Interview - Patricia Reznikov : « La création littéraire nous permet de transformer notre vécu »


En cette rentrée littéraire, Patricia Reznikov nous offre un roman dense et singulier. Un bijou à l’éclat cristallin.

Pauline, l’héroïne, a tout perdu dans le récent incendie de son appartement parisien. Tout, sauf un livre : La lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne. Cet ouvrage, retrouvé intact dans les décombres, serait-il un messager du destin, capable de lui fournir les réponses que cet accident dramatique ne manque pas de soulever en elle ? Il est en tout cas le prétexte pour partir à Boston, en Nouvelle-Angleterre, sur les traces du grand écrivain. Ce voyage, en forme de quête et au goût de renaissance la ramènera doucement vers elle-même. La Transcendante est le récit magnifique et bouleversant d’un parcours de rédemption par la littérature.

 

— Patricia Reznikov, pourquoi avoir choisi de construire votre roman sur La lettre écarlate ? Comment votre héroïne va-t-elle s’emparer de ce livre pour tenter à son tour de dépasser les évènements qu’elle vient de traverser et leur donner un sens ?

Élevée par une mère américaine et un père français dans une maison bilingue, j’ai passé mon enfance et mon adolescence à lire les grands classiques de la littérature française et anglo-saxonne. La lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne est sans doute un des romans qui m’a le plus marquée, je dirais même qu’il m’a envoûtée. C’est une œuvre puissante, romantique, dure, âpre et d’une grâce infinie. Et c’est aussi le portrait saisissant d’une Nouvelle Angleterre à ses débuts, encore jeune et fruste, dans une Amérique des commencements, pleine de forêts sombres, de lacs et peuplées d’Amérindiens. Il m’a semblé tout naturel que mon héroïne Pauline, à qui je fais dire au tout début du livre « j’ai toujours pensé que si la vérité existait elle ne pouvait se trouver que dans les livres », se tourne vers cette œuvre sombre et magistrale, qui semble renfermer le secret de la condition humaine pour y chercher des réponses aux épreuves qu’elle traverse.

 

— Le chef-d’œuvre d’Hawthorne nous parle du péché, de la souffrance et de la façon dont il est possible de les transcender par l’art. La littérature a-t-elle pour vous cette lumineuse finalité ?

Les termes de « lumineuse finalité » sont parfaitement choisis ! La littérature, comme les autres formes d’art, la peinture, la musique, nous propose des clefs de compréhension du monde, un lieu où confronter et partager nos expériences existentielles, celles de l’écrivain et celles du lecteur. Elle nous tend un miroir qui nous permet de comprendre que nous partageons la même humanité. Nous savons alors que nous ne sommes pas tout à fait seuls et que nous vivons tous sous le même ciel. La création littéraire ou artistique nous permet de transformer notre vécu, nos souffrances, mais aussi nos éblouissements, lors d’un processus presque alchimique en quelque chose qui ait du sens, pour nous et pour les autres. C’est faire avec notre boue, de l’or !

 

— À Boston, Pauline va croiser la route de plusieurs personnages qui tous vont, à leur manière, lui révéler une part de cette vérité qu’elle est venue chercher. Pouvez-vous nous dire quelques mots de Georgia, ce professeur fantasque, éprise de l’œuvre de Hawthorne ?

Oui, tous les personnages qu’elle croise vont l’aider à avancer dans sa quête. Le libraire-cyclope qui la rudoie et la pousse dans ses retranchements lui montre peut-être que le chemin est difficile et qu’il faut parfois accepter de se faire violenter et déstabiliser par les épreuves. Georgia, par son âge et son expérience s’érige en guide. Sans révéler son secret, on peut dire que sa longue vie lui a donné l’occasion de traverser l’histoire tourmentée du XXe siècle, d’être plusieurs personnes, dans plusieurs pays, de vivre plusieurs vies. Ses qualités de professeur et sa connaissance de la littérature américaine du XIXe siècle, vont voler au secours de Pauline, qu’elle kidnappe littéralement et qu’elle embarque dans sa vieille voiture de sport sur les routes du Transcendantalisme ! Elle l’initie à ce mouvement spirituel, philosophique et littéraire des années 1830-1860, sorte de galaxie de personnalités et de talents, autour de laquelle Hawthorne a gravité. Georgia, comme elle se définit elle-même, est quelqu’un qui ne renonce jamais, qui refuse les facilités et les laideurs inacceptables et dont la force de vie, malgré les épreuves, éclate au grand jour. C’est un tourbillon d’énergie, d’indépendance salutaires. Elle m’a certainement été inspirée par des femmes que j’ai croisées dans mon enfance, et même plus tard,  de vieilles Russes, Juives viennoises, ou des Américaines émigrées d’Europe, qui avaient, comme elle, traversé l’Histoire, qui avaient connu l’exil et la perte, puis la renaissance, et qui vous racontaient leur vie rocambolesque avec une poésie extraordinaire et en plusieurs langues !

