Interview. Gérard de Cortanze, L’An prochain à Grenade : « N’oubliez jamais ! »


La jeune séfarade Gâlâh échappe au massacre de cinq mille Juifs à Grenade en 1066, grâce à Halim, son fiancé et poète musulman. Un peu plus tard, ce dernier meurt poignardé à Tolède, la laissant affronter seule l’Histoire du peuple juif au long des siècles, qu’elle reçoit miraculeusement le don de traverser. Séville, Lisbonne, Oran, Constantinople, Venise, Haarlem, Treblinka, Sarajevo, New-York, entre persécutions, guerres et pogroms, Gâlâh voit et consigne ce qu’il advient de son peuple, avant que de nos jours, à Paris, devant une école, un tueur l’attende…

A travers cette superbe fresque au souffle romanesque puissant, aussi éclairée qu’éclairante sur les sinistres répétitions de l’Histoire, Gérard de Cortanze nous invite à une réflexion sur le mal et la persistance de la haine dans un monde où les mots « fraternité » et « tolérance » semblent avoir perdu leur sens.

 

Pourquoi avoir voulu relater l’errance du peuple juif au fil des siècles ? Quel était votre projet en écrivant ce roman qui tient à la fois du conte philosophique et de l’œuvre engagée politique ?

Je voulais faire revisiter au lecteur dix siècles de barbarie et de persécutions. Je voulais que ce livre ait une portée universelle. A quoi bon écrire si ce n’est pour tenter de faire bouger les choses, de donner à penser, de rappeler sans cesse l’Histoire afin que ses horreurs ne se reproduisent pas. Regardez ce qui s’est passé avec l’affaire de ce comique antisémite. Comment peut-on banaliser à ce point l’innommable ? Comment peut-on ne pas se rendre compte des répercussions terribles que de tels gestes induisent ? Comment peut-on faire le salut nazi aujourd’hui en 2013 devant une école juive comme cela a eu lieu en France ? Et on ne doit rien dire ? Et on doit laisser faire ? Et toujours ce doigt pointé contre les Juifs. Savez-vous qu’aujourd’hui alors que la Pologne fut il y a bien longtemps une terre d’asile pour les Juifs, on trouve 65% de lycéens qui reconnaissent devoir rejeter leur petite amie s’ils apprenaient qu’elle avait du sang juif ! Je voulais rappeler, quitte à créer un fort malaise que les Juifs furent massacrés par les Musulmans, les Chrétiens, les Protestants. Moi le fis d’Italiens, je me sens le frère de ces Juifs rejetés, humiliés, tués. Je voulais essayer de comprendre pourquoi l’Europe s’est fondée sur ce rejet du Juif. Que ce livre soulève le cœur, qu’il empêche certains de dormir. Un lecteur m’a dit, une fois le livre refermé : je ne savais pas que cela avait été à ce point… Une ligne de sang réunit la nuit de Grenade à l’attentat devant une école juive à Paris sur quoi se clôt le livre. Ce livre doit glacer de stupeur et ne laisser personne indifférent.

Ecrire un tel livre aujourd’hui n’est pas une entreprise fortuite. J’estimais qu’il y avait urgence à faire entendre ma voix. Je m’intéresse à l’Espagne depuis ma rencontre avec Carlos Fuentes, Alvaro Mutis, Mario Vargas Llosa, et tant d’autres amis de langue hispanique qui m’ont donné le goût d’écrire lorsque, jeune poète, je buvais leurs paroles, lors de nos réunions enfumées, avinées, si intellectuellement stimulantes. Cela fait des années que je voulais écrire sur ce sujet, sur ce thème. Il fallait que je publie des livres, que je travaille, que je sois enfin en mesure de posséder mon sujet pour estimer que je pouvais en parler. Ce roman est un livre de maturité. Il est au centre de mes préoccupations. Il m’a fait comprendre pourquoi j’écrivais. Tout mon travail d’écrivain concourrait sans doute à ce livre unique, si terrible, si intime, si virulent, si tendre, si pleine d’espoir et dans le même temps si désespéré. Oui, il était temps que ma voix entonne cette épopée de sang et de fureur. Ce que je voulais : décrire les horreurs de la guerre pour dire que seule la paix peut nous sauver.

 

Quel est l’accueil réservé par la communauté juive, tout particulièrement la communauté séfarade, à votre roman ?

