Interview. Alex Porker à la recherche de l’hyperenfance…


Né le 23 mai 1972, diplômé de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Nancy, Alex Porker vit et écrit à Pa­ris. Il a notam­ment publié Fermons les yeux, faisons un vœu (Hermaphrodite 2008) et Makeup Artist (Alexipharmaque 2010), Les Demoiselles est son troisième livre.

 

Après Fermons les yeux, faisons un vœu (éditions Hermaphrodite, 2008), et Makeup Artist (éditions Alexipharmaque, 2010), vous sortez Les Demoiselles. Récit d’anticipation sociétale, l’ouvrage traite une nouvelle fois de ce que vous nommez « l’hyperenfance ». Pouvez-vous expliquer votre intérêt pour ce thème, et avant tout expliciter ce qu’est cette hyperenfance ?

Bonjour Terence. Un hyperenfant est un enfant – dont l’âge varie généralement entre 6 et 10 ans – qui se trouve être augmenté de comportements et d’attributs propres aux adolescents actuels de 16 ans et, par conséquent, potentiellement à tout autre jeune adulte. De sa morphologie enfantine, il conserve néanmoins l’apparence générale, la taille, l’absence de pilosité et une relative fraîcheur. Hyperprécoce tant sur le plan mental que physique, sexuellement actif, issu des classes privilégiées et disposant donc d’un pouvoir d’achat considérable, il peut évoluer à son gré dans la société adulte dont il est par ailleurs émancipé de toute autorité et de toute surveillance. Cette créature chimérique oisive a émergé de mon imaginaire par simple observation du champ culturel contemporain, et de sa tendance marketing régressive à surinvestir les qualités idiosyncrasiques de l’enfance et de son univers. Cet être transgénérationnel spéculatif est aussi le pendant mécanique, ou l’image érotique inversée, de l’adulte-enfant immature tel qu’il se présente aujourd’hui dans toute sa splendeur multifacette – atonie, inconsistance, instabilité, influençabilité, insatisfaction, futilité, perversité, narcissisme… – conséquence de la redoutable infantilisation progressive, ce totalitarisme mou, à l’œuvre au sein de la société.  

 

Le récit de Les Demoiselles s’articule autour d’un fait divers fictif. Pouvez-vous expliquer pourquoi ? Est-ce là l’influence du roman noir ?

En 2010, durant la rédaction de mon roman, j’avais déjà remarqué cette sensible tendance de la littérature à investir et à s’approprier le terrain médiatique du fait divers pour le passer à la moulinette du fait romancé. Bon, mis à part quelques récentes réussites comme les ouvrages de Régis Jauffret, je trouve tout de même l’exercice légèrement superflu. Mais, pour être tout à fait franc, l’idée initiale du récit m’est venue quand, en 2009 – alors que je tentais péniblement d’achever un improbable roman de SF de plus de mille pages que j’avais commencé juste après Makeup Artist, roman qui, comme il se doit, a depuis fini dans un tiroir – quand en 2009 donc, je suis tombé sur un documentaire télévisuel qui traitait ce soir-là de la tristement célèbre affaire Dutroux. J’avoue que j’ai été horrifié par le destin tragique de Julie Lejeune et Mélissa Russo, les fillettes qui sont mortes de faim emprisonnées à l’intérieur d’un cachot insalubre de six mètres carrés planqué dans la cave de la maison. Cette fin sordide m’a complètement bouleversé. Je me suis demandé : « Que peuvent bien se dire deux petites filles souffrant de la faim et de la soif et abandonnées à elles-mêmes dans une si petite surface ? » Le soir même, j’étais dans les starting-blocks. J’avais depuis longtemps envie de mettre en scène un huis clos d’enfants enfermés dans un espace. C’était l’occasion ou jamais d’exploiter cette piste et d’explorer ainsi ce lieu lugubre. Ce fait une fois intégré à mon univers – car il n’était pas question de me servir des souffrances atroces de ces deux pauvres gosses pour en écrire un roman mais bien de m’en inspirer en partie – les idées se sont vite enchaînées les unes après les autres. Je me suis rappelé la leçon de Truman Capote dans De Sang-froid, et du style méthodique et glacé propre à la littérature journalistique qu’il avait emprunté pour écrire son livre. Du reste, la forme narrative de mon livre n’est pas très éloignée d’un docufiction. Pour la petite histoire, j’ai longtemps gardé les photos des deux fillettes accrochées à mon mur pendant l’écriture des Demoiselles. Le prénom de Julie Darrieux, la petite captive dans Les Demoiselles, est d’ailleurs mon modeste hommage face au terrible calvaire qu’elles ont dû endurer.

