Hubert Haddad : "C’est dans un labyrinthe que je m’aventure"


Hubert Haddad fait partie de ces rares écrivains qui excellent dans tous les domaines. Essayiste, romancier, poète, il investit également les territoires critiques de l'Histoire ou de l’actualité. Et il est aussi de ceux qui ont renouvelé le genre de la nouvelle. Une œuvre protéiforme à lire et à relire.

 

— Êtes-vous plus à l’aise dans la nouvelle ou dans le roman ?

On est toujours plus à l’aise dans le roman… Il vous laisse le temps de respirer. Lorsque vous avez derrière vous cinquante ou cent pages qui vous poussent en avant, comme un vent de tempête, vous avez déjà beaucoup perdu de vos résistances identitaires, vous êtes porté par les personnages, ces fictions de la fiction, et la scénographie flottante des situations, la force de sensations qu’actualise leur description, la charge obscure d’interrogation et de ressassement en partage avec les heures de non écriture, celles du sommeil et du rêve par exemple. Un roman, une fois sur son orbite, pourrait être une infinie circulation en des espaces divers. C’est d’ailleurs un sujet : le romancier piégé qui écrirait le roman exponentiel absolu, sorte de trou noir avalant tout ce qui l’entoure, sa vie, ses rencontres, sa bibliothèque. Ou le romancier devenu à lui-même son roman, mots de sa chair, chair de ses mots. Alors que la nouvelle est un claquement de fouet, elle est sa propre cible. Elle exige un effort intense de concentration, et d’éveil, afin de toucher juste, la justesse étant le comble de l’art une fois larguées les conventions. Le roman, lui, n’a pas de cible immédiate à atteindre. Pour abréger, je dirais que la nouvelle, c’est une sorte d’équation : elle est juste ou pas, quelle que soit l’inconnue. Ce n’est pas vraiment la justesse qui définit le roman, mais l’ampleur des contradictions qu’il brasse et éprouve, le combat de fond que l’auteur mène avec et contre la langue pour encercler un territoire inédit de la sensibilité. Le roman vous emporte en des contrées improbables, il vous laisse flâner, manière d’opéra mental avec tout un grabuge d’échos et de leitmotivs, de résonnances, dont l’harmonie scénique échappe longtemps. Et puis le roman n’existe pas, c’est un faux genre, plutôt un pari narratif fondé sur le critère de vraisemblance, lequel est une variable qui va de L’Âne d’or d’Apulée à Ulysse, ou de La Princesse de Clèves à La Recherche. Le roman, en tant qu’invention permanente, est sa propre fiction. L’exercice de la nouvelle me semble plus risqué ; sur la courte distance il y a peu d’élus, comme en poésie d’ailleurs. L’exercice romanesque connaît d’autres avatars : on peut s’embarquer, aborder un bout-du-monde, et puis s’apercevoir qu’on a traversé une flache ou des déserts, que rien ne tient, que le palais n’a pas d’escaliers, ou pire qu’on a usé de matériaux incompatibles. On se souvient du mot de Flaubert : « De beaux morceaux, pas une œuvre. »

 

— Est-ce à dire que lorsque vous commencez un roman, vous ne savez pas toujours où vous allez ?

Pas toujours. C’est d’ailleurs le sujet de l’un d’eux, Perdus dans un profond sommeil : j’ai imaginé un personnage sur une mule… et c’est la mule qui décide du chemin. Le roman se construit au pas de l’animal, et le paysage se dessine entre ses longues oreilles. Il s’agit dans ce roman de la fondation mythique d’un cirque, je m’en suis rendu compte progressivement. L’homme sur sa mule rencontre divers marginaux qui ont tous un handicap en rapport avec le cirque et, un beau jour, tout le monde se retrouve autour d’une piste, avec des clowns et des acrobates.

 

— Qu’est-ce qui vous donne l’inspiration, la première phrase de la nouvelle ou du roman ?

