Du sous-titrage et du doublage considérés comme deux des beaux-arts

Tours de Babil


Le nom de Philippe Videcoq vous est peut-être inconnu, mais vous avez déjà forcément lu ou entendu de larges morceaux de sa prose. Depuis plusieurs décennies, il est derrière la v.f. ou les sous-titres de films anglo-saxons aussi célèbres que Casino Royale, Twilight ou The Avengers.


Les adeptes de la v.o. au cinéma défendent sans doute d’excellents principes, mais savent-ils qu’ils sont souvent plus royalistes que le roi ? Savent-ils que les versions originales ne sont pas toujours aussi originales qu’elles prétendent l’être ? Nombre de James Bond Girls — Ursula Andress ou Claudine Auger, par exemple —, nombre de méchants — Gert Froebe ou Adolfo Celi — étaient doublés en anglais dans les premiers « Bond », parce que leur accent étranger était trop prononcé, ou parce que leur talent dramatique laissait à désirer. George Lazenby, autrement dit James Bond lui-même, est doublé une bonne moitié du temps dans Au Service Secret de Sa Majesté lorsqu’il est censé prendre un accent aristocratique. Fernando Rey, dans les séquences françaises de French Connection II (puisque, dans ce film, la v.o. est bilingue), est doublé, son accent espagnol pouvant passer pour un accent gaulois quand il parle anglais, mais beaucoup moins quand il parle gaulois. Dans Greystoke, Andie MacDowell parle avec la voix de Glenn Close.


Ne parlons pas des westerns italiens des années soixante : leur distribution était tellement cosmopolite qu’une v.f. est souvent bien plus homogène, donc artistiquement bien plus pure qu’une version italienne ou qu’une version anglaise. Pendant une bonne dizaine d’années, Terence Hill a eu deux voix en italien. La sienne propre pour les films « sérieux » ; et celle d’un autre comédien quand il jouait dans des westerns. Veut-on un exemple emprunté à un cinéma plus noble ? Visconti, séduit par la voix d’un doubleur français dans l’un de ses derniers films et apprenant que ce doubleur parlait aussi anglais, substitua sa voix à celle du comédien « original ».


Une v.f., quand elle est faite avec soin, pour ne pas dire avec amour, a donc autant droit de cité qu’une v.o. Disons, pour parler — diplomatiquement — comme Philippe Videcoq, que « certains films réclament moins que d’autres d’être vus en v.o. Il est par exemple plus reposant de voir The Avengers en v.f. qu’en v.o.s.t.f. » Bien sûr, on pourra accuser Philippe Videcoq d’être juge et partie, puisqu’il est l’auteur de la v.f. en question (et de la v.f. ou des sous-titres français de dizaines et de dizaines d’autres films, puisqu’il a mis ses talents de traducteur au service du cinéma depuis une trentaine d’années), mais quiconque a vu The Avengers sait bien qu’il a raison.


Pour être plus précis, il ne fait aucun doute que le niveau moyen de la population française en anglais s’est considérablement amélioré depuis un quart de siècle — Internet, entre autres, a grandement contribué à fabriquer des jeunes gens véritablement bilingues —, et l’on aurait pu croire que la version sous-titrée allait gagner du terrain sur la v.f., mais les chiffres de la SACEM sont là : quand un film passe sur des chaînes de télévision qui proposent des versions multilingues, y compris sur des chaînes consacrées spécifiquement au cinéma, il n’y a qu’un téléspectateur sur dix qui choisisse la v.o.


N’allons pas crier bêtement, pour justifier la chose, que le client est roi. C’est en fait le cinéma qui a changé depuis une génération. « On pourrait dire, bien sûr, que, de manière générale, l’image est un frein à la lecture de sous-titres, mais cette lecture est devenue d’autant plus malaisée que la mode s’est imposée d’un montage à la hache qui fait qu’un sous-titre, même assez bref, se trouve souvent à cheval sur deux plans successifs, ce qui est insupportable. »


Philippe Videcoq ajoute enfin que, aussi paradoxal que cela puisse sembler, dans son cas c’est la v.f. qui l’a amené à la v.o. : « J’ai appris l’anglais avec le doublage. Quand, enfant, j’ai découvert que les voix que j’entendais n’étaient pas les vraies, j’ai acheté les disques qui proposaient les chansons des films en v.o. » De fil en aiguille, il a étudié la linguistique et la phonétique, disciplines absolument nécessaires pour qui veut comprendre la morphologie latine… et pour qui entend confectionner une v.f. synchrone — ne serait-ce que parce qu’il convient de retrouver dans celle-ci la place des syllabes accentuées par les comédiens de la v.o. et, bien sûr, les labiales et les semi-labiales. Une labiale est tout simplement une consonne qui entraîne une fermeture complète de la bouche. Exemple pratique ? Vantant les mérites de la jeune recrue qu’on lui avait au départ imposée, un policier américain déclare : « I had a good partner. » Pour le sous-titre, on peut se contenter de « J’ai eu une bonne partenaire » ou de « J’ai eu une bonne équipière ». Mais bonne ne convient pas pour la version doublée, puisque le b de bonne, qui entraîne une fermeture de la bouche, va coïncider avec le g de good, qu’on va chercher au fond de la gorge, et qui ne peut être prononcé que bouche ouverte. Version définitive ? « J’ai eu une équipière en or. » Le q d’équipière fait écho au g de good, et en or fait parfaitement écho au –ner de partner. Plus simple en apparence, mais presque aussi compliqué, le « What ? » d’une comédienne américaine dans une réplique qui n’est pas tant une question qu’une exclamation indignée. La comédienne tire tellement sur le a de what que, dans la v.f., ce monosyllabe va devenir, non pas « Quoi ? », mais « Quoi ? qu’est-ce qu’il y a encore ? » « Si le public voit un film en français sans être jamais gêné, explique l’artisan Videcoq, on peut se dire qu’on a réussi son affaire ; qu’on a accompli correctement son travail de passeur. »