 

Les dérèglements psychiques sont dus dans votre livre aux effets d’un psychotrope produit par un laboratoire aux motivations singulières. On y voit une référence à la Ritaline. Que pensez-vous de cette vague comportementaliste dont l’influence s’étend rapidement en psychologie et en psychiatrie ?

J’ai suivi un peu comme tout le monde les controverses au sujet du méthylphénidate et l’utilisation abusive de psychotropes pour les enfants hyperactifs, l’explosion de la consommation, la politique équivoque des laboratoires pharmaceutiques, les conflits d’intérêts et autres effets secondaires délétères... Et, effectivement, la référence à la Ritaline est évidente dans mon roman. Mais dans Les Demoiselles, le « Lydaril » n’est pas la cause première du phénomène des hyperenfants (comme, bien sûr, la Ritaline n’est pas la cause de l’hyperactivité), on peut dire qu’il l’amplifie en lui donnant des directions et des perspectives aussi inédites qu’imprévues. Je m’explique : à la base, le Lydaril, ce psychotrope imaginaire, est élaboré pour combattre ce qui existe déjà à l’état naturel. Les enfants changent. Leur psychophysiologie évolue. Leur sexualité se fait plus précoce. Leur statut à l’intérieur de la société se transforme de manière spectaculaire. Quand elles ne favorisent pas carrément le phénomène, les lois s’adaptent et se réajustent en fonction. Mais à cette cause naturelle vient également s’additionner le fait socio-économique : Faire des enfants des consommateurs de plus en plus matures et donc, des individus de plus en plus sexualisés. Face à cette situation ambiguë, et à l’image de ces éducateurs américains des années 1950 apeurés par la teenage culture, certains groupes ultraconservateurs réagissent. Selon ces adultes c’est très clair, l’enfance devient un danger. En premier lieu donc, le Lydaril est créé pour lutter préventivement contre la néodélinquance qu’engendre fatalement l’existence de ces enfants hyperprécoces. Mais en second lieu, le médicament participe à un projet secret beaucoup plus ambitieux de la part de ses créateurs, une sorte de projet crypto-fasciste en somme, éradiquer à tout prix de la planète le phénomène des hyperenfants en neutralisant leur appétit sexuel toujours plus précoce. Il s’agit bien là d’un authentique projet de castration chimique à grande échelle. Bien sûr, ce qu’ils n’ont pas prévu, c’est que ce type de molécule, déjà utilisée et éprouvée contre de dangereux adultes pédophiles récidivistes, entraîne sur certains individus des effets secondaires destructeurs. À l’instar du traitement Ludovico que subit Alex Delarge dans L’Orange Mécanique – qui consiste à combattre le mal par le mal, la violence par la violence, à reconditionner l’individu afin de le réinitialiser pour ensuite le réintégrer dans une société normée et idéale – dans Les Demoiselles, le projet du laboratoire pharmaceutique qui souhaite en quelque sorte lui aussi se diriger vers une société idéale (la restauration de l’enfance innocente) où chaque enfant serait sage comme une image, c’est-à-dire dans l’impossibilité d’évoluer, comme pétrifié, est également un échec. À l’inverse d’Alex, le suicide de Cyl est réussi, mais la recherche pharmacologique pour tenter de contrecarrer le monde tel qu’il va devenir est bannie. On ne pourra par conséquent plus arrêter l’évolution naturelle de la société, et du destin de chaque enfant qui est celui de devenir un hyperenfant. Là se loge le paradoxe et explique les vagues de folie meurtrière dirigées contre les adultes ainsi que le programme de destruction massive imaginé dans le manifeste de Cyl. Le Lydaril agit bien sur certains individus comme un neutralisant mais ce que ses créateurs n’avaient pas prévu non plus, c’est qu’en empêchant l’évolution naturelle de l’enfant à devenir hyperenfant, il emprisonne alors l’enfant dans le corps de l’hyperenfant et crée par cela même une aberration. Cyl est l’hyperenfant le plus vénéneux de tous. Pourquoi ? Simplement parce que, malgré les apparences, Cyl est bel et bien toujours un enfant. Un enfant dans le corps d’un hyperenfant. C’est un être transgenre, un être monstrueux. Créature torturée, mélancolique, nostalgique de ce qu’elle n’est plus et de ce qu’elle n’a jamais vraiment été. Et sa terrifiante solitude suicidaire ne peut qu’engendrer amertume et ressentiment à l’encontre d’une société adulte consumériste dont la volonté socio-économique globale, celle dont je parlais plus haut, n’est autre que l’éradication du monde de l’enfance et de son remplacement par celui de l’hyperenfance. Pour Cyl, un seul contre-projet n’est alors possible, un délirant projet dictatorial et totalitaire : L’éradication pure et simple des adultes, ces êtres immatures selon elle, ces infra-adultes infantilisés, au profit d’un monde pour les enfants, et exclusivement composé d’une élite enfantine. Des surenfants. Si je peux paraphraser un passage de La Machine à explorer le temps de H.G Wells et y substituer certains termes : « L’anéantissement des délicats Eloïs s’avançait pas à pas. Pendant des milliers de générations, l’adulte avait chassé l’enfant de sa part. Et maintenant, cet enfant réapparaît transformé. »

