Romain Sarnel réinitialise Nietzsche (II)

 

En cinq déclics et autant de périodes, le philosophe Romain Sarnel balaie les contresens qui brouillent la lecture de Nietzsche à partir des traductions qui sont livrées à notre connaissance. L’auteur d’une nouvelle lecture du Prologue de Zoroastre (L’Arche Éditeur, 2000) poursuit son entreprise d’éclaircissement dans un Comprendre Nietzsche qui est à première vue un guide mais plus encore une loupe pour se défaire des notions que l’on croyait exactes (volonté de puissance, éternel retour du même, surhomme…) et qui se révèlent être des montages organisés par la sœur de Nietzsche, Elisabeth Förster, et son ancien ami Peter Gast, contrefaçons reprises sans discernement par Heidegger, Michel Foucault et Gilles Deleuze. Voici donc une révolution sémantique permettant de découvrir un autre penseur, en somme irrévélé, dont les enjeux introduisent l’énergie de la joie et de la créativité au centre d’un système résolument perspectiviste.
L’ouvrage prend place dans une collection intitulée Essai Graphique, mettant ainsi en correspondance la vitaminique réflexion de Romain Sarnel avec des dessins de Naema Bellart. Dès lors Nietzsche devient visible et enfin lisible.

 

— Vous affirmez que Nietzsche n'écrit pas avec des concepts mais avec des métaboles. Expliquez-nous cette nuance.
Autant le concept enferme dans une totalité, autant le métabole ouvre des perspectives. Hegel, avec sa Science de la logique dont la dernière partie culmine dans une « théorie du concept », est assurément le philosophe du concept, alors que Nietzsche, avec sa Science joyeuse dont le prolongement aboutit à une théorie des « trois métamorphoses de l'esprit », est plus fertilement le philosophe du métabole. Étymologiquement, la notion de concept vient du mot latin conceptus qui veut dire : saisi avec, et de son côté la notion de métabole vient du mot grec metabolê qui signifie : changement. La notion de concept que l'on utilise habituellement met un sujet face à un objet, tandis que la notion de métabole que j'ai forgée fait immerger l'être humain dans la mouvance du réel. Ici s'opposent deux visions de la philosophie, d'une part une philosophie de la domination dont la filiation va de Parménide à Hegel en passant par Platon, et d'autre part une philosophie de la transformation dont la filiation va d'Héraclite à Nietzsche en passant par Épicure. Si j'avais à définir Nietzsche en cinq métaboles, je dirais : la métaphore, pour la question de la connaissance ; la sublimation, pour le statut des sentiments ; la science joyeuse, pour la réalisation de la vie ; le perspectivisme, pour le champ de la réalité ; et la réversibilité, pour le monde de la culture.
En ce qui concerne cette réversibilité, puisqu'il s'agit d'une transvaluation des valeurs, nous pourrions avancer un néologisme, à savoir la transversibilité. Les valeurs sont transversibles, car elles sont tout le temps en évolution.

— Selon vous, Nietzsche n'est pas un mais cinq. Pouvez-vous éclairer une telle dislocation ?
Nietzsche est un kaléidoscope ; tous les éléments sont là : les présocratiques, la musique, la poésie, le problème de la connaissance, la question de la créativité, le rapport au réel à travers le mouvement de la métaphore ; mais leurs assemblages changent avec l'évolution des perceptions et des transformations. Nietzsche est un philosophe héraclitéen de bout en bout. Tout est métamorphose chez Nietzsche. Déjà il y a les trois métamorphoses de l'esprit, au début d'Ainsi parla Zoroastre ; l'esprit se métamorphose d'abord en chameau, puis en lion, et ensuite en enfant. Mais il y a toutes sortes de métamorphose ; la pensée est métamorphose, ce qu'illustre la figure de l'artiste, le langage est métamorphose, ce que symbolise la figure du poète, et la connaissance est métamorphose, ce que représente la figure du créateur. Nietzsche évolue à travers ces différentes figures. La pensée de Nietzsche avance par déplacements et par évolutions. En puisant dans le théâtre grec antique, Nietzsche commence par la notion de tragique, ce qui lui permet de se débarrasser de la théologie.
Ensuite, il prend l'art pour modèle et se tourne vers la notion de sublime, ce qui lui permet de se débarrasser de l'ontologie. Après, il construit la science joyeuse et met en avant la notion de véracité, ce qui lui permet de se débarrasser de la phénoménologie.
Puis, il élabore une théorie des métamorphoses et valorise la notion de fécondité, ce qui lui permet de se débarrasser de la tautologie. Et pour finir, il inaugure une philosophie des perspectives en s'appuyant sur la notion de fertilité, ce qui lui permet de se débarrasser de l'idéologie. Donc, il n'y a pas cinq Nietzsche, mais un seul Nietzsche abordant cinq problématiques différentes. Nietzsche est un découvreur. Il n'est ni un orthodoxe, ni un idéologue, ni un philosophe-théologien c'est-à-dire un philosophe à dogmes. Le contraire du dogme c'est le métabole. Chaque métabole utilisé par Nietzsche l'amène à faire des découvertes. Et chaque découverte lui ouvre des espaces infinis, des possibilités infinies. C'est l'ensemble de ces infinis qu'il appelle le perspectivisme.

