Interview. Virginia Bart : « Je ne crains pas de dire que je fais de l’autofiction »


Après avoir abordé dans son premier roman le sujet du père – une relation chaotique dans les années 1970 –, Virginia Bart met en scène une relation tout aussi chaotique, celle d’une femme de quarante ans qui retrouve un amour de jeunesse. Un sujet banal en apparence, mais qu’elle transcende avec talent.

 

Votre nouveau roman, Le Meilleur du monde, met en scène une femme, la quarantaine, qui abandonne le confort d’une vie bien rangée après avoir retrouvé un amour de jeunesse. Le sujet n’est pas nouveau. N’avez-vous pas eu peur de tomber dans la redite, le déjà lu ou la facilité ?

Évidemment oui, mais depuis mes débuts, je suis attirée par les grands thèmes qui irriguent l’histoire des lettres. Mon premier roman, L’homme qui m’a donné la vie (Buchet Chastel 2010) traite du lien filial et surtout du rapport au père qui aussi un sujet très rebattu en littérature. Alors quand il a fallu se lancer dans celui de l’amour à l’heure de la crise de la quarantaine, j’ai hésité bien sûr jusqu’à ce que je sois convaincue de l’originalité des personnages, du contexte et des détails. Car même si le point de départ est ordinaire, l’histoire, elle, ne l’est pas.

 

Vous abordez le thème de la dépendance amoureuse, du rapport dominant/dominé. En amour, y a-t-il toujours un dominant et un dominé ?

Très souvent oui. Il en y a toujours un qui aime plus que l’autre, qui imprime sa marque, son rythme, son univers, ou à l’inverse qui subit davantage qu’il n’agit. L’amour est un rapport de force qui ne dit pas son nom. C’est ce que montre le roman de Mishima L’école de la chair dans lequel une femme d’une quarantaine d’années finit par accepter puis par épouser, contre ses sentiments profonds, le mode de vie non exclusif que lui impose un jeune amant dont elle est follement éprise. Elle en souffre, mais elle s’y plie dans le souci d’être aimée de lui, d’être considérée comme une compagne merveilleuse.

 

Votre narratrice a quand même une vision très « comptable » de l’amour…

Je crois qu’elle n’est pas la seule. L’amour est très souvent un rapport de force, mais aussi une sorte de « marchandage ». De manière inconsciente, on échange des qualités ou des biens. La sécurité psychologique contre la fantaisie, la position sociale contre la jeunesse, la richesse contre la beauté. Il y a toujours quelque chose qu’on donne et qu’on prend même s’il ne s’agit pas toujours d’argent. Cette dimension fait partie de notre culture amoureuse. L’indépendance morale et financière des femmes aurait pu atténuer cette dimension, mais ce n’est hélas pas le cas. Même lorsqu’elles travaillent, les femmes attendent une sécurité financière de la part de l’homme et une sorte de protectorat garanti sur le long terme. Et Jeanne mon héroïne n’y échappe pas. Au bout d’un moment la spontanéité ne lui suffit plus alors elle « compte » ce qu’elle a donné d’elle à Christophe et attend d’être « payée » en retour de manière plus ou moins matérielle. C’est ce mode de fonctionnement ordinaire que l’on retrouve en amour, mais aussi en amitié que j’ai voulu explorer.

 

Comment une personne censée, ambitieuse, sûre d’elle, peut abdiquer et finalement rejoindre « le camp des martyrs » ?

C’est que justement, elle n’est pas si sûre d’elle. Jeanne est une personne qui a du mal avec le réel, le quotidien, la banalité, mais aussi avec les responsabilités. Elle est compliquée, aime se plaindre, se poser en victime au lieu de prendre les choses à bras le corps y compris dans leur trivialité. Jusqu’à ce que sa rencontre avec Christophe lui fasse entrevoir qu’une autre façon d’appréhender le monde, plus simple, plus solaire, plus « adulte » aussi. Mais ses anciens travers vont finir par reprendre le dessus et au bout du compte, malgré ses efforts pour changer, malgré cette rencontre pas toujours évidente, mais lumineuse, elle ne parvient toujours pas à vivre, à être heureuse. À sortir de cette idée selon laquelle est le « martyr » d’une existence qu’elle perçoit au pire comme un destin qui s’acharne sur elle au mieux comme un continuum un peu plat.

 

Votre narratrice éprouve un sentiment de solitude au milieu des autres. N’est-ce pas aussi la marque de fabrique de l’écrivain ? Ce qui le pousse à écrire ?

Pour certains oui. De mon côté, j’aime être entourée pour écrire, les autres me nourrissent même si au moment de créer une histoire, on est toujours seul devant son cahier ou son ordinateur. Plus que la solitude, ce qui pousse un écrivain à écrire, c’est le sentiment de la singularité de sa vision, de sa voix, de ses mots. Le fait d’être persuadé que ce qu’il a à raconter aux autres est intéressant et qu’il a quelque chose à transmettre à travers ses livres.