Plus décisif, pour moi, est le titre. Je me promène avec des titres qui me viennent au petit bonheur ou que je repère au détour d’un poème ou d’une phrase… Et je sais vite quand un titre cache une histoire ou quelque domaine de langue. C’est comme si le roman résidait depuis toujours dans la résonance que ces deux ou trois mots provoquent en moi. Ainsi de cette phrase de Pascal, « L’homme sans religion n’est qu’un monstre et un chaos », que l’on peut traduire par l’homme sans humanité… Le titre de mon prochain roman sera peut-être : Un monstre et un chaos. Parfois, aucun ne s’impose. Seulement une vague hantise sans mots.

Quant à la nouvelle, c’est d’abord une idée. Par exemple, un voyageur désemparé qui croit posséder le centre du monde. Il a un scarabée dans une boîte. Il erre en fugitif avec, dans sa petite boite, le scarabée qu’il faut nourrir ; mais il sait qu’il possède la vérité, l’ombilic du monde. La nouvelle s’appelle L’homme à l’œil simple. Au départ, c’est une idée, ou un fait-divers, ou une anecdote… Des anecdotes apparemment anodines délivrent des histoires fabuleuses. On peut écrire cinq cents pages en déployant une simple métaphore… D’une certaine manière, mon roman Géométrie d’un rêve provient d’un vers d’Éluard : « Une femme chaque nuit voyage en grand secret. » J’ai attendu vingt ans pour déployer ce vers et en faire un roman. Je le savais sans le savoir. On travaille évidemment avec l’inconscient et ses affleurements fantasmagoriques. La boîte de Pandore est notre caisse à outils.

 

— Vous avez prononcé le mot « équation », le titre d’un de vos livres utilise le mot « géométrie »… Il y a une dimension de logique mathématique dans ce que vous faites.

La structure d’une fiction relève de l’algèbre. Parfois, j’en ai joué, comme avec L’Univers, le premier roman-dictionnaire en date, du moins en France, où je mets en situation un astrophysicien qui se retrouve amnésique et qui essaie de reconstituer sa vie à travers des mots qui se succèdent : le Haut et le Bas, les souvenirs d’enfance et ses découvertes intergalactiques.

Il y a une combinatoire intrinsèque au récit qui relève d’une logique paradoxale. On peut s’employer à la déterminer, travailler sur cette logique qui échappe plus ou moins à la lecture. Dans un autre roman, j’ai transposé une certaine pratique de la Kabbale sans que le lecteur puisse achopper sur la dimension ésotérique, tout y est chiffré en filigrane. Dans la fiction, il doit y avoir pressentiment. Le lecteur doit présager sans que rien ne filtre de nos calculs fous et de nos plus ou moins fumeuses illuminations. C’est l’ombre portée.

 

— Parlez-nous de la Nouvelle Fiction, ce genre littéraire très romanesque autour duquel Jean-Luc Moreau a « regroupé » des écrivains comme vous, Georges-Olivier Châteaureynaud, Frédérick Tristan, Marc Petit…

Jean-Luc Moreau est un fameux critique, lui-même auteur, passionné de littérature romanesque. Après des années d’enquête, il a remarqué, dans un contexte où le réalisme le plus myope dominait la scène en réaction prudhommesque au surréalisme et aux forces inquiétantes de l’imaginaire, qu’il y avait tout de même un certain nombre d’écrivains qui tournaient le dos à ce néo-naturalisme envahissant.