 

La pédophilie est un thème central dans vos deux derniers livres. Mais vous avez décidé de vous placer du point de vue non de l’adulte, mais de l’enfant. Comment une telle empathie est-elle possible ?

La pédophilie n’est absolument pas le thème central de mes livres. Du reste, sans bien sûr l’ignorer, je m’en désintéresse. Elle est bien au contraire reléguée de manière mécanique aux confins extérieurs de mon système dont l’axe principal est l’hyperenfance. Dans Makeup Artist, même si le personnage principal a des rapports sexuels avec des (hyper)enfants, il n’est pas un pédophile en tant que tel. Makeup Artist est avant tout un hommage aux films hollywoodiens sur la fabrique industrielle des Stars. Il se déroule dans les milieux décadentistes hollywoodiens. Et à ce que je sache, depuis Chaplin ou Flynn, on peut même du reste se référer avec joie au bien nommé Hollywood Babylone de Kenneth Anger, la chasse aux nymphettes n’est pas vraiment quelque chose de nouveau. Je ne fais pour ma part qu’abaisser sensiblement leur âge. Dès mon premier livre d’ailleurs, paru aux éditions Hermaphrodite, sans parler du texte Nightbird qui est un extrait avant la lettre du Journal de Cyl, on comprend que les adultes sont quasi totalement expurgés du champ et ne font au mieux plus office que de simples figurants. Bonjour Roxane ! nouvelle que j’ai rédigé en 2004, décrit une émission radiophonique imaginaire animée par Roxane, une sexologue-star de huit ans aussi autoritaire que délurée. Dans cette émission, où des enfants y parlent sans complexe de leurs problèmes sexuels en duplex téléphonique, Roxane y administre alors sans complexe, et de manière pour le moins cynique, ses conseils en direct. On comprend donc vite que les enfants ont des relations sexuelles entre eux et que tout cela est parfaitement normalisé. Mon propos, à l’image de Lovin’Fun la fameuse émission radio polémique des années 1990, était le renversement. Basculer la parole adolescente vers celle des enfants. C’était aussi simple que ça. Mais à la fin de la nouvelle, le dernier intervenant se trouve être une petite auditrice effondrée et au bord du suicide qui se plaint d’avoir eu des rapports avec un adulte. S’ensuit la colère scandalisée de l’impayable Roxane qui sermonne alors vertement la fillette. Indignée, elle avertit ensuite solennellement son auditorat de la dangerosité des adultes, ces infâmes créatures, qui, même en voie de disparition, rôdent encore dans les belles villes des enfants… Avec cette astucieuse pirouette finale, je réglais non seulement les éventuelles accusations de pédophilie que l’on aurait pu me jeter à la figure, mais surtout, avec cette simple petite nouvelle satirique, les hyperenfants étaient nés. Rédigée début 2005, la nouvelle Cult, récit qui met en scène deux enfants dans un appartement familial et dont l’un est un dealer qui propose à l’autre une nouvelle drogue aux effets dévastateurs, le propos transgressif va quant à lui beaucoup plus loin et j’avoue que là, j’écrivais carrément sans filet. A la relecture, l’imagerie extrême de Cult pourrait même très aisément s’insérer dans l’épisode des Demoiselles qui se déroule à Amsterdam. Dans Les Demoiselles on retrouve même de par l’inquiétant personnage d’Ivo, un des chefs du réseau underground révolutionnaire d’enfants adultophiles, l’autrement plus inquiétant personnage de Cult, le nom du dealer qui donne son titre à la nouvelle. On le retrouvera du reste aussi dans Je suis la Porte et la Clé, mon prochain roman qui est en cours d’écriture. Pour la petite histoire, cette récurrence est un hommage à l’une des facettes et périodes de David Bowie qui me fascine le plus. J’en reparlerai sans doute une fois ce dernier livre achevé. Mais pour revenir à ta question, l’effet de renversement est une donnée clé en ce qui concerne mon travail. Je parlais plus loin de l’affaire Dutroux qui avait été un déclencheur pour l’histoire des Demoiselles, et après mûres réflexions j’ai imaginé deux points principaux de bascule pour ce roman : Le premier, a priori le plus simple à mettre en place, était de donner le rôle du prédateur pervers non pas à un adulte mais à un enfant. Car non seulement Cyl séquestre trois enfants mais également un adulte. Beaucoup plus périlleux fut de basculer les discours théoriques pro-pédophiles des adultes dans la bouche même des enfants. Que les enfants se réapproprient ainsi la pédophilie afin de l’intégrer à leurs revendications adultophiles révolutionnaires en faveur d’une société où le statut de l’adulte et de l’enfant serait ultraégalitaire à tout point de vue, et au premier chef dans le choix légal de l’enfant à choisir un partenaire sexuel adulte, était un véritable tour de force qui m’a donné pas mal de sueurs froides.    

