Interview. Joël Schmidt : Les trente-et-un codes du fin’amore


À travers son nouveau roman, onirique, sensuel, romantique et inspiré, Joël Schmidt, s’emparant des trente-et-un codes du fin’amore, nous invite à une rêverie emprunte de profondeur et de poésie sur le désir, les épreuves de la passion, et le temps qui passe.

 

— Votre roman se déroule au XXIe siècle, mais vos deux protagonistes, Johan, ce professeur de lettres médiéviste, et Aurore, sa jeune élève, vont vivre une histoire d’amour aussi forte que singulière qui, non seulement traverse, mais défie le temps. Ils décident en effet de suivre les règles édictées par La Minne. Pouvez-vous nous dire quelques mots de ce « manuel » de l’amour courtois ?

La Minne en allemand, c’est l’amour courtois ou le fin’amor. Johann, le héros de mon roman, a écrit sa thèse sur la Minne et il a expliqué en détail en quoi consiste celle-ci, notamment sur deux points, les 31 codes de l’amour courtois, d’une part, et les Cours d’amour qui, au Moyen Age, entre troubadours, trouvères et Minnesinger (ces derniers en Allemagne au XIVe siècle) l’appliquaient au cours de cérémonies secrètes, sensuelles et mystiques. Dans mon roman, Johann et la femme aimée, Aurore (ils ont quelque 30 années de différence : il est son professeur, elle est son étudiante) vont tenter d’adapter ces codes médiévaux au cœur de leur union, d’abord à Moulins, où ils habitent, puis à Nuremberg où ils ont réussi à s’introduire clandestinement dans une Cour d’amour qui se veut à l’image de celle du Moyen Age, autant par les costumes, que par la musique, et que par la gestuelle amoureuse.

 

— Au fond, ces codes ont pour fonction d’organiser de constants allers et retours entre les amants, n’est-ce pas ? Le jeu amoureux se résume-t-il à un chassé-croisé de sentiments, selon vous ? 

Ces codes, qui se résument le plus souvent en une phrase assez sibylline, sont destinés en effet, par les Amants à imposer à leurs désirs des épreuves, des contraintes, des entraves, des attentes, voir des asservissements, pour mieux les préparer à être les plus sublimes et le plus accomplis qui soient. Le jeu amoureux devient alors joute amoureuse, et s’il ne se résume pas selon moi exclusivement à ce côté ludique, il marque tout de même bien que l’amour n’est pas un long fleuve tranquille, qu’il est traversé de doutes, de renoncements, de défaite, mais aussi de certitudes, de victoires et d’exploits charnels, les uns comme les autres n’étant jamais assurés d’être définitifs, mais sans cesse remis en question pour que ne se perde pas le sel de l’attrait et l’esprit de convoitise entre les amants.

 

— Qui mène la danse ? L’homme ou la femme ?

À première vue, c’est la femme qui est la dominante dans le couple, l’homme étant le dominé. C’est elle qui, dans mon roman, comme dans le fin’amor, inflige à l’homme aimé des expériences, parfois redoutables, des tests rigoureux, pour le pousser aux dernières extrémités de la tentation et de l’appétit des sens, dont l’amante se saisira, quand elle les jugera au sommet de ce qui peut lui apporter la pleine satisfaction dans ses plaisirs et ses jouissances. La liberté de la femme (dans mon roman, Aurore,) est semblable à celle de ses sœurs médiévales des cours d’amour, car elle est fondée sur l’état de non-mariage religieux, et sur toutes les possibilités que cet état lui permet pour explorer, sans surveillance, le domaine de la sexualité. L’Église finit par en être écartée et Dieu, s’il est parfois au cœur de certains poèmes d’amour courtois, l’est d’une manière presque convenue.

 

— En vous lisant, je me suis fait la réflexion que ces règles douces-amères ne sont pas exemptes d’une certaine perversité. Elles instaurent un « chaud-froid » permanent entre les partenaires. Est-ce sur ces contrastes que reposent les ressorts du désir, à votre avis ?