Ce travail n’est guère facilité par les effets secondaires, pour ne pas dire pervers, de la technologie moderne. « Aujourd’hui, les contraintes sont énormes. La hantise du piratage fait que les compagnies choisissent de sortir leurs films pratiquement en même temps sur toute la planète, ce qui veut dire en France deux jours plus tôt qu’aux États-Unis, puisque, chez nous, le jour de sortie est le mercredi, et aux États-Unis, le vendredi. » Le décalage peut parfois être plus important, quand les Américains se servent du « reste du monde » comme si c’était un terrain d’essai. En fonction des réactions en France ou en Europe, ils ajusteront leur campagne de publicité « domestique ».


Il fut un temps où le traducteur d’un film pouvait tranquillement rester chez lui dans son bureau et dans ses pantoufles pour faire son travail. Aujourd’hui, quand il peut encore rester chez lui, il lui faut d’abord télécharger un logiciel spécial nécessaire pour lire des fichiers numériques cryptés, mais, très souvent, il lui faut se rendre dans un studio, ou plus exactement dans le cabinet du studio qui contient l’unique ordinateur habilité à recevoir des fichiers. Cette paranoïa s’étend même aux bandes-annonces des films. Philippe Videcoq a ainsi dû composer les sous-titres et les dialogues français de la bande-annonce d’un Twilight « à la volée », en découvrant celle-ci en streaming sur l’ordinateur du patron de la compagnie, qui était allé faire le tour du parc pendant ce temps-là. En tout état de cause, les délais imposent des records de vitesse : « Quatre jours pour sous-titrer The Avengers, autrement dit pour traduire 1600 répliques. Marvel avait confié toute la responsabilité des versions étrangères à un laboratoire italien qui servait de relais. On m’a donné le film, avec des repérages qui n’étaient pas toujours d’une parfaite rigueur, un mardi et je devais rendre ma copie le samedi. En négociant, j’ai pu obtenir la rallonge du week-end. Il faut désormais aller au plus vite, que ce soit pour les sous-titres ou pour le doublage. » Que faire quand les dialogues incluent — c’était le cas pour The Avengers — un jargon très technique. « Dieu merci, il y a Internet. Et quand, donc, on est forcé de travailler hors de chez soi, il est conseillé d’emporter avec soi son iphone… »


Pendant longtemps, Philippe Videcoq a porté trois chapeaux. Il écrivait les sous-titres, il écrivait les dialogues pour la v.f., et il était aussi directeur de plateau, autrement dit « metteur en scène » du doublage. Il a renoncé aujourd’hui à ce dernier chapeau, mais n’a pas oublié que c’est sur le plateau qu’il a appris son métier (il ne dédaignait d’ailleurs pas de prêter lui-même sa voix à des personnages de dessins animés Disney ou à tel autre de l’Étrange Noël de Monsieur Jack) : « C’est là qu’on voit les comédiens travailler. C’est là qu’on voit où ils butent. Bien sûr, quand ils accrochent, ils ont toujours pour réflexe d’incriminer le texte, mais parfois ils ont raison : il arrive que ce soit vraiment la faute au texte. Je n’ai jamais eu de vanité particulière à ce sujet. »


C’est parce qu’il se souvient de ce travail qui s’apparente au théâtre — « parce qu’il faut tenir compte des sonorités, de la musique de la langue » — qu’il s’amuse beaucoup plus aujourd’hui à écrire des dialogues français qu’à composer des sous-titres. Les deux disciplines présentent des difficultés communes qui sont celles de l’exercice de traduction en général, mais dans la mise en place des dialogues entrent en jeu — outre les contraintes purement phonétiques signalées plus haut — un certain nombre de considérations « humaines ».