 

— Pauline rencontrera également un étrange homme-oiseau dont le charme ne la laisse pas insensible…

Blake, bel homme ombrageux qui la sauve des griffes du libraire, lui apparaît comme une sorte de corbeau romantique et mystérieux, détenteur de secrets, une sorte de guide. Bien que désabusé par l’état de notre monde en général et celui de nos consciences en particulier, c’est un être généreux et empathique, qui accepte la vérité de l’autre et cherche à la comprendre, d’où sa passion pour les Amérindiens et leur philosophie de l’existence. Passionné par leurs canoës, il emmène Pauline pour une promenade métaphysique et amoureuse sur le lac de Walden, non loin de Boston, haut lieu du Transcendantalisme. C’est sur ses rives que l’écrivain et philosophe Henry David Thoreau a vécu deux ans dans une cabane dont on peut encore voir l’emplacement et la reconstitution. Il a ensuite écrit son célèbre Walden ou la vie dans les bois, devenu par la suite une bible pour de nombreuses générations et qui a inspiré jusqu’à la Beat Generation et les hippies. Le lac mythique de Walden est donc pour Pauline le lieu d’une renaissance et cette promenade avec Blake l’occasion de retrouvailles avec elle-même.

 

— Ensemble, ils tiennent une conversation autour de la conception nietzschéenne de l’existence. Selon vous, l’homme doit-il s’affranchir de l’Histoire pour vivre dans l’instant sans conscience du passé ni du futur comme le suggérait Nietzsche ? Serait-ce là une des réponses qui s’offre à Pauline : faire fi du traumatisme pour ne plus inscrire sa vie que le présent immédiat ?

C’est en effet tout le problème qui est posé dans le roman. Doit-on s’affranchir de l’histoire, du passé, du temps même pour supporter l’existence ? Nietzsche nous dit que l’homme doit beaucoup oublier pour pouvoir vivre. Quelle quantité de passé pouvons-nous supporter sans mettre en danger notre vie, notre avenir ? Il faut apprendre à équilibrer la force du souvenir et celle de l’oubli. Mais faut-il pour autant, comme le préconise Nietzsche, considérer que le monde est à chaque instant achevé, un espace où il n’y a ni commencement ni fin, ni histoire ni temps ? Doit-on s’affranchir de la temporalité ? Est-ce la solution pour vivre mieux ? Mais nier le passé, n’est-ce pas se trahir soi-même? Je n’ai pas, hélas, de réponse à cette question.

 

— Georgia, hantée par le passé familial, se situe pour sa part aux antipodes de cette conception. Son personnage semble faire contrepoids à l’idée d’oubli nietzschéen en alertant des dangers de l’amnésie, notamment sur le plan historique. Qu’en pensez-vous ?

Il me semble que Georgia a raison. Il y a des choses qu’il faut refuser d’oublier et le devoir de mémoire ne me semble pas un vain mot. Et quand bien même voudrait-elle oublier ce qui est arrivé autrefois qu’elle ne le pourrait pas. Entretenir la flamme du souvenir comme elle le fait, de manière si personnelle, si dérangeante, donne aussi du sens à sa vie. C’est un combat. Mais la frontière est mince entre le passé qu’on ne veut pas trahir et celui qui vous paralyse et vous empêche d’exister. Cet équilibre appartient donc à chacun. Je ne pense pas qu’il y ait de recette, mais seulement des tentatives pour avancer dans nos vies, parmi les plaisirs et les périls, les éblouissements et les souffrances.

 

Propos recueillis par Cécilia Dutter (août 2013)

Photo : David Ignaszewski 

 

Patricia Reznikov, La Transcendante, Albin Michel, septembre 2013, 276 pages, 19 €

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2 commentaires

Très bonne interview d'un très bon écrivain ! Et après avoir lu Patricia Reznikov, on a envie de relire ' La Lettre écarlate ' de Hawthorne : c'est ce que je vais faire...

Tout à fait d'accord avec Bertrand au sujet de l'interview. Cet entretien suscite vraiment le désir de découvrir le roman qu'il évoque... ce qui n'est pas si fréquent ! Je cours donc à la bibliothèque et chez le libraire, afin d'emprunter d'une part La Lettre écarlate, et, d'autre part, d'acheter La Transcendante...