 

Vous dites, du moins votre narratrice, que vous détestez le réel. Justement, quel est votre rapport au réel ?

Malheureusement le même que celui de Jeanne sauf que j’ai réussi tant bien que mal à m’adapter, à composer avec le vertige des choses. Si on est lucide, la vie est quand même difficile, avec des soucis, des chagrins qui surgissent tout au long de nos existences et en bout de course la mort. Comme disait Aragon, « le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard ». Qui oserait dire que c’est réjouissant ? Alors pour compenser, conjurer le sort, nombre nombreux sont ceux qui cherchent les sensations extrêmes qui vont leur donner le sentiment d’exister plus fort avec la part d’illusion que cela comporte. Jeanne est la part la plus noire de moi même : elle va sombrer quand elle va comprendre que les émotions si vivaces et fabuleuses que Christophe lui fait ressentir ne sont pas pérennes.

 

Question rituelle : qu’elle est la part d’autobiographie dans ce roman ?

Même si le genre n’est plus tellement à la mode, je ne crains pas de dire que je fais de l’autofiction. Et dans « autofiction », il y a « fiction ». Donc depuis mon premier roman, je pars d’une matière qui m’est personnelle, puis je la malaxe, la transforme au gré de mon imaginaire et de mes pensées pour en faire autre chose. C’est à ce moment-là qu’en fonction de ce qui « m’arrange » pour l’histoire et de ce qui est le mieux pour le livre en cours, j’introduis des éléments fictifs. Pour Le Meilleur du monde, au départ, j’avais écrit une fin heureuse, plus conforme au réel. Et puis d’un point de vue littéraire, ça perdait en éclat, en magnificence. Alors j’ai repensé à tous mes grands romans d’amour favoris, La princesse de Clèves, Madame Bovary et même Gatsby le magnifique, tous ont une fin tragique, j’ai donc réorienté mon réel vers quelque chose de plus sombre.

 

Vous partez donc du réel pour lui donner une tout autre direction. Comment votre entourage appréhende-t-il la chose dans la mesure où il est parfois difficile de faire comprendre aux proches les mécanismes de la littérature ?

De ce côté là, je suis chanceuse. Mes proches ont une culture littéraire qui leur permet de faire la part des choses, de comprendre qu’un roman ce n’est jamais la vérité même s’il s’en approche. C’est une vision, un fantasme, une sorte de réel augmenté. Ils respectent aussi ma liberté d’écrivain de m’inspirer de ce qui m’entoure. Une limite néanmoins. Je suis incapable d’écrire des choses négatives et donc potentiellement blessantes à propos de proches. Quand je m’inspire de membres de ma famille ou d’amis, je veille toujours à garder un regard bienveillant.

 

Lors de l’écriture, vos personnages vous échappent-ils à un moment ?

Aucun risque. Dans mes livres, je suis un dictateur. Sérieusement, et même si de nombreux écrivains affirment qu’à un moment ou un autre, « leurs personnages leur échappent », je ne vois pas comment c’est possible, puisqu’on est là derrière sa feuille, son écran. À mon sens, cela fait partie des clichés un peu folkloriques de la création littéraire comme si celle-ci nous dépassait et entrait en nous comme dans un réceptacle.

 

Diriez-vous que la littérature doit creuser les plaies et mettre en danger autant celui qui écrit que celui qui lit ?

Autre cliché selon moi. La littérature ne met pas en danger sauf peut-être Vercors quand il écrivit et publia clandestinement « Le silence de la mer » pendant la Seconde Guerre mondiale ou les romanciers victimes de fatwas. L’acte d’écrire est difficile, pénible, désagréable même parfois, mais dangereux certainement pas. En revanche, la littérature doit bousculer, ça oui. Le consensus n’est pas pour elle. Et la meilleure façon de bousculer les choses – pour l’écrivain comme pour le lecteur - est d’interroger ce qui est admis et les sentiments que cela procure en nous. C’est pourquoi depuis mon premier roman, j’écris sur les frontières entre la norme et la marge.

 

Vous êtes également critique littéraire au Monde des livres et éditrice. Donc une grande lectrice. Comment jugez-vous la production littéraire contemporaine ?

Il y a de très bons textes qui hélas ne sont pas toujours mis en avant comme ils le devraient, car les médias ne se concentrent souvent que sur quelques auteurs déjà connus. Le problème, c’est qu’une partie de la librairie est en train de suivre le mouvement et chez certaines grosses enseignes indépendantes, il n’y a plus que les auteurs confirmés qui sont invités en signature et donc bénéficient d’une promotion directe auprès du public.

 

Propos recueillis par Joseph Vebret (mars 2015)

© Photo : Laetitia Prieur

 

Virginia Bart, Le Meilleur du monde, Buchet Chastel, janvier 2015, 160 pages, 13 €


Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.