Depuis Benedeit ou Chrétien de Troyes, il existe bien sûr dans l’espace francophone une littérature de l’imaginaire, provocatrice et aventureuse, que l’on retrouve chez le baroque Cyrano de Bergerac, Rabelais, le Sade qui déconstruit l’édifice moral et éthique de l’Ancien Régime par la transgression, Potocki et son Manuscrit trouvé à Saragosse, le Hugo des Travailleurs de la mer ou de L’Homme qui rit, l’immense Balzac en qui Baudelaire voyait avant tout un visionnaire, Villiers de l’Isle-Adam ou Barbey d’Aurevilly, Nerval qui dans Aurélia et Sylvie atteint à une sorte de romanesque transcendantal, Lautréamont dont on peut lire Les chants de Maldoror comme un dépassement du roman noir ou gothique, l’admirable Marcel Schwob ou Rosny aîné parfois, le Rodenbach de Bruges la morte, bien d’autres jusqu’aux surréalistes, jusqu’à Nadja et Le Paysan de Paris – et dans cette mouvance contrariée, le René Daumal du Mont Analogue, Pierre-Jean Jouve, Georges Bataille, Mandiargues et Hardellet, Gisèle Prassinos et Joyce Mansour, Noel Devaulx ou Gracq, pour se limiter au domaine français. En dépit de cette richesse, il y eut une glaciation après 1945, comme si la guerre avait stérilisé le champ honni de l’imaginaire. Pourquoi ? Parce que c’est aussi avec tout un imaginaire collectif, un ensemble de mythes ethniques et nationaux que la France est tombée dans la Collaboration. C’est avec l’imaginaire politique et lyrique des Gobineau, Drumont, Maurras, Barrès, Drieu la Rochelle, Céline et consorts qu’on s’est abandonné à d’étranges et dramatiques dérives. Alors, après guerre, pour cacher le cadavre pestilentiel de la collaboration, il a fallu éliminer l’homme de la littérature, ou du moins sa dimension tragique… et cela donna le réalisme clinique du Nouveau Roman qui se déclinera en divers minimalismes. Outre l’insipide relation d’objets, Saint-Germain et l’Université prônèrent un temps une sorte de mise à plat du langage afin que la métaphore soit écrasée, que plus rien ne puisse dépasser, poser énigme, être source d’interprétation, sinon dans le champ aveugle de l’analyse structurale. Et c’est une volonté concertée, quoiqu’au fond manquée à la base, comme on parle d’acte manqué. Il faut relire Pour un nouveau roman de Robbe-Grillet paru en pleine guerre d’Algérie. Le refus du tragique, de la tragédie en littérature, des mythes et de la métaphore, la prééminence de la surface sur l’illusoire profondeur, toute cette froide exaltation de l’insignifiance, de « l’art pour le rien ». Et dans le même temps pas une ligne sur la Shoah, sur les vingt millions de morts de la récente guerre, pas une allusion non plus aux massacres alors contemporains en Algérie. Pour Robbe-Grillet, « raconter est devenu purement impossible » parce que raconter serait avouer l’innommable, la collaboration des pères et l’aveuglement des fils. « Chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi » écrit Sartre quelque part dans sa défense de l’engagement. Bien sûr, d’autres écrivains ont continué de célébrer l’imaginaire. La fiction romanesque fut par chance encore possible après Vichy, avec ses personnages et ses faux-semblants. Qu’est-ce qu’un personnage ? Un lieu de conjonction spectral des pulsions et des songes qui s’avance sur ses pattes de derrière dans l’espace dramatique irréductible avec pour seule caution la suspension volontaire d’incrédulité du lecteur. Plus que jamais après la monstruosité génocidaire, il fallait parier sur l’imaginaire, ne pas abandonner celui-ci aux forces de destruction des idéologies et des religions de toutes natures. Le jdanovisme nous guette sous des masques divers. Un pacifiste ne se coupe pas les bras sous prétexte que des mains ont tué. Et pour un écrivain, se retrancher de l’imaginaire, c’est-à-dire du lieu de jonction actif des langues et de leurs représentations, équivaudrait à peu près à une lobotomie. Au moins deux des auteurs liés à la Nouvelle Fiction sont d’origine juive et usent du roman depuis des lustres pour interroger les fondements de l’Europe d’Hitler et de Pétain, au moyen de personnages et d’intrigues. La défunte Nouvelle Fiction fut avant tout une idée de liberté aventureuse autour de laquelle une dizaine d’outsiders, poètes, sinologues, germanistes, tous romanciers, se sont amicalement retrouvés autour de jeux de fiction traduits en recueils collectifs autour de mythes, comme la sirène ou King Kong. Mais chacun travaille en aparté, sans recette ni théorie. En fait, les « nouveaux-fictionnistes » sont de grands solitaires, des voyageurs un peu en marge passionnés par les littératures du monde, des érudits borgésiens perdus dans leurs dédoublements. Partout, en Amérique du Sud, en Afrique, dans les pays de l’Est, les romanciers échappent allègrement à ce réalisme de moyen cadre neurasthénique dans lequel s’est longtemps confinée la littérature française. Mais ça bouge même dans l’hexagone. D’ailleurs, on ne parle plus guère de la Nouvelle Fiction. Aujourd’hui, tout le monde en fait ou croit en faire. Au fait, de quoi s’agissait-il ? Sans doute d’une manière très décalée d’envisager l’immensité labyrinthique du réel à travers les légendes, les mythes et la violence de l’actuel, afin de bouleverser les grilles d’interprétation, de retourner les masques et les gants, de réenchanter le jour et la nuit dans le grand mystère d’être.