Excellent, attentif, chaleureux, amical. On me remercie d’avoir écrit sur un sujet si peu décrit, un moment de l’histoire si peu abordé. La presse liée à la communauté juive a immédiatement été réceptive, contrairement d’ailleurs à la presse « parisienne », parfois réticente ou qui n’a pas voulu « lire » ce que disait le livre. La vérité est en général mal acceptée. On la demande, on en chante les louanges mais lorsqu’elle est là, soudain on s’en écarte, on la fuit. L’attachée de presse s’est entendue dire qu’on « parlait trop des Juifs en ce moment », un journaliste dont je tairai le nom, chroniqueur dans un magazine que je ne citerai pas, a vu son papier refusé sous prétexte qu’il était trop « judéophile » ! Etre bien accueilli par la communauté juive dans son ensemble – volontairement, le livre mêle séfarades et ashkénazes – était essentiel. Un couple ami a eu une réaction étonnante. La femme, séfarade, une fois le livre lu, a dit à son mari, ashkénaze : « Tu vois, il n’y a pas que les tiens qui ont soufferts… »

 

Votre ouvrage met l’accent sur l’importance de la transmission. Gâlâh cherche par tous les moyens à sauvegarder ses racines juives et sa culture. Sans transmission, pas d’Histoire, et à terme, le risque de la mort d’un peuple, est-ce bien le sens de votre propos ?

Ce qui m’a immédiatement interpellé quand j’ai commencé à compulser des archives sur le sujet, à me plonger dans la vaste bibliothèque que ce livre impliquait de parcourir, c’est cette nécessité absolue pour qui veut continuer d’exister dans l’exil de conserver coûte que coûte ses traditions. C’est-à-dire sa religion, bien évidemment, avec ses rituels, ses interdits, ses fêtes, etc., mais aussi sa façon de s’habiller, de se nourrir, et bien évidemment sa langue. Un point essentiel du livre, qu’aucun journaliste n’a relevé, c’est la présence du ladino, cette langue venue d’Espagne. Parlée par la communauté en exil : moyen de communication, puis langue plus restreinte des textes liturgiques. On parle beaucoup de la disparition de la flore et de la faune. Une langue qui disparaît m’émeut bien davantage. Et c’est ce qui est en train d’arriver au ladino. Et c’est ce que j’ai voulu signifier aussi par ce roman : la lente extinction d’une langue. Mon professeur d’Espagnol s’appelait Haim Vidal Sephiha, immense spécialiste du ladino dans le monde. Ce livre lui rend hommage. Mais revenons à votre question : sans transmission, pas d’Histoire  - oui. Sans mémoire, pas d’Histoire. Quand des gens se prennent en photo en train de faire le salut nazi devant une école juive, puis mette cette image sur le net, il y a négation de la mémoire, et donc de l’Histoire. A ce moment tout retour aux heures les plus sombres de l’histoire de l’humanité est possible puisque cela signifie qu’on ne veut pas se souvenir que telle ou telle chose s’est passée. L’An prochain à Grenade aurait pu être sous-titré : « n’oubliez jamais ».

 

Vous dressez un tableau très sombre mais hélas très réaliste du monde dans lequel nous vivons et des tensions entre communautés, ma dernière question est volontairement provocatrice : les religions, censées promouvoir l’Amour, seraient-elles, à vos yeux, paradoxalement source de conflit et de haine entre les hommes ?

Le massacre de 5000 Juifs en une nuit en 1066 à Grenade est en permanence passé sous silence ou minimisé. Pourquoi ? Ce qu’on a appelé la « convivencia », cette entente entre les trois religions chrétienne/juive/musulmane dans l’Espagne sous occupation musulmane est un leurre. Qu’il y ait eu ici ou là des « poches » d’entente, certainement. Les femmes et les hommes de bonne volonté on toujours existé mais ils sont tellement minoritaires. D’ailleurs, ce massacre a déclenché deux intégrismes musulmans qui ont conduit à la chute de Grenade en 1492. Ce livre d’histoire n’est pas un livre optimiste, et comment le serait-on ? Les deux pères, l’un musulman l’autre juif, qui tentent un voyage de paix dans la bande de Gaza et en Israël se voient refoulés par la guerre qui reprend. En réalité, ce livre est écrit contre tous les intégrismes, quels qu’ils soient. L’utilisation de la religion à des fins politiques ne peut conduire qu’à la destruction de l’humanité, alors que le questionnement religieux devrait être un moyen formidable de réconciliation.

 

Propos recueillis par Cécilia Dutter (mars 2014)

© Photo : Witi  De Tera/Opale


Gérard de Cortanze, L’An prochain à Grenade, Albin Michel, janvier 2014, 419 pages, 22,50 euros

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