Perversité, en effet, et je dirai même manipulation. Car si Aurore mène en apparence tous les manèges du corps et de l’esprit sur son amant, elle est parfois victimes de ceux-ci tant Johann s’emploie à imiter sa « Dame » et, comme sur un damier de jeu d’échecs, à pousser ses pions pour la faire défaillir à son tour. Quant à savoir si je suis d’accord avec cette façon de voir et de faire l’amour ou de le défaire parfois pour le reconstituer encore plus vigoureusement, je pense au fond de moi-même que non, et pourtant mes propres expériences me poussent à trouver qu’il y a quelques vérités fort dures et parfois exactes dans ces relations disons-le sado-masochistes, même si le terme n’existe évidemment pas au Moyen Âge. Que l’amour n’est jamais sûr de durer, et qu’il lui faut parfois, comme dans La Minne, trouver des expédients cruels voir féroces pour lui redonner de nouveaux élans. L’amour courtois n’est pas un amour tendre, même si, alors, il est contraire totalement à mon éthique amoureuse. Les chants des Minnesinger qui accompagnent les Cours d’amour ont un côté musique de perdition qui révèle bien l’enjeu impitoyable du désir amoureux. Ce n’est pas par hasard si Maurice Barrès qualifiait la musique de Wagner, très inspirée par le Moyen Age (Voir Les Maîtres chanteurs, Tristan et Isolde) de musique de perdition.

 

— La passion dévorante dont vos personnages sont habités les mène au bout d’eux-mêmes et de l’autre, jusqu’à la négation des individualités respectives. Pourquoi avoir souhaité mettre en scène cette acmé paroxystique de la relation amoureuse, y compris dans ses aspects les plus sombres ?

Si on reprend les deux derniers vers de la mort d’Isolde de l’opéra de Wagner : « Unbewusst/Höchste Lust ! », « Inconsciente, suprême joie ! », nous en arrivons en effet à cette négation des individualités respectives, dans la fusion charnelle et spirituelle de l’amour, au point que, toujours selon la métaphore wagnérienne, imprégnée par l’histoire des cours d’amour et de leurs impétrants, Tristan ne sait plus s’il est lui-même ou Isolde, et Isolde se demande si elle est encore elle-même et pas plutôt Tristan. Dépersonnalisation totale que, ne nous le cachons pas, nous pouvons parfois éprouver à deux dans une double possession et au même tempo, c’est la fameuse petite mort, qui est une manière de perdre provisoirement la raison et le sens de soi-même pour épouser celui de l’autre. Vous évoquez les aspects les plus sombres de la relation amoureuse entre Johann et Aurore, et vous n’avez pas tort. À force de pousser très loin leurs appétences charnelles et sensuelles, les amants finissent par dépasser une sorte de point de non-retour, qui n’est pas loin de la folie, et qui les pousse hors du temps, en même temps qu’ils sont hors d’eux-mêmes, c’est-à-dire prêt à tout, et même au pire, sans en avoir vraiment conscience.

 

— Après avoir atteint ensemble de tels sommets, vos héros n’ont plus qu’à assumer la chute… La réalité tombe comme un couperet sur leurs chimères. Est-ce ce que la fin du roman, tragique, voudrait signifier ?

C’est mon romantisme impénitent, influencé par le romantisme allemand, qui me pousse aux extrémités tragiques que vivent, autant comme spectateurs que comme acteurs, Johann et Aurore. On ne franchit pas en vain l’interdit du temps et de l’espace, on ne passe pas en vain derrière le miroir du XXIe siècle pour approcher le Moyen Age, au risque de tous les risques, même les plus mortels. C’est la leçon de ce roman où l’absolu devient un moment irréversible. L’épée de Wolframm d’Eschenbach en est en quelque sorte l’emblème tragique qui sert de deus ex machina.

 

Propos recueillis par Cécilia Dutter (décembre 2014)

 

Joël Schmidt, Les Amants, Albin Michel, janvier 2014, 183 pages, 16 €

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