 

— Vous avez parlé de réalisme. Êtes-vous d’accord pour dire que l’écrivain est quelqu’un qui voit ce que les autres ne voient pas ?

L’écrivain est dans une telle intensité d’investigation avec le langage, une telle tension pour atteindre à la pure intuition de la métaphore, qu’il lui arrive certes de transcender l’usage fonctionnel de la langue. Écrire, c’est penser. On ne pense pas sans écrire. Dans l’oralité, on est forcément dans la tautologie, dans la répétition. Dès qu’on écrit, ce qui s’appelle écrire, on lève les lièvres morts de la répétition en permanence. Évidemment, les bardes et les aèdes portaient des paroles lointaines, des fables et des mythes… Conteurs, ils étaient dans la ritournelle, certes, mais à chaque fois, une nuance, une marge d’interprétation, faisait que sur le cours des siècles, cette parole s’étoffait en un corpus, un vaste imaginaire un beau jour consigné par des scribes inspirés. Si l’écrivain, dans sa solitude, décidait de se limiter à l’oralité, il tournerait vite en rond. Il faut se confronter à ses brouillons, tordre et détordre la parole dans les soutes du langage, se mettre en péril, soi et ses vieux outils, briser les mécanismes au risque du court-circuit. Parfois des idées associées à des expériences douloureuses perdent leur statut d’idée et risquent de vous murer dans une croyance ou un rituel… Ces vérités expérimentales sont les pires, parce que si l’on ne les expérimente pas en permanence, elles vont se scléroser dans un discours. C’est tout le problème du religieux : il y a les mystiques qui sont dans l’effraction, la foudre les éclaire d’une lumière incessible, mais dès que ce savoir devient objet de communication organisé fondé sur un pseudo mystère, on tombe dans l’horreur dogmatique. L’instant unique devient liturgie sommeilleuse et funeste. La même chose se produit, au fond, sur un autre mode, dans le domaine de la fiction romanesque et de la poésie.

 

— Vous qui animez des ateliers d’écriture, comment expliquez-vous ce désir, ce besoin d’écrire qu’ont énormément de gens ? Je ne parle pas de ceux qui ont un besoin maladif de publier, mais de ceux qui cherchent quelque chose dans l’écriture.

J’en ai longtemps animé, dans les prisons, les hôpitaux, les écoles, à l’occasion aujourd’hui encore, sachant qu’on fait usage un peu partout de ma longue expérience dont témoignent le Nouveau Magasin d’écriture et le Nouveau Nouveau qui le complète, en tout mille six cents pages de stratégies d’écriture, d’invitations à la lecture, d’incitations ludiques à inventer des mondes fictifs. Quand on va dans des établissements scolaires, il n’y a pas a priori de désir d’écrire. C’est même une appréhension de voir surgir un écrivain qui va tout d’un coup leur demander de produire un texte, un poème, une histoire. Mais notre rôle, c’est de donner le goût de ce que nous, poètes et romanciers, vivons… parfois dans une certaine souffrance. Autrefois on écrivait davantage, pas dans toutes les classes de la société, mais on écrivait volontiers des correspondances, on tenait un journal intime… La lecture elle-même fut longtemps un privilège, on trouvait assez incongru l’ouvrier ou le paysan qui ouvrait un livre. Aujourd’hui, on se comporte un peu pareillement avec tous ces gens qui ont un désir d’écriture. Écrire, c’est pourtant une dimension essentielle qui peut sauver d’une manière d’invalidité intellectuelle. Et chacun a bien le droit d’écrire. C’est même plus qu’un droit : cela fait partie de la réalité humaine, de ses potentialités d’avènement. Les dérives, c’est quand la vanité s’en mêle, quand advient la lubie de devenir auteur. Évidemment, cela arrive ! Dans mes ateliers, en vingt ou trente ans, il y a trois ou quatre personnes, peut-être davantage, qui sont devenues à part entière « écrivains », qui ont fini par publier. Peut-être sont-elles venues à moi parce qu’il y avait déjà en elles un désir d’approfondissement singulier qui fera d’un écrivant un écrivain. En général, les gens fréquentent les ateliers d’écriture tout simplement, avec leurs drames, leur histoire, des choses irrésolues, et ensemble, grâce à mille stratégies, parfois élémentaires, parfois fort élaborées, ils vont enfin pouvoir faire l’aveu d’eux-mêmes, pour eux-mêmes, avec une certaine ampleur. Pour eux, pour le partage, cette expérience va être très belle. Et même fondatrice. Le texte qu’ils auront donné, nous allons le peaufiner, le travailler… Mais à la limite, ils vont l’oublier. L’important, c’est l’expérience, l’épreuve de soi-même à travers le langage, concrètement, en faisant enfin l’économie du psittacisme qui est l’ordinaire de la communication. Là, soudain, il s’agit d’aller plus loin, de penser, de fouiller, de se surprendre. L’écriture, c’est la surprise permanente. C’est la surprise dirigée, mais dirigée pour aller vers plus d’étonnement encore. Et puis on lit bien mieux quand on passe de l’autre côté, quand on travaille soi-même l’écriture. J’ai amené je crois quantité de gens à mieux lire, à fréquenter davantage les librairies avec un vrai désir de découverte.

