Jean-Marc Roberts : « Auteur ou éditeur, on se doit d’être hors la loi »


Document. Interviewé en 1998 par Annick Geille, qui réalisait alors des entretiens « culture » pour l'Événement du Jeudi, Jean-Marc Roberts, disparu le 25 mars 2013, évoque - comme il ne le fit nulle part ailleurs - son imaginaire d’écrivain et son métier d’éditeur.

 

— Comment fait-on pour devenir un grand patron de l’édition tout en étant romancier ?

Tous les écrivains sont schizophrènes. C’est souvent pour ne plus être seul qu’on se met à écrire. Le romancier est forcément plusieurs personnages à la fois. J’aime me frotter à la réalité, mener de front deux activités m’a toujours arrangé. Depuis vingt-cinq ans que je porte la double casquette d’éditeur et de romancier, la fréquentation des bureaux ne m’a jamais empêché d’écrire. J’aime charger la barque. Plus j’ai à faire dans ma vie de non-écrivain, mieux j’écris. Un jour, peut-être penserai-je que les deux choses sont incompatibles. Mais je n’ai pas peur de ça. Si l’on doit écrire, on écrit. Si l’on n’écrit pas, c’est qu’on ne devait pas écrire.

 

— Quelles sont les vertus de l’éditeur, et celles du romancier ?

Un éditeur ne doit jamais doute. Et un romancier doute tout le temps. Un éditeur a le devoir d’être toujours disponible pour ses auteurs et les membres de son équipe. Un auteur doit se protéger d’autrui, afin de protéger son travail, surtout s’il est simultanément salarié, amoureux, mari, amant, père de famille, etc. Je suis l’exception qui confirme la règle, j’adore être dérangé. Par un enfant qui a besoin d’un conseil, le coup de fil d’un auteur, la visite d’un ami, un manuscrit qui m’arrive par la poste.

 

— En épigraphe d’un de vos livres, Méchant, vous citez Chardonne : « Personne n’est exactement à sa place, Dieu merci… » Le décalage, c’est votre tasse de thé ?

Je ne serai jamais à ma place, sauf quand je serai mort. Pour revenir à la phrase de Chardonne quant à la « juste place » que nous occupons sur terre, elle se poursuit de la manière suivante : « … une stricte justice serait intolérable ». Et c’est vrai que la justice me parait insupportable. Qui rend la justice ? Qui fait la loi ? Moi, je n’aime pas la loi. Dans le métier d’éditeur comme dans celui d’écrivain, on se doit d’être hors la loi.

 

— Comment fait-on pour être ce perdant qu’est le romancier et ce gagneur qu’est le chef d’entreprise ?

Je gagne pour les autres. J’adore le succès des auteurs que je publie. Dans toutes les maisons d’édition où j’ai travaillé – Julliard, Le Seuil, Le Mercure de France, Fayard –, j’ai toujours voulu rester en liaison avec le commercial, la fabrication et la presse. Je me targue de n’avoir jamais été un éditeur à l’ancienne, barricadé dans son bureau. Du coup, j’ai appris la chose suivante : un romancier est là pour ajouter des questions à toutes celles qui se posent déjà, alors que la principale fonction d’un éditeur consiste à trouver des réponses. En portant les deux casquettes, je prends le risque d’une certaine schizophrénie, certes – et elle m’atteint parfois –, mais ce sont les bons livres, et donc les bons manuscrits, qui me donnent envie d’écrire. Seuls la mort, la maladie et les mauvais livres pourraient me faire renoncer à écrire.

 

— Vous gagnez pour vos auteurs, mais vous n’avez pas à vous plaindre non plus…

Lorsqu’on publie son premier livre à 17 ans, et qu’on a tout de suite un prix, Le Fénéon (où siégeaient à l’époque des gens comme Barthes et Aragon), que sept ans plus tard on obtient le Renaudot, qu’on voit ses romans adaptés au cinéma, on peut devenir un parfait crétin. Moi, le métier d’éditeur m’a protégé, je dirais même qu’il m’a « calmé », en m’obligeant sans cesse à m’oublier.

 

— Aucun risque de grosse tête ?

Contre ce danger, j’ai un remède. Je ne possède rien. Je n’ai pas de voiture, pas d’appartement, pas de résidence secondaire, pas d’actions en Bourse. Pourtant, je suis très dépensier. Il y a les enfants, les amis. In faut ne rien posséder et tout claquer. Vous voyez, je suis encore plus écrivain que je ne le pensais : je me mets sans cesse en danger. Cela me pousse à toujours vouloir écrire un livre de plus. Si j’étais satisfait un jour du roman que j’écris, je cesserais d’écrire.

 

— Un éditeur se doit d’être satisfait de ses auteurs, le romancier est inquiet de naissance. Pour juger votre production, vous mettez quelle casquette ?

Quand j’écris, je me supporte. Je m’aime bien. Être dans son manuscrit, sentir que ça roule : quel luxe ! C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour continuer. Quand j’ai terminé mon texte, je laisse reposer le manuscrit, puis je me relis, et c’est un cauchemar. Cela dit, quand je remets le roman chez Grasset, à mon éditeur – Jean-Claude Fasquelle –, je sais ce que j’ai fait. Après tant de livres vient un moment où l’auteur est conscient de la valeur de ce qu’il a écrit.

