Plein jour, nouvelle maison d'édition - entretien avec Florent Georgesco

Une nouvelle maison d'édition voit le jour et se propose d'éclairer d'un regard aussi neuf que possible la société en traversant la société et l'actualité par un regard littéraire et nourri d'une volonté d'investigation à la manière d'Albert Londres. Rencontre avec Florent Georgesco, ancien rédacteur en chef de La Revue littéraire (2003-2012), journaliste littéraire au Monde des livres et co-fondateur de Plein Jour, avec la romancière Sibylle Grimbert de cette maison d'édition. 

Quel est le moteur de votre démarche de création de votre maison d'édition ? quel est votre projet ?

Je crois que tout est né d'un goût très prononcé, chez Sibylle Grimbert comme chez moi, pour la conversation, la parole sous toutes ses formes, et d'une envie de prolonger ce plaisir dans des livres, d'accroître à travers eux le champ de cette conversation ininterrompue qui est un des plaisirs de la vie - et surtout, je dois dire, de la vie en France, ce pays de bavards impénitents. Nous voulions des livres bruissants, qui parlent aux gens et fassent parler les gens, qui soient une sorte d'agora en morceaux, où chaque écrivain construirait son propre espace d'accueil des expériences, des pensées, des émotions qui traversent la société. Nous avons un peu tâtonné pour trouver la forme adéquate. Et nous sommes arrivés à ce principe très simple, qu'illustrent parfaitement, à nos yeux, par leurs différences mêmes, les deux premiers livres que nous publions (Les Petits Blancs. Un voyage dans la France d'en bas d'Aymeric Patricot et Avant de disparaître. Chronique de PSA-Aulnay de Sylvain Pattieu) : un écrivain s'empare d'un sujet social, politique, de fond ou d'actualité, va sur le terrain, fait parler les personnes concernées, et écrit à partir de cela le livre qu'il veut, sans autre contrainte que celle de se tenir au plus près de la réalité qu'il aura observée, et de se passer, pour la restituer, du recours à la fiction. En deux mots : des documentaires, mais littéraires, c'est-à-dire éclairés par le regard singulier d'un écrivain. A quoi s'ajouteront, parce que nous voulons garder une capacité d'intervention plus rapide, et plus factuelle, dans les débats du moment, des documents journalistiques classiques.


N'avez-vous pas peur de créer une maison d'édition alors qu'on entend partout que le livre est en crise ?


Ce que l'on entend est vrai, en l'occurrence. Ça l'est même tellement qu'on ne voit pas quand cette crise s'achèvera, et que s'il fallait attendre que la situation s'arrange pour faire quelque chose, on serait mort avant d'avoir bougé le petit doigt. Et puis, les crises ont des avantages. Elles débarrassent de pas mal d'illusions, elles empêchent de se ramollir, de s'installer confortablement dans ses habitudes, de croire que les choses sont faciles, que le succès vient naturellement si l'on a du talent (ce que tout le monde croit avoir, évidemment). On ne peut démarrer en ce moment sans savoir qu'on se lance dans une bataille difficile, risquée, sans être donc un peu galvanisé par l'enjeu. C'est peut-être une chance. J'ajoute que la crise du livre n'est qu'une dimension d'une crise beaucoup plus générale qui est, au-delà des questions économiques, une crise de civilisation face à laquelle le livre a un rôle capital à jouer. Cette conviction est d'ailleurs au cœur de notre projet. Le goût de la conversation tourne le plus souvent aujourd'hui à une cacophonie où des couches infinies de commentaires recouvrent de plus en plus la réalité, avec ce bizarre résultat que tout le monde finit par dire les mêmes choses. Reprendre les questions que tout le monde se pose sur un autre plan, dans des livres où l'on prend le temps d'approfondir ce qui est dit, et où on a la liberté de créer une forme appropriée à cet approfondissement, c'est se donner la possibilité de retrouver à la fois la réalité et une singularité de la parole. Telle est notre ambition - j'allais dire secrète : eh bien, elle ne l'est plus.

 

Quel type de diffusion allez-vous adopter ?


Nous sommes diffusés par Interforum dans le cadre d'un partenariat commercial avec les éditions Anne Carrière. Nous sommes totalement indépendants, et très jaloux de cette indépendance, mais nous ne le sommes pas de notre solitude : dans le contexte de crise dont nous venons de parler, rester seul dans son coin serait une idiotie caractérisée. C'est donc avec nos amis des éditions Carrière que nous sillonnons la France pour rencontrer des libraires, organiser des rencontres autour de nos livres, essayer inlassablement de convaincre de leur intérêt et de leur force, ce qui nous paraît être, aux uns et aux autres, la seule manière efficace de promouvoir des livres aujourd'hui, au-delà du travail de diffusion par ailleurs très efficace que mène Interforum.