 

— Vous arrive-t-il de passer une journée sans écrire ?

Oui. Des semaines parfois. J’ai beau avoir une œuvre assez volumineuse, je n’écris pas tous les jours. Mais lorsque je me mets à un roman, je travaille dix à douze heures par jour, tous les jours, jusqu’à ce que j’aboutisse. Je me trouve dans une situation de hantise. Je deviens un peu plus fou, aliéné à une idée fixe, à ce moment-là. Sans doute à peine fréquentable. Et cette schizophrénie dure un certain nombre de mois… beaucoup plus longtemps pour les gros romans, et j’essaie alors de faire en sorte que mon entourage n’en souffre pas trop. Mais même dans un court roman tendu vers son dénouement, comme celui que je viens d’achever, je ne fréquente vraiment que mes personnages, je ne déambule que dans mes décors, en palimpseste du monde : les replis de langue où s’invente mon récit deviennent hautement hallucinatoires. Les héros de fiction ont plus de réalité à l’instant où l’écriture les engendre que le malheureux auteur vidé de sa substance.

 

— Dans Les Faux-Monnayeurs, Gide fait intervenir un personnage qui écrit un roman et qui dit qu’il n’est pas de jour sans qu’il mette dans ce roman quelque chose de sa vie quotidienne.

Cette porosité entre fiction et réalité peut s’éprouver dans l’autre sens. Par exemple, en corrigeant une partie des épreuves de Perdus dans un profond sommeil – un roman dans lequel on trouve, entre autres, un inventeur loufoque, un amuseur avec son singe et un vitrier – alors que je voyageais en train et que je poursuivais mes corrections en déambulant à Paris çà et là. Au moment même où je corrigeais le passage adéquat dans le train, un type est arrivé devant moi et m’a dit qu’il était inventeur, qu’il inventait des fenêtres, toutes sortes de fenêtres… En sortant de la gare, j’ai entendu crier « Vitrier ! », rue du faubourg Poissonnière, alors que je lisais « Triez vite, triez vite ! » sur mon épreuve. Et enfin l’homme au singe en face de moi dans le jardin du Vert-Galant comme jailli de mes pages… Qu’en penser ? Il y a comme une réversibilité de l’imaginaire et du monde. On soupçonnerait presque une magie en acte dans la vie de l’écrivain, de l’artiste… L’intensité de perception doit être telle, à certains moments, que brusquement les coïncidences, « véritables fanaux dans la nuit du sens » disait Breton,  se propagent en série. C’est fort énigmatique et pour l’heure sans réponse.

 

— L’écriture est parfois un peu prémonitoire…

Oui, il y a cette dimension augurale. Peut-être ressent-on tellement les choses, les correspondances, les analogies, sur un plan intime comme sur un plan plus vaste, qu’on peut ingénument considérer, sans trop exalter la chose, qu’il y a comme une espèce d’état prophétique. Les jeux de la temporalité ne sont pas univoques.