 

— Quand vous êtes éditeur, comment définissez-vous un bon manuscrit ?

Un bon manuscrit est un manuscrit unique. Il faut essayer de considérer chaque texte qui arrive, d’un auteur connu ou inconnu, comme le premier et le dernier qu’il a produit. Cette manière d’envisager mon travail d’éditeur rejoint ma vision de romancier, car j’écris toujours comme s’il s’agissait de mon dernier livre. De la même façon, quand je reçois un manuscrit par la poste, ou celui d’un auteur que j’ai accompagné dans son travail, je me dis toujours : « C’est son dernier manuscrit. Le dernier que j’ai mérité. » Du coup, on porte un autre regard sur le texte. Je me méfie des manuscrits dits « publiables », parce que ceux-là, justement, il ne faut pas les publier. Je préfère les livres impubliables.

 

— Qu’est-ce qu’un livre impubliable ?

C’est un manuscrit non conforme. Quand je publie des auteurs comme Christine Angot, Nina Bouraoui ou Christine Chaufour-Verheyen, comme je l’ai fait cette année – il y en a d’autres, et la liste serait longue –, je publie des auteurs qui ne sont pas dans na norme.



— Dans la polémique autour des Particules élémentaires, vous vous situez parmi les admirateurs de Houellebecq ?

J’aurais adoré le publier. Je pense que c’est le livre le plus important de ces cinq dernières années. C’est le parfait exemple du livre qui donne envie d’écrire. Surtout, il m’a terriblement ému. Chaque fois que je penserai à ma lecture de ce livre, je me souviendrai qu’il m’a fait pleurer. Et je connais peu de romanciers qui, aujourd’hui, me touchent à ce point. Je conçois cependant qu’on déteste Houellebecq.

 

— Vous êtes d’accord avec sa vision des rapports homme-femme ?

Je trouve que ce livre est tout, sauf misogyne. Les mecs y sont vraiment de pauvres mecs. Je les reconnais, je nous reconnais. Seules, les femmes ont du courage, de la sensibilité, de l’amour. Les hommes ne donnent rien, dans ce livre, ce sont les femmes qui donnent tout. C’est un roman qui n’est pas correct, voilà aussi pourquoi je l’aime.

 

— À propos de Houellebecq et de la polémique autour des prix littéraires, notre petit système français ne vous gêne-t-il pas ?

J’ai longtemps été contre les comités de lecture, parce que j’estimais que lorsqu’on aime un livre, on doit l’imposer seul. Dès qu’on est deux, trois, voire quatre personnes – les jurés des prix littéraires sont en général au nombre de dix, sauf pour l’Académie française –, on doit en passer par des compromis. LA notion de justice m’ennuie, je le répète. Les membres de l’académie Goncourt ne rendant pas justice. S’ils étaient tenus de couronner le meilleur livre de l’année, ce serait effrayant !

 

— Houellebecq a dit, sur LCI, que les jurés Goncourt étaient payés…

Payés par qui ? J’aimerais bien savoir. Je travaille dans l’édition depuis vingt-cinq ans. Quand j’étais au Seuil, qui publie des auteurs jurés de pris littéraires, je n’ai jamais eu la preuve de prix truqués, d’enveloppes glissées sous la table, de prébendes et autres magouilles. Cela dit, Jérôme Lindon a raison : il est difficile d’obtenir un prix quand on n’est pas dans le fameux triangle « Galligrasseuil ». Chaque année, en France, nous entendons la même antienne. Deux phrases reviennent. Fin août : « On publie trop de livres. » Fin novembre : « Les prix sont truqués. »

 

— Le public a l’impression d’une vaste fumisterie…

Pourquoi le prix du Livre Inter et la Goncourt des lycéens, pour ne prendre que ceux-là, sont-ils devenus aussi importants, sinon plus importants que les « grands » prix ? Parce qu’ils ont acquis une vraie crédibilité et qu’ils couronnent des écrivains moins célèbres que ceux consacrés par les prix traditionnels. Du coup, les libraires et le public semblent s’être ligués pour faire un drôle de boulot consistant à découvrir de nouveaux auteurs en même temps que les critiques… Prenez le succès de Martin Winckler pour La Maladie de Sachs, ou celui de Luc Lang avec ses Mille Six Cents Ventres, couronné par le Goncourt des lycéens : ces deux livres ont été portés par un réseau de libraires et le bouche-à-oreille, puis des prix littéraires « non traditionnels », bref tout un anti-système.

 

— L’un des problèmes du système, c’est la rotation des stocks. Un auteur travaille pendant des années un texte dont le sort va se jouer en deux semaines…

Personne n’ose le dire, mais je vais le dire : il n’y a pas trop de livres, il y a trop d’éditeurs. On prétend toujours que chaque Français veut écrire son roman. Eh bien, c’est faux. En France, tout le monde veut fonder sa maison d’édition ! Je ne comprends pas pourquoi tous les ans, deux ou trois maisons d’édition viennent au monde. De quel droit ? Pour faire quoi ? Avec qui ? Ce sont en plus des maisons où les gens sont mal payés, les auteurs mal distribués… Le pire, c’est que les éditeurs qui ont pignon sur rue se sont mis, du coup, à trop publier dans le but d’occuper l’espace et les tables des libraires ! Plus il y a des petits édtieurs (ou de gros, d’ailleurs) qui viennent au monde, plus les grandes maisons se sentent menacées, et plus elles publient !

