"Une Vie de Pierre Ménard" entretien avec le très borgésien Michel Lafon

Le Troisième homme


Borges ne détestait pas la science-fiction et les machines à voyager dans le temps. Michel Lafon a décidé de le prendre à ses propres pièges littéraires. En n'excluant pas d'en être lui-même la victime.


Borges, paraît-il, n’aimait pas Proust. Sans doute d’éminents spécialistes nous expliqueront-ils avec mille subtilités qu’un monde sépare ces deux auteurs. Mais, pour les béotiens comme nous, cette aversion n’est pas si difficile à comprendre : Borges n’aimait pas Proust comme Proust n’aimait pas Sainte-Beuve. Borges n’aimait pas Proust parce qu’il chassait souvent sur les mêmes terres que lui. Il suffit pour s’en convaincre de lire, dans son fameux recueil Fictions, la nouvelle intitulée « Pierre Ménard auteur de Don Quichotte », mais qui pourrait tout aussi bien porter comme titre « A la Recherche du temps perdu ». Rappelons son principe, génialement simple et simplement génial : un lettré français du XXe siècle, Pierre Ménard, entreprend de se faire disciple de Cervantès. Mais il ne s’agit pas pour lui de s’inspirer de Cervantès. Il s’agit, en apprenant l’espagnol classique, en se plongeant dans l’étude de la période de Cervantès, en se conditionnant petit à petit, en se mentalisant, diraient les jeunes gens d’aujourd’hui, de réécrire spontanément, au mot près, deux chapitres du Quichotte. Et il y parvient. Ce qui pourrait sembler a priori n’être qu’une pochade est sans doute l’un des textes les plus profonds jamais écrits sur l’acte même de la création littéraire, et n’est pas sans rappeler — oui, nous y tenons ! — les éblouissantes pages de Proust concluant dans le Contre Sainte-Beuve son chapitre sur Baudelaire et dans lesquelles il se demande si tous les poètes que la terre a produits depuis le commencement des temps ne seraient pas l’image, la réincarnation d’un seul et même poète.


Entre en scène Michel Lafon. Cet universitaire grenoblois, qui planche sur Borges depuis des décennies, et qui a même eu le privilège de le rencontrer dans sa jeunesse, n’est pas paralysé par cet écrasant mentor. Au contraire. Il se dit qu’il pourrait faire à Pierre Ménard le coup que Pierre Ménard a fait à Cervantès. Seulement, bien sûr, comme l’ennui naquit un jour de l’uniformité, il ne s’agit plus cette fois-ci de reconstituer deux chapitres du Quichotte. Il s’agit de reconstituer la vie même de Ménard. Avec toutes les incertitudes, les efforts, les bégaiements qu’une telle opération suppose. Le résultat ne s’appelle d’ailleurs pas « Vie de Pierre Ménard », mais, modestement, Une Vie de Pierre Ménard, parce qu’on ne doit jamais être sûr de rien, et ce récit n’est pas un récit. Un roman, peut-être, qui sait ? Mais surtout, un dossier.


Bien évidemment, même si les formes sont respectées et si la vie de Ménard est évoquée par un de ses amis tout aussi fictif que lui, les distinctions si chères à la critique contemporaine et aux professeurs de Lettres entre auteur, narrateur, narrateur homodiégétique et narrateur hétérodiégétique sont à peu près aussi utiles ici qu’un cure-dents peut l’être pour une poule pondeuse. Ce qui fait tout le charme d’Une Vie de Pierre Ménard, dont la lecture, soyons franc, n’est pas toujours facile — non, cela ne se lit pas toujours "comme un roman", puisque ce n’en est peut-être pas un —, c’est que cet ouvrage va en fait à l’encontre d’un certain nombre d’autofictions très à la mode. Quand d’autres racontent leur vie en prétendant ne pas la raconter, Michel Lafon explique à qui veut l’entendre que son livre est construit essentiellement sur ses propres souvenirs de jeunesse, et en particulier sur ses promenades dans un jardin cher au cœur des habitants de Montpellier. Mais faut-il bien le croire ? Si cet aspect des choses est certainement vrai et si nous ne mettons pas en doute sa sincérité, Une Vie de Pierre Ménard est aussi une passionnante réflexion sur les rapports entre la littérature et l’histoire même de la littérature, sur les liens, visibles ou invisibles, qui se tissent ou se brisent d’un auteur à l’autre, et finalement, peut-être, sur l’Histoire tout court.


L’ouvrage est sorti en décembre 2008, mais l’entretien qui suit est une "avant-première". Il y a deux mois, Michel Lafon s’est envolé pour l’Argentine pour travailler avec son traducteur sur la version espagnole de son livre. Suite logique du Prix Valery Larbaud qu’il avait obtenu juste avant l’été, puisque Larbaud, rappelons-le, est l’auteur d’un passionnant petit ouvrage sur la traduction, réédité dans la collection TEL et intitulé comme de juste Sous l’invocation de saint Jérôme. C’est sous cet angle que nous avons demandé à Michel Lafon de parler de son livre. Mais cela nous ramenait de toute façon au sujet central, puisque la tâche (désespérée) du traducteur consiste nécessairement à tenter de faire du même avec de l’autre.



