entre les deux derniers essais tient à la confrontation entre un écrivain (Rousseau et Artaud) et un mouvement (L’Encyclopédie – ou les « Lumières » – et le Surréalisme), car ce qui se révèle, dans les absurdes amalgames des manuels de tous types, c’est cette volonté d’intoxiquer le « peuple » en prétendant, par exemple, que les Lumières constitueraient un ensemble monolithique. C’est un peu comme si l’on démontrait que les intellectuels avaient tous été soumis à une pensée unique, ce qui arrange les idéologies, du libéralisme au socialisme et jusqu’aux libertaires. Dans les deux ouvrages, j’essaie de démontrer que des penseurs solitaires ont refusé ce progressisme illusoire, destiné à consolider un mouvement linéaire de l’histoire au moyen de ce soi-disant « progrès social » avec lequel le peuple, au mieux, survit. Ainsi qu’il en a toujours été, ce qui passe pour de la contre-culture n’est alors que ce qui sert le mieux la culture dominante, mais avec la posture de la révolte, de l’indignation.

 

Vous invoquez à plusieurs reprises le jugement de Proudhon, dès votre prologue, notamment pour souligner la justesse de ses vues quant au processus de formation et d’identification d’une classe bourgeoise. On serait tenté de vous demander d’où vous parlez ? Plus clairement, de vous situer, non pas politiquement, mais idéologiquement. Dans le sillage d’une certaine pensée anarchiste ou socialiste non étatiste, par exemple ?

Dans les deux essais, j’ai dit les dangers de l’anarchisme, utopie qui a servi les desseins d’un libertarisme de droite, type Céline, pour ne rien dire de l’anarcho-capitalisme. Pire, nous connaissons aujourd’hui un libertaire médiatique pour, comme Diderot, soutenir des politiques étatistes. Pour répondre plus directement à votre question, je ne connais de référent que l’ontologie ou même l’humanisme et étant un littéraire, je traque les choses sous les mots. Dans cet essai, je m’intéresse au mot « démocratie », or si, de Rousseau à Marx, en passant par Leroux et Proudhon, la participation du peuple est essentielle, c’est qu’elle est l’aboutissement d’un processus historique qui a vu l’individu devenir progressivement maître de sa destinée. Le socialisme a été originellement conçu comme la concrétisation politique de l’humanisme, ce qui était déjà vrai à l’époque médiévale puisque, dès cet instant, qui était celui de l’émergence de l’individu moderne, la démocratie était une réalité effective dans les assemblées communales. Ce processus a été définitivement brisé en 1789. Aucun socialiste du XIXe siècle ne l’ignorait, et il a fallu que s’invente le socialisme d’Etat pour que, avec le soutien d’historiens, soit anéanti le fait même que la participation a existé. Elle est pourtant consubstantielle à l’être humain, et elle explique les révoltes paysannes contre les féodaux, raison pour laquelle il s’agit, depuis Rousseau, non de « donner », mais de « rendre » le pouvoir au peuple. C’est sur cette base qu’il combat Diderot et Voltaire, les tenants les plus manifestes du conservatisme politique des Lumières.

 

Votre étude n’est-elle pas un vaste pamphlet qui userait de l’érudition plutôt que de la colère pour attaquer ses cibles ? Ainsi, vous osez charger contre ces figures intellectuelles désormais incontestées, qui sont aujourd’hui identifiées à des émancipateurs, mais furent en fait, à l’instar d’un Montesquieu, d’exemplaires « officiers » de l’État…

 