 

— Avez-vous d’autres sources d’inspiration que votre imaginaire : l’actualité, la vie quotidienne… ?

L’imaginaire baigne dans la réalité et vice-versa, c’est un tel échange organique qu’on ne détermine l’un de l’autre à la fin, compte tenu des intuitions des poètes, des hypothèses de Sigmund Freud et Georg Groddeck ou de la mécanique quantique, que par une volonté légitime de rationalisme fondée sur les sciences humaines depuis les Lumières, de sorte à se garder des pathologies interprétatives et des hallucinations d’ordre mystagogique. Mais il y a plusieurs cosmos dans l’imaginaire, à l’image des rêves incarnés des nébuleuses accoucheuses d’étoiles où avec un peu d’attention et un bon télescope vous pouvez voir dans le détail tout Vinci, Rubens ou Rembrandt. Le retour sur terre, dans l’actualité, aurait un caracère ethique, ainsi après l’Univers, mon roman-dictionnaire, je me suis souvenu des combats désespérés de mon frère Michael pour garder sa raison dans un monde imbécile d’absurdité et d’égoisme criminel, c’est pour lui que j’ai écrit Palestine, en songeant à son idéal d’adolescent entre Israël et Paris et à sa fin tragique à bout d’illusions, c’est pour parler de la paix aux juifs et aux musulmans, cette paix qui s’imposera un jour malgré le terrible aveuglement des pouvoirs et de leurs sbires fanatisés, en Israël et ailleurs, mais après combien de tragédies encore? C’est la même interrogation qui m’a fait écrire Opium Poppy, non du retour de l’Afghanistan où se situe l’histoire, mais du Rwanda où j’ai vu ce qu’on avait fait des enfants à la fin du siècle dernier et toujours aujourd’hui aux frontières d’Etats instables, ce que les adultes armés et fanatisés continuent à faire partout du simple droit humain après une demi-douzaine de génocides et d’innombrables massacres. C’est une aporie, cette disponibilité à l’horreur. Des marionnettistes fous agitent d’une seule main des millions de fils et d’atroces mécaniques se mettent à violer et à tuer soudain, ou à simplement détruire la possibilité même de vivre. Quant à la vie quotidienne, c’est le sommeil de la répétition qui la rend triviale, on peut dans le moindre geste trouver le plus vif éveil, s’abîmer dans le mystère d’une orange épluchée, comme un Michel Fardoulis-Lagrange qui, dans ses beaux récits onirico-métaphysiques, poussa l’abstraction jusqu’à l’énigmatique synthèse du microcosme et du macrocosme.

 

Partez-vous d’un plan très élaboré et précis, ou vous laissez-vous une part d’improvisation ?

J’ai une idée de départ, à peine un sujet, que je traîne parfois des années avant d’éprouver sa maturité, et qui n’est peut-être que la forme enfin résolue du désir d’écrire. Une fois décidé, j’imagine un schéma dramatique sommaire, le plus difficile étant de trouver un fil d’Ariane car je sais bien que c’est dans un labyrinthe que je m’aventure et que mes pas, mes phrases, vont inventer au fur et à mesure les chemins et s’embarrasser dans les impasses. Le roman pour l’essentiel sera bien ce que je voulais, mais sa construction, sa composition, vont trouver des solutions que je ne soupçonnais pas au départ et les scènes les plus fortes du livre viendront sous ma plume comme par surprise, sachant que je n’aurais pas osé les imaginer en amont, qu’elles sont liés à l’espèce de secrète abréaction qui se joue forcément au présent dans les soubassements oniriques de l’œuvre en cours. Un roman peut être un plan développé, un scénario réalisé, il est surtout et avant tout une aventure intérieure dont on sort à chaque fois un peu autre, c’est-à-dire plus disponible, dépouillé, en attente d’un plus grand mystère.

 

Vous venez de publier Le Peintre d’éventail accompagné d’un recueil de haïkus. Pourquoi le Japon et les haïkus ?