 

Plusieurs scènes du livre sont très cinématographiques. On pense notamment au passage où l’enfant kidnappée est plongée dans le noir total avec son bourreau. Y’a-t-il une influence du cinéma d’horreur dans votre écriture ? Avez-vous pensé à écrire des scénarii ?  

C’est tout à fait exact. Le cinéma de genre, mais aussi la geste cinématographique prise dans son ensemble, est, bien avant la littérature, l’une des mes influences majeures. Les scénarii ? Bien sûr que j’ai pensé à en écrire. Simplement, je n’ai pas le temps. Et comme chacun le sait, l’écriture d’un scénario n’a absolument rien à voir avec l’écriture d’un roman. Le scénario, exercice un brin aride et pour le moins ingrat, a ses codes stricts que le roman, d’une nature plus luxuriante, ignore. Et puis il y a des scénaristes, par conséquent je laisse donc pour le moment le soin aux scénaristes d’écrire des scénarii. En revanche, on peut parfaitement imaginer une adaptation des Demoiselles au cinéma. Je suis d’ailleurs ouvert à toutes les propositions, mais entre nous, au vu du contenu de mes bouquins, je crois supposer que ce n’est pas encore pour demain…

 

Peut-on considérer Les Demoiselles comme le préquel de Makeup Artist ?

Même si Les Demoiselles (vers 2020) se situe au niveau datation avant Makeup Artist (vers 2050), et que Je suis la Porte et la Clé (vers 2080), se situera quant à lui après Makeup Artist, Les Demoiselles ne constitue pas pour autant un prequel en tant que tel. Je considère plutôt ces trois livres comme un cycle dédié à l’évolution logique du concept de l’hyperenfance et non pas une stricte trilogie à suivre, où on pourrait s’attendre à retrouver certains personnages dont les actions déterminent les événements des livres suivants. D’ailleurs, si on peut s’amuser deux secondes, je pourrais dire que ce cycle sur le XXIe siècle de l’hyperenfant est la réponse dystopique au Siècle de l’Enfant, le vénérable ouvrage d’Ellen Key qui date de 1899.

 

Propos recueillis par Terence Trouvé

Photo © Yann Schmitt

 

Alex Porker, Les Demoiselles, Alexipharmaque éditions, coll. « Les narratives », octobre 2013, 169 pages, 17 €


> Lire également la critique de Sarah Vajda.

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