Je suis forcé d’introduire, sinon de la colère, du moins de la tension dans ce que j’écris, tant il faut combattre des couches sédimentaires d’idées reçues relayées par les thèses, les manuels et les médias qui les lisent. Mon métier d’historien me met en situation de confronter des dates : celles des révoltes et celles des théorisations de la liberté, c’est tout bête, cela prouve que les intellectuels dont vous parlez se sont, au mieux, contentés de théoriser ce que le peuple réel pratiquait. Quand les manuels nous expliquent qu’ils ont inventé la liberté, je renvoie simplement aux faits, d’autant que lesdits intellectuels sont allés plus loin encore. Dans la mesure où la structure étatiste est leur seul référent et donc leur seul horizon, ils n’acceptent pas que le peuple se rebelle, aussi le conceptualisent-ils, comme pour mieux l’enfermer, avec pour résultat que le « peuple » devient une fiction politique sur laquelle nous vivons toujours, au travers de notre Constitution de 1958. Dès le début de mon essai, j’indique que, même pour le pape occidental du libéralisme, Locke, la démocratie ne pouvait être confondue avec l’oligarchie qui nous en tient lieu. Il s’agit donc de « faire passer des vessies pour des lanternes », comme dit l’expression, et tout mon travail consiste à prendre les intellectuels patentés des XVIIIe, XIXe et XXe siècles au jeu de leur propre contradiction lorsqu’ils sont en situation de parler du peuple réel avec les outils conceptuels du peuple fictif.

 

La démocratie occidentale sort donc assez malmenée d’une telle généalogie politique, où « polis » et « police » riment assez richement, et où, en dernier ressort, « le moins pire des régimes », selon le mot de Churchill, apparaît en fait comme une « théocratie de la classe moyenne »…

Ce n’est là que la conséquence logique d’un système purement oligarchique hérité de la féodalité, mais aujourd’hui doté d’une police feutrée, destinée à garantir la sécurité de tous, ce qui était déjà la politique des monarques du Moyen Age. « Bonnes gens dormez » clamait la police des cités médiévales, l’Etat veille. Il veille en ce sens qu’il neutralise toute réaction en polissant les mœurs, en les conformant à un modèle urbain, donc bourgeois. Aussi, considérer que la démocratie représentative est « le moins pire des régimes » se situe dans le droit fil de l’oligarchie comme seul référent. Mais le pire est qu’en découle la posture du socialisme d’aujourd’hui se plaignant du capitalisme, constatant les méfaits de l’individualisme libéral, ce qu’il est convenu d’appeler l’atomisation de la société, pour recourir aux mêmes méthodes que le libéralisme, à la même structure politique. En 1789, Rousseau a dû se retourner dans sa tombe et, en 1848, Leroux et Proudhon, députés, se sont insurgés contre la récupération de la Révolution par le libéralisme, avec, comme membre du gouvernement de Lamartine, le socialiste Louis Blanc, futur anti-communard. Ces faits sont occultés, aujourd’hui, parce que nous sommes soumis à une conception unique et unifiée de l’organisation politique. Qu’est-ce donc que le socialisme sans lien social, soit politique au sens de « la vie dans la cité », sinon le libéralisme lui-même ?

 

Pourra-t-on jamais rompre avec la logique de domination qui semble s’être durablement établie entre « peuple » et « élite » à partir du moment où la première entité a été circonscrite dans son rôle et son identité par les clercs de la seconde entité ?

 

Pour les théoriciens de l’Etat et les hommes politiques, du Moyen Age à nos jours, le peuple réel n’est qu’une « multitude », un conglomérat d’individus privés de raison, il n’est pas le « peuple » qui peut servir de modèle à la Constitution, et c’était également l’opinion des encyclopédistes. Tant que le peuple reste multitude, l’oligarchie politico- intellectuelle ne craint rien, elle a même intérêt à l’entretenir, en lui offrant la sécurité sous toutes ses formes, la « police » sous la forme du gendarme ou de l’éducateur. Pour rompre avec la logique de domination, il faudrait que la « multitude » revendique d’être peuple car, à défaut, les populistes de tous bords continueront à l’inviter à prendre le pouvoir... par leur intermédiaire. Le risque est clairement, aujourd’hui, face à la faillite d’un système fondé sur des démagogies électoralistes de moins en moins finançables, que les électeurs en appellent à l’homme providentiel, ce dont témoigne des études récentes, parues dans la presse, sur l’état d’esprit des Français soumis à la crise. Pour le coup, la domination serait alors totale, et elle résulterait, pour une bonne part, de cette « liberté des modernes » théorisée par le libéral Benjamin Constant.