Je me le demande encore, par-delà ma fascination pour cette pure entité romanesque que sont la culture et la civilisation nippones. J’étais parti en Haïti en février 2012, deux ans après le tremblement de terre qui détruisit Port-au-Prince, un an après le seisme et le tsunami qui ravagea la côte nord-est de Honshū, la plus grande île du Japon, et j’étais hanté par tout ce que j’avais pu voir, sans nullement me déterminer à écrire quoi que ce soit. Et puis en rentrant de Haïti je me suis mis à écrire des haïkus sans motif, en fait ceux-ci au début me venaient aux lèvres au milieu de la nuit, dans un demi-sommeil, j’en ai écrit à la fin près de mille dont une grande partie font la matière du recueil (Les haïkus du peintre d’éventail). Cette inspiration insolite à pris tout son sens quand un personnage m’est apparu en la figure de Matabei Reien: c’était lui l’auteur présumé des haïkus! Autour de Matabei, s’est aussitôt construit un monde flottant, né d’affects divers, et la pension de dame Hison dans la contrée d’Âtora, le jardin labyrinthe de maître Osaki, la forêt de bambous au-dessus du lac Duji, se sont mis en place exactement comme dans ces rêves qui vous font croire à une vie antérieure. Mais je ne me l’avouais qu’à demi en écrivant cette fiction totalement inventée, aussi proche d’ailleurs d’un Hermann Hesse que d’un Kawabata: c’est le cataclysme annoncé de Fukushima qui en fut l’origine et la fin.

 

Quel est pour vous le rôle de l’écriture, la mission de l’écrivain ?

À priori, l’artiste est le garant du sans rôle, du sans mission, de la liberté inaliénable donc. Chose dite, dans l’espace communicationnel quasi infini, il est probable que l’écrivain travaille pour la valeur absolue de l’inachevé, du périssable, de la fragilité, face à un monde en marche vers la norme et l’aveuglement de la transparence. Tant qu’il y aura des artistes pour moquer l’esclavage de l’acquiescement et tous les pouvoirs, serait-ce celui de la « bien-pensance » des contre-pouvoirs, et tant qu’existera un public pour défendre ces artistes et s’en inspirer de mille façons, l’avenir ne se réduira pas à un ultimatum d’assassins ou à une assignation kafkaïenne à la déréliction. L’écrivain, le poète n’ajoutent pas du sens à une quelconque doxa, ils rendent le sens possible.

 

Quel est, ou quel devrait être, la place de l’écrivain dans la société actuelle ? En est-il de même pour le poète ?

Une telle question nous engage dans les sables mouvants de l’idéologie. De quelle société s’agit-il tout d’abord ? Quelles sont les révolutions à venir ? Le rôle de l’écrivain aura été, massivement (avec des exceptions qui s’appellent en France Rabelais, Rousseau, Sade, Breton, Bataille, etc.), de confortation des sociétés en place et des académismes qui ne survivent que de leur auto-perpétuation faite de censure par force d’exclusion. Les poètes officiels du XIXe siècle écrivaient en somme contre Baudelaire, un peu plus tard dans la négation ou l’oubli des Rimbaud, Lautréamont, Corbière, Mallarmé. Il y a là une guerre de position du sens avec pour ennemi tout ce qui bouge, tout ce qui change la vie. Malgré cette fatalité de sclérose et de dévoiement des domaines de la sensibilité, c’est là que transitent les dispositions dionysiaques de l’humanité, ses facultés symboliques de renouveau, d’invention, pour que la langue reste vivante, qu’elle soit proprement la vie du sens en activité permanente.

 

Êtes-vous un grand lecteur ? Quels sont vos auteurs de prédilection ? Qui trouve-t-on dans votre bibliothèque ?

Quand je ne voyage pas, je vis au milieu des livres et je lis sans cesse, dix, vingt auteurs en même temps, je lis, je prends note, je corrige des traductions, je redécouvre avec une heureuse stupeur des auteurs longtemps négligés. Ma bibliothèque est changeante comme les nuages, j’ai dû en abandonner plusieurs dans ma vie, d’autres se reconstituent, différentes, dans les lieux où je demeure. Mes grandes lectures, jamais achevées, n’ont rien d’original : Homère, Dante, Chateaubriand, Balzac, Proust, Dostoïevski, Shakespeare, Faulkner, Kafka, Poe, Borges, Breton, Gracq, tous les poètes intempérants. Au détour de mes émotions de lecteur, j’ai écrit des fictions, pièces de théâtre, nouvelles, romans, prenant pour personnages Racine, Descartes, Katherine Mansfield, D.H. Lawrence, Thomas de Quincey, Emily Dickinson, Brecht, Georges Bataille, ou relançant les figures mythiques de Faust ou d’Hamlet. 