— Vous insistez sur le musical chez Nietzsche. Dans la terminologie de notre temps serait-il pop, jazz ou carrément dance music ?
Le style de musique qui correspondrait le mieux aujourd'hui au style de pensée de Nietzsche serait le free jazz. Pourquoi le free jazz ? Parce qu'il se développe à partir de l'improvisation. Or Nietzsche met en œuvre d'une certaine façon une philosophie de l'improvisation : il cherche, il innove, il découvre. De plus, on dit que le free jazz est une musique « expérimentale » ; pareillement, la pensée de Nietzsche se présente comme une philosophie expérimentale. Elle cherche des modèles pour les générations futures, des modèles qui soient féconds. Quand je parle de free jazz, je pense essentiellement à Ornette Coleman, à Steve Lacy et à Michel Portal. Ce sont trois musiciens qui nous emportent vers des chants infinis. Si Nietzsche vivait de nos jours, peut-être qu'il élaborerait une free philosophy en rapport avec le free jazz. Il ne faut pas oublier que Nietzsche composait au piano, que toute sa vie il a inventé des compositions musicales et que notamment il a mis en musique le poème « Hymne à la vie » que Lou Andreas-Salomé lui avait donné en 1882. Il ne faut pas oublier non plus que son premier livre La Naissance du théâtre tragique grec est placé sous l'empreinte de l'« esprit de la musique » et que Nietzsche a en tête une notion de Schiller, la « pulsion de jeu », pour définir la création artistique. Le musicien, le poète et le philosophe forment chez Nietzsche la nomenclature de la réalité en métamorphose. Balzac nous a habitués, dans Le Chef-d'œuvre inconnu, à considérer la forme comme la fille de Protée, ce dieu des métamorphoses.

— Le regretté Jean-Noël Vuarnet montra Nietzsche sous les traits d'un philosophe-artiste, vous dites qu'il était avant tout un poète et de cette façon vous réhabilitez le poète dans un monde qui ne méprise pas ce mot, il l'ignore tout simplement. En quoi le poète est-il actuel, pour ne pas dire d'avant-garde ?
La disparition de la poésie est due à la disparition de son contenu, et notamment de son contenu philosophique. C'est le structuralisme des années 1970 qui est responsable de cette disparition. En privilégiant le Signifiant sur le Signifié, la Forme sur le Sens, le structuralisme a vidé le poème de son contenu. La nature de la poésie est philosophique. C'est un regard sur le monde. L'intérêt de Nietzsche pour les philosophes présocratiques vient du fait qu'il s'agit d'auteurs qui écrivent des poèmes à portée philosophique. Nietzsche reprendra cette tradition des Présocratiques quand il écrira son long poème philosophique Ainsi parla Zoroastre. C'est toute une vision du monde que Nietzsche développe dans ce poème. La poésie n'est ni ornementale ni formelle, elle touche à une transréalité, c'est-à-dire au fond intime du réel, elle va à l'essentiel. La poésie ne se réduit pas au poème, même si le poème est le vecteur de la poésie. La poésie est une manière de traverser la réalité. Et le poète est ce traverseur de réalité. Peut-être que l'époque ignore jusqu'au mot de poète, mais cela n'empêche pas le poète de traverser son époque et d'en extraire la quintessence. Au final, les historiens se tourneront vers les poètes, les romanciers et les artistes, pour rendre compte de cette époque. Le poète est plus qu'actuel, il va au-delà du présent, il est transtemporel. En tant qu'il est créateur, il agit à partir du non-être, à partir de ce qui n'existe pas encore.
Comme l'énonçait Baudelaire, il a pour tâche de « plonger dans l'Inconnu pour trouver du nouveau ». Le poème « Le Voyage », qui sert de conclusion aux Fleurs du Mal, peut être considéré comme un véritable Manifeste du transformisme. En art comme en philosophie, il y a deux écoles, le formisme et le transformisme, la thèse de la Forme statique et celle du Réel en mouvement, les partisans de l'Être comme Parménide et les partisans du passage comme Héraclite.
Personnellement, je me range du côté de l'héraclitéen Montaigne qui déclare : « Je ne peins pas l'être, je peins le passage. » C'est le passage qui est source de pensée vivante et de poésie inventive.

Propos recueillis par Guy Darol (décembre 2013)

Romain Sarnel et Naema Bellart, Comprendre Nietzsche, Max Milo, décembre 2013, 127 pages, 12 €

 

 

 

 

 

 

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1 commentaire

LOL ! en lisant ça "Le style de musique qui correspondrait le mieux aujourd'hui au style de pensée de Nietzsche serait le free jazz."
Et pourquoi pas Nietzsche Bobo Mondain parigot écolo pour les sans-papiers humaniste Buena vista social club !
"l'improvisation" ! n'importe quoi, Nietzsche chérissait les grandes règles du style, de l'ensemble coordonné, arrêtez de mentir - il suffit de lire Le cas Wagner pour voir combien le jazz est populace, démocratique, sans colonne, sans hiérarchie, donc sans hauteur, sans légèreté obtenue par la maîtrise de l'ensemble. Vous n'êtes qu'un misérable tartuffe bobo en mal de sensations fortes, venu faire des bulles sur le bord de la falaise Nietzschéenne. Faîtes gaffe, il n'y a pas que des petits intellos de facs qui lisent Nietzsche, je viens du petit peuple, des pauvres, et je pense lire Nietzsche bien mieux que vous. Vous êtes un tartuffe, vous êtes démasqué. "Nietzsche Jazzy pour raison d'improvisation", et pourquoi pas le Zouk ! le rap ! la techno, il ne reste plus qu'à déféquer une justification théorique, essayez c'est fastoche et vous avez l'habitude