 

« Peuple, « Bonheur », « Etat », « Civilisation », et tant d’autres mots à majuscule… L’un des traits définitoires de la modernité n’est-il pas de baser son pouvoir sur de grands mots, érigés en valeurs et employés dans une espèce de liturgie qui est finalement plus religieuse que politique ?

Là encore, c’est tout le problème des « mots » et des « choses », et l’étude du XIXe siècle montre que les intellectuels de ce temps sentaient que leur mission était avant tout de démystifier cet appareil symbolique d’Etat destiné à asseoir son autorité : concepts, messes républicaines, parades militaires, drapeau... sur quoi repose le socialisme d’aujourd’hui. En ce temps encore, marqué par ce que Leroux appelle le « gouvernement de l’Eglise », être matérialiste avait un sens révolutionnaire, et il faut relire ce qui était écrit à l’époque pour savoir que les intellectuels n’étaient pas dupes de l’origine monarchique du slogan « faire le bonheur du peuple », soit tenter de réaliser le Paradis sur terre. Or c’est précisément ce qui est en cause aujourd’hui dans la faillite du politique : lorsque le « peuple », le « bonheur » ne sont plus que des concepts, quand, en situation de crise, le politique est en rupture complète avec la réalité quotidienne des individus, il est confronté à ce qu’évitait le catholicisme en promettant le bonheur exclusivement dans l’au-delà. Déduction faite de ce dernier, reste en effet la misère sur terre, lorsque les moyens de l’Etat ne suffisent plus à satisfaire les promesses électorales ou lorsqu’ils sont utilisés pour servir la tentation louis-quatorzienne des élus, type « grands travaux » culturels.

 

Comment une société telle que la nôtre pourrait-elle jamais rompre avec la logique des Droits de l’homme et du citoyen et se voir reconstruite sur de nouvelles bases par les individus réels – non pas libéraux mais simplement libres – que vous appelez de vos vœux dans votre dernier paragraphe ?

La nôtre est marquée par des habitudes qui remontent à un temps où le citoyen était le « sujet » d’un monarque, condamné à rester éternellement assujetti à l’Etat au travers de la transmission héréditaire du pouvoir. Le monarque disparu, reste son administration. Sur cette base, nous sommes, nous, Occidentaux, prisonniers de nos références, celles d’un modèle que nous avons exporté un peu partout, avec les conséquences que l’on connaît : voyez l’exemple du Printemps arabe et ses Etats organisés sur un principe religieux. Or la démocratie réelle a existé partout où des hommes ont eu besoin de se regrouper pour être plus forts, mais, hors de l’Europe, autrement que selon le modèle grec, ce qui était le cas des paysans européens du Moyen Age qui en ignoraient l’existence. Et il est d’ailleurs emblématique que le pays européen le plus en crise, aujourd’hui, soit la Grèce, avec comme seule issue, pour ceux qui y souffrent, quand ils le peuvent, de reconstituer, hors Etat, une solidarité fondée sur l’agriculture.

 

Envisageriez-vous de donner une suite à cette passionnante recherche en la prolongeant au XXe siècle ? Et si oui, de quelles figures y traiteriez-vous ?

Je travaille sur ce qui constituera le dernier volet de ma réflexion, volet résolument constructif, ce qui est la moindre des choses, sauf à se contenter de polémiquer à l’infini, ce que d’autres savent mieux faire que moi. Difficile de vous en dire plus dans l’état actuel d’avancement, mais si je vous annonce que Rousseau et Artaud sont au cœur de ce projet, vous ne serez sans doute pas étonné…

 

Propos recueillis par Frédéric Saenen


Thierry Galibert, Le Mépris du peuple. Critique de la raison d’État, Sulliver, janvier 2013, 335 pages, 22 €

 

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