 

Avez-vous des rituels d'écriture, des TOC, des passages obligés ?

Des passages obligés calamiteux, oui, d’ordre cyclothymique, liés à l’impossibilité d’écrire selon mes perspectives, des semaines, parfois davantage, ce qui entraîne un état semi dépressif discréditant et annulant  même la validité de projets conçus dans l’enthousiasme. Mais une fois le pied à l’étrier, ces effrois me quittent heureusement et je peux travailler avec acharnement sans discontinuer pendant de longs mois.

 

Quelles relations entretenez-vous avec vos personnages ?

Gracq disait à peu près que les personnages ne sont que des mots découpés dans des mots, dans l’esprit mais a contrario du Nouveau Roman, pour bien montrer qu’il n’était pas dupe du pacte de crédulité que l’auteur (comme plus tard son lecteur) doit signer avec les figures spectrales de l’imaginaire. Au demeurant, les personnages vous hantent et parfois vous obnubilent au point de passer à demi par les vases communicants de la réalité (ce qui m’est arrivé avec Perdus dans un profond sommeil), un peu comme dans ce conte de Borges où un homme rêve d’un homme nuit après nuit dans ses moindres éléments et détails jusqu’à ce que celui-ci prenne vie et se détache de lui tandis que le rêveur découvre qu’il est lui-même le rêve d’un autre. Le romancier n’est pas un ingénieur en agronomie scripturaire, pour que son monde vive, il doit s’y projeter jusqu’au dédoublement hypnotique. “Le réalisme n’est qu’une technique au service de l’invention”, disait Romain Gary. Comme lui, assez au fait de techniques qu’il ne faut surtout pas sacraliser,  lorsque je laisse surgir des personnages, je ne sais pas trop d’où ils viennent ni où ils vont. Quoi qu’en dise Nathalie Sarraute, le romancier ne peut longtemps laisser mariner dans le doute et le soupçon ses fabulations dynamiques sans décridibiliser la fonction magique de la narration, du texte romanesque, lequel se définie avant tout par son pouvoir génératif de production du réel. Il existera toujours, selon Chomsky, des phrases qui n’auront jamais été dites, et conséquemment des espaces romanesques, des personnages inédits: le roman a un besoin vital du willing suspension of disbelief  cher à Coleridge, fût-ce en quelque énième degré conçu par les épigones de Joyce, et l’autofiction à la mode n’est plus dans ce sens qu’un symptôme par défaut de la défiance envers les pouvoirs de l’imaginaire, ou plutôt le constat d’une carence passagère des manifestations prométhéennes. Les Grecs anciens ont cru à Œdipe et Antigone, nous y croyons aussi, à travers Sophocle, et avec ou sans Freud. Cette force de présence du personnage trouve au fond de chacun de nous son assise térébrante, vertigineuse, déstabilisante. Ecrire un roman, c’est mettre au point une stratégie de vraisemblance paradoxale, fondée uniquement sur le travail du texte, pour qu’un personnage choisi viennent vers vous remettre en question votre réalité, car la suspension d’incrédulité à des effets spéculaires, et votre représentation du monde uniforme et nouée de préjugés éclatera facétieusement au contact de Jean Valjean, Gwynplaine, Heathcliff, Raskolnikov ou Joseph K. J’entretiens avec mes personnages un gôut de la subversion permanent de tout ce que je suis et puis penser, c’est eux, si foncièrement inexistants, qui me tiennent libre, dans le qui-vive, prêt au lâcher-tout, et sans doute inconsolable.  

 

Propos recueillis par Joseph Vebret (mars 2001 et mars 2013)

©Philippe Matsas/Opale/Editions Zulma

 

 

Hubert Haddad, Le Peintre d’éventail, Zulma, janvier 2013, 192 p., 17 €

Hubert Haddad, Les Haïkus du peintre d'éventail, Zulma, janvier 2013, 141 pages, 16, 60 €

 

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