Comment pensez-vous vous démarquer de la masse des ouvrages publiés ?
 
C'est sans doute la question essentielle, et qui nous a obsédés, Sibylle Grimbert et moi, dès le jour où nous avons envisagé de créer une maison d'édition. Ce désir était chez nous irrépressible, mais nous étions bien conscients de la surproduction qui caractérise notre métier aujourd'hui et nous éprouvions une sorte de gêne à l'idée d'en rajouter. Etait-il vraiment nécessaire d'ajouter quinze romans par an à ce qui se publie déjà ? N'y a-t-il pas suffisamment de place pour des romanciers talentueux ?Nous avons donc rapidement voulu faire autre chose, trouver une idée qui nous permette à la fois de défendre ce que nous aimons, c'est-à-dire, pour employer un gros mot, la création, et d'en renouveler l'approche, de sortir des habitudes et des réflexes communs, bref, de nous rendre utiles, de contribuer à l'évolution de la place de la littérature dans la société. Je vous renvoie sur ce point au début de notre discussion : l'idée générale étant que les écrivains de valeur étaient capables de tout, nous nous sommes interrogés sur nos propres centres d'intérêtet sommes tombés sur ce concept d'enquêtes, de reportages où des romanciers partiraient à la rencontre des gens et feraient entendre leur voix comme on ne l'entend plus. Programme qu'Aymeric Patricot et Sylvain Pattieu, pour ne parler que de ce qui est déjà publié, ont accompli au-delà de nos espérances, ce qui nous a confortés dans notre certitude qu'il était encore possible de créer quelque chose de nouveau.

Vos ouvrages se positionnent entre récits et reportages, un peu à la manière d'Albert Londres. Dans une époque d'immédiateté de l'information et de versatilité des "lecteurs", votre projet n'est-il pas un peu anachronique ?


Albert Londres, bien sûr, et tant d'autres, comme le Gide de La Séquestrée de Poitiers ou de L'Affaire Redureau, qui nous est particulièrement cher. Mais aussi des modèles plus récents, du côté du nouveau journalisme, avec Wolfe, Mailer, Capote, Thompson... Vous me direz que cela aussi commence à dater. Je pourrais vous citer Emmanuel Carrère, L'Adversaire ou plus récemment encore Limonov... Cela dit, je vous rends volontiers les armes : il est possible qu'en effet notre démarche ait quelque chose d'anachronique. Mais nous pensons que c'est une force. L'époque, sans vouloir faire de paradoxe, nous semble assoiffée d'anachronisme, parce qu'elle sature tellement les consciences d'immédiateté, comme vous le dites justement, que tout le monde a envie d'autre chose. Et cet autre chose, le livre, ce vieil objet indépassable, peut le fournir mieux que tout autre moyen plus virtuose de communiquer. Parce que, précisément, il ne communique pas mais parle, pense, respire, redonne au présent le temps qui lui manque ; et que tout le monde, pour le dire en un mot, commence à en avoir par-dessus la tête de la communication.


Quel a été l'accueil de votre catalogue par les libraires ?


Nous sommes sur les routes depuis trop peu de temps pour vous répondre avec précision. Mais nos premiers contacts sont excellents, et nous corroborent plutôt dans toutes les intuitions dont nous venons de parler. En tout cas, nous prenons beaucoup de plaisir à ces rencontres, à sillonner ainsi la France pour parler de ce que nous aimons. Cela renforce en nous le sentiment, qui nous paraît particulièrement important aujourd'hui, d'être engagés, avec tous les métiers concernés, dans une aventure commune.


Quels sont vos projets à court et moyen termes ?


Nous publierons en février deux nouveaux livres : une enquête menée à la Brigade des mineurs, à Paris, par une jeune romancière, Claire Berest, qui, à partir des observations qu'elle a pu faire, notamment comme professeur, s'est demandé s'il ne se passait pas des choses inquiétantes dans la jeunesse française (je parle par euphémisme) ; et un livre du journaliste Yves Mamou sur le Hezbollah, pour faire le point, à l'heure où la milice chiite libanaise fait de plus en plus corps avec le régime syrien, sur son histoire et ses perspectives. Suivront, au printemps et à l'automne, cinq ou six autres livres. Nous pensons passer en 2015 à notre rythme de croisière, qui devrait se stabiliser autour d'une quinzaine de titres.



Propos recueillis par Loïc Di Stefano

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