Difficultés communes : les jeux de mots intraduisibles. Dans Un Poisson nommé Wanda, John Cleese dit à un moment donné de Kevin Kline : « He’s so dumb he thinks the Gettysburg address is the place where Lincoln lives. » (Address peut signifier en anglais à la fois « discours » et « adresse ».) « Bien sûr, dans un cas comme celui-ci, il convient d’adapter, de trouver autre chose. Mais je n’aime pas que des dialogues français soient trop franco-français. Par exemple, je n’aime pas entendre parler de gendarmerie dans un contexte américain. La v.f. doit garder la tonalité de l’original. J’ai donc choisi de transposer la réplique de la manière suivante : ‟ Il est si débile qu’il croit que Pearl Harbor est le nom d’une actrice de cinéma ! ” Mais il y avait certainement d’autres possibilités… »


Les embûches propres au doublage sont plus inattendues. Quand, dans l’Interprète, Nicole Kidman, dans la v.o., traduit le discours d’un diplomate français en anglais, le réalisateur Sydney Pollack s’inquiète. Que faire pour la v.f. ? Philippe Videcoq retourne la difficulté comme un doigt de gant. Quand Dominique de Villepin a fait son fameux discours aux Nations Unies, le fait qu’il soit français ne l’a pas empêché de s’exprimer en anglais. Nicole Kidman traduira donc en français un diplomate français qui s’exprime en anglais. « Fantastic ! » s’écrie Pollack à l’autre bout du fil.


Situation plus complexe quand il s’agit de doubler Aldo Maccione dans un téléfilm italien où il interprète un rôle parfaitement sérieux. A priori, rien de plus simple : puisqu’Aldo parle français, il se doublera lui-même. L’ennui, c’est qu’il parle français, mais qu’il n’a aucune pratique du doublage, et il le dit lui-même, avec beaucoup de bonne humeur, mais très fermement quand il arrive sur le plateau. On croit qu’il fait sa coquette, mais malheureusement, au bout de trois phrases, il faut se rendre à l’évidence. Le résultat est tellement catastrophique qu’Aldo ne pourra pas doubler Aldo. « Ié té fé entièrement confiance », dit Aldo. Et il s’en va. Le doublage devait être bouclé en deux jours, et s’ajoute en l’occurrence une difficulté particulière. En soi, le rôle de Maccione dans le téléfilm ne réclame absolument pas qu’on le double avec un accent italien, mais le public a tellement dans l’esprit Aldo-la Classe qu’il faudra donner à son personnage un accent au moins légèrement italien. Philippe Videcoq, ne sachant trop quoi faire, sort dans le couloir du studio… et tombe sur Gérard Rinaldi. Illumination. « Gérard, tu peux prendre l’accent italien. » « Si. Ié pé faire l’accente italian. » Et il le fait tellement bien que le public a cru entendre Aldo Maccione en français dans le texte.


Eva Green, pour Casino Royale, s’est bien doublée elle-même. Mais, partant du principe qu’elle n’avait pas à s’écouter dans la v.o., puisqu’elle n’allait quand même pas se réécouter elle-même, elle s’emmêlait assez souvent les pinceaux, pour la bonne et simple raison que — mais elle ne s’en rendait pas compte — son débit en français est dix fois plus rapide que son débit en anglais…


Philippe Videcoq a-t-il jamais songé à étendre ses talents de traducteur à un autre domaine que le cinéma. « Traduire un livre, vous voulez dire ? Franchement, je n’ai jamais eu le temps d’y penser. » Mais il est arrivé que son travail déborde spontanément du cadre de l’écran. Pour le film Spirit, l’étalon des plaines, il avait traduit en français les chansons du Canadien (anglais) Bryan Adams. Celui-ci voulut les chanter lui-même en français, ce qui déboucha sur un single qui remporta un beau succès. Brian Adams décida alors que son prochain album (sans rapport avec le cinéma) sortirait en deux versions. Philippe Videcoq est évidemment requis pour la v.f. et est appelé en urgence à l’Hôtel Bristol pour jouer les vocal coaches quand Adams passe à Paris. « Il avait renoncé à son ambition initiale. Plus question de sortir tout un album en français. Mais il a quand même voulu chanter en français une ou deux chansons. Et c’est comme cela que je me suis retrouvé en train de lui chanter ses chansons pendant qu’il m’accompagnait à la guitare… »


Depuis, Philippe Videcoq a eu l’occasion de consolider cette passerelle entre mots et musique. Il rêvait de sous-titrer une grande comédie musicale. « Parce que, dans une comédie musicale, il n’est pas question d’avoir dans la traduction trois syllabes s’il y en avait huit dans l’original : prosodie et rythme sont aussi importants que le sens. » Eh bien, il vient de sous-titrer les Miz !


Un doubleur ou un sous-titreur peut-il se vanter d’avoir contribué au succès d’un film ? « Ce serait bien prétentieux. Un doublage n’est jamais qu’une somme de hasards. Je sais qu’il y a sur Internet des fans de la v.f. de l’Étrange Noël de Monsieur Jack qui se sont amusés à remonter certaines séquences en chantant eux-mêmes des chansons en v.f. Mais, de manière générale, c’est le film qui fonctionne ou non. On peut se dire que c’est déjà bien beau si on ne l’abîme pas… »


FAL


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