Le Salon littéraire. En quoi votre formation et votre métier de linguiste ont-ils été déterminants dans la conception même du livre ?


Michel Lafon. Je suis un obsédé de littérature(s), mais aussi, c’est vrai, de langue(s). Le français, particulièrement (et le latin, comme Ménard, qui connaît, de fait, bien plus de langues que moi !). J’ai voulu utiliser, dans ce roman, un registre très soutenu, très littéraire, tel que je l’imaginais dans la bouche (et sous la plume) de Gide, Valéry, Ménard, Legrand… Mais j’ai voulu aussi que l’ensemble du roman, malgré ses parties et ses fragments, et malgré ses ambitions stylistiques, sonne comme une seule ligne, aussi musicale, aussi lisible que possible.


D’où est venue l’idée d’une traduction espagnole de votre livre ? Était-elle d’emblée évidente, à cause de la référence à Borges ?


Pour ma part, je rêve évidemment d’un maximum de traductions, même si, comme me l’a dit récemment un lecteur, c’est peut-être un roman qui est fait pour être lu (entendu) en français — qui a une musique typiquement française (telle que la théorise quelque part Pierre Ménard). C’est l’éditeur qui a pensé qu’il fallait commencer par une traduction espagnole, pour entériner, en quelque sorte, sa composante borgésienne. Il va de soi que la perspective d’être bientôt lu, notamment, par des Argentins, que je considère comme les meilleurs lecteurs du monde, me ravit.


Pensiez-vous vous-même à une traduction espagnole au moment où vous écriviez ce Ménard ? Un des chapitres n’est-il pas consacré à la question de la traduction ?


Non, j’avoue que j’étais tellement concentré sur l’écriture que je n’y ai jamais pensé, pas même quand j’ai écrit le dialogue sur la traduction. Bizarrement, plusieurs lecteurs m’ont signalé des passages qui, selon eux, seraient particulièrement difficiles à rendre (l’évocation des vaches sur le Coiron, par exemple !). J’ai commencé à y réfléchir tout récemment, quand l’éditeur Mondadori a acheté les droits : j’ouvrais le roman au hasard et je me mettais à traduire un passage en espagnol…


Vos références littéraires françaises sont, comme par hasard, des écrivains qui ont fait aussi œuvre de traducteur (Valéry/Virgile, Gide/Conrad). Pourquoi n’incluent-elles pas Baudelaire ?


C’est le hasard (ou quelque autre nécessité, comme dirait Borges) ! Je n’ai pas mis Gide dans le roman pour Conrad, ni Valéry pour Virgile… Ils sont là parce que je les considère comme de vieux amis, et aussi pour une raison très concrète : leur fréquentation, avec Pierre Louÿs, du Jardin des Plantes de Montpellier. Les allusions à la traduction de Typhon par Gide (d’ailleurs à contresens, je m’en suis rendu compte juste après avoir envoyé mon manuscrit définitif), ou à Virgile (dont je fais un des maîtres de Jean-Henri Fabre, qui est lui-même le maître absolu de Ménard), n’étaient pas planifiées, elles sont venues au fil de la plume… Cela dit, Baudelaire est présent, je crois, quand je cite la fameuse lignée que Borges impute à Ménard, et peut-être aussi, au moins implicitement, quand j’évoque certains nuages… Et Edgar Poe et Auguste Dupin sont, quant à eux, bien présents dans le Jardin, ce qui est une manière de dire que Baudelaire n’est pas très loin de toute façon…


Le chapitre sur la traduction est trop court au goût de certains lecteurs…


Mais justement, ce n’est pas un chapitre sur la traduction, dans ce roman où il n’y a nul chapitre : seulement des parties et des fragments (et quelques vers !). C’est juste le souvenir (un peu exaspéré) d’une discussion entre Ménard et un ami à lui, professeur en Sorbonne, qui l’oblige à aller au bout de sa théorie de la traduction, la fameuse ménardisation. Là encore, rien n’était programmé, je ne sais pourquoi, ce jour-là, j’ai eu envie de parler de traduction — sans doute parce que j’ai consacré beaucoup de temps, depuis une quinzaine d’années, à traduire. Plusieurs lecteurs passionnés par les questions liées à la traduction ont été sensibles à ce passage, s’y sont retrouvés, mais je ne voulais surtout pas en dire plus : je suis justement en train d’écrire un essai, où je traiterai du sujet dans les grandes longueurs…


Qu’est-ce qui est intraduisible dans votre livre ? Un auteur doit-il collaborer avec son traducteur ?


Je viens de passer huit jours, à Buenos Aires, avec mon traducteur argentin, et nous avons été très concrètement confrontés à trois problèmes principaux :


  • Les vers (de Valéry, de Gide, de Ménard...). Nous avons décidé de les laisser en français dans le texte courant, et d’en donner en note une traduction littérale.