 

— Les années 1990 voient s’amplifier la revanche du lecteur sur le système ?

Absolument. Et la lecture n’est pas menacée. Je suis ravi, par exemple, de l’essor des télévisions. Je rêve que les gens aient quatre récepteurs chez eux, que de nouvelles chaînes nous arrivent de tous côtés, qu’Internet triple chaque jour son nombre d’abonnés. Saturés d’écrans, les gens retourneront au livre. Et à la radio.

 

— En tant que romancier, vous êtes dans la tradition du récit d’enfance, où se sont illustrés Hector Malot, Jean-Jacques Rousseau, Alphonse Daudet. Chez vous, il s’agit du récit d’une non-enfance. Quelle sorte de plaie grattez-vous ?

J’ai été condamné à être un adulte très tôt. Depuis, je me suis rattrapé. Plus je grandis – je dis « grandir » au lieu de vieillir, c’est drôle, non ? –, plus j’ai l’impression de retrouver mon enfance. Tout ce que j’ai aujourd’hui, je ne l’ai pas eu quand j’étais petit. De toute façon, je connais très peu d’écrivains ayant vécu une enfance heureuse, ou « normale ». On n’écrit pas parce que ça va bien.

 

— L’œuvre serait-elle la béquille, comme dit François Nourissier ?

Ce n’est pas une thérapie. Michel del Castillo prétend que plus on écrit, plus on a mal. Écrire, c’est parler à quelqu’un. J’aime considérer que la chose écrite est une sorte de confession. On se confie à un lecteur, imaginaire ou non. Si je ne révèle pas au moins un secret par livre, ne serait-ce qu’à moi-même, si je n’ai pas le courage d’aller le débusquer en moi, cet aveu qui m’échappe, je ne vois pas pourquoi j’écrirais. Je n’aime pas les geignards, ni les auteurs qui se donnent le beau rôle dans leur livre. Je plains ceux qui se plaignent. Si j’aime tant les livres d’Hervé Guibert consacrés à sa maladie, c’est parce qu’il ne se plaint pas. Tout en étant malade, condamné, Guibert réussit à nous donner envie de vivre.

 

— Dans tous vos livres, il y a beaucoup d’ex-femmes, d’ex-maris. Le Pacs ne serait-il pas moins risqué que le mariage ?

Notre chance, c’est que mille formes d’amour peuvent cohabiter. Il y a donc une femme, ou un homme, qu’on peut aimer une minute, et quelqu’un d’autre qu’on chérira cent ans. Dans la vie comme dans les livres, en amour il n’est pas de justice et pas de règles. Quant au Pacs, le danger, c’est qu’on risque d’être catalogué « homo ». Or il faut demeurer inclassable. Bien sûr, il y a des cas où le Pacs est indispensable ! Dans notre pays, hélas ! l’homophobie est toujours présente, comme l’antisémitisme, le sexisme et toutes les formes de racisme. Je n’ai pas de mépris particulier pour les électeurs du FN, mais que faut-il faire ? Eh bien, moi, je ne publierai jamais le livre d’un homme politique de droite. Je suis très sentimental, et j’ai besoin d’aimer les gens que je publie.

 

— Vous vous considérez comme un éditeur de gauche ?

Je ne me considère surtout pas comme un éditeur de droite. Pendant vingt-cinq ans de ma vie d’auteur et d’éditeur, j’ai considéré que les écrivains devaient être loin du pouvoir, qu’il soit de droite ou de gauche. Je n’ai jamais fichu les pieds à l’Élysée. Je n’ai jamais « fait » un 14 Juillet sous Mitterrand ou Chirac. Étant devenu responsable d’une maison d’édition, je suis bien obligé de l’ouvrir. Eh bien, il n’y a rien à faire : je serai toujours de gauche.

 

— Vous avez toujours voté socialiste ?

Je n’ai pas le droit de voter. Figurez-vous que je suis devenue français il n’y a pas si longtemps. Je n’ai pas de carte d’identité et possède un seul passeport, dont je vérifie sans cesse la « fraîcheur » pour me rassurer !

 

— Qu’est-ce qui est le plus important ? La bonté ou l’intelligence ?

La bonté. Parce que je ne sais pas ce qu’est l’intelligence. C’est une merveilleuse qualité, mais il y a des intelligences qui ne servent à rien. L’intelligence est acquise ou non. La bonté, c’est du boulot.

 

Propos recueillis par Annick Geille

(L’Événement du Jeudi du 17 au 23 décembre 1998)

© Photo : Louis Monier

 

Jean-Marc Roberts, Deux vies valent mieux qu’une, Flammarion, mers 2013, 105 pages, 13 €

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