  • Le texte que Borges rédige en français et qu’il envoie à Legrand, dans les années cinquante, pour témoigner de sa rencontre avec Ménard, et de la reconnaissance qu’il lui voue. Situation cocasse : traduire en espagnol un texte censé avoir été écrit directement en français par un écrivain argentin. Nous avons essayé de retrouver la syntaxe de Borges, son lexique, son goût de l’adjectif inattendu (avec lesquels jouait déjà, mais sur un mode mineur, le texte français), mais était-ce vraiment nécessaire ? Après tout, il ne faut pas que le lecteur espagnol, argentin, ait le sentiment de lire un texte écrit par Borges dans sa langue ! Bref, pour cette partie, une certaine maladresse, une certaine gaucherie pourraient faire sens…


  • Les alexandrins : spontanément là encore, d’innombrables alexandrins se sont glissés dans la prose de Ménard et dans celle de son disciple Legrand (qui est d’ailleurs un obsédé de l’alexandrin, jusqu’à la manie). On ne peut pas maintenir l’alexandrin quand on passe du français à l’espagnol, pour toute sorte de raisons, la première étant que ce vers n’existe pas en espagnol. J’ai opté, aussi souvent que possible, pour la « traduction » de l’alexandrin par d’autres formes poétiques, authentiquement espagnoles pour le coup. L’alexandrin qui clôt l’avant-propos de Legrand se trouve ainsi traduit par trois heptasyllabes !


Pour la seule autre langue vivante que je pratique, il me fallait collaborer, oui, pour ma tranquillité d’esprit. Pour les autres, s’il y en a d’autres, je serai incapable, évidemment, d’avoir le moindre regard, sauf, c’est vrai, pour certaines langues romanes (l’italien, le portugais). Mais j’ai commencé à rédiger des notes qui pourront servir à de futurs traducteurs, sur des points très précis ou très généraux. Par exemple : ne pas lutter contre le style volontairement télégraphique de certains passages, ne pas ajouter de verbes à des phrases nominales, ni de liaisons entre des séquences volontairement abruptes, bref ne pas expliciter, ne pas logifier — ce qui est une tentation typique des traducteurs…


L’espagnol sud-américain n’est-il pas à l’espagnol ce que Ménard est à Cervantès ? Tout à fait le même, et tout à fait un autre…


Certes, l’argentin est quasiment une langue en soi, avec son vocabulaire, sa syntaxe… Je ne peux pas demander à mon traducteur — immense écrivain argentin — de traduire en espagnol d’Espagne… Mais j’avoue qu’à plusieurs reprises je l’ai incité à des tours espagnols très classiques, correspondant, je crois, au "classicisme" de Ménard et de ses amis…


Certains penseurs espagnols contemporains ont expliqué la violence de la Guerre d’Espagne par l’incertitude des Espagnols sur leurs propres origines, l’Inquisition ayant amené les juifs à perpétuer leur judéité tout en la cachant. Ménard ne serait-il pas un marrane littéraire, un descendant de Cervantès à qui on aurait caché sa lignée biologique ? Ne se recrée-t-il pas simplement lui-même en croyant recréer quelque chose qui, a priori, lui était étranger ?


Belle question, qui aurait enchanté mon maître Maurice Molho, à qui je dois le mot ménardisation. Quoi qu’il en soit, j’avoue que je n’y avais jamais songé ! Ni pour le Ménard de Borges, ni pour le mien. Un romancier et critique argentin vient de rédiger un très beau texte sur mon roman, où il fait tout remonter à Cide Hamete Benengeli, le véritable auteur arabe du Quichotte ! Musulman, juif ou, pourquoi pas ? héritier des Templiers, je crois que Ménard a surtout une extraordinaire faculté à s’ouvrir aux autres, à se mélanger à eux, en effet, à pratiquer systématiquement l’hybridation, à aimer leurs livres plus que les siens, à endosser leurs rêves de gloire, à s’oublier dans l’amitié, la générosité, la discrétion, finalement l’invisibilité, qu’il pratique comme une discipline…


Pourquoi vous fallait-il passer par Ménard pour écrire un livre largement autobiographique ? Pourquoi vous fallait-il cet "interprète" ?


Non, je ne crois pas que j’avais besoin de Ménard, ni d’aucun autre interprète. En revanche, j’avais besoin d’un lieu. Ou plutôt, j’ai eu besoin de publier ce premier roman pour écrire et décrire et réinventer un lieu, d’où tout est parti : plus que Borges ou que Ménard, le cœur du roman est le Jardin des Plantes de Montpellier, c’est ma fascination pour ce monde perdu, ce paradis d’écrivains et d’absents, que j’ai hanté à l’adolescence, et dont j’ai toujours rêvé de devenir, à ma façon, inséparable : écrire une fiction qui, un jour, serait aussi systématiquement associée au Jardin que l’est, depuis 1924, une des plus belles pages de Monsieur Teste — une page dont l’éditeur, dès l’origine, met d’ailleurs en doute l’authenticité, de la façon la plus plaisante qui soit !


Propos recueillis et présentés par FAL


Michel Lafon, Une vie de Pierre Ménard, Gallimard, "Blanche", novembre 2008, prix Valery Larbaud 2009

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