Interview. Gérard de Cortanze. Frida Kahlo : "Ce désir insatiable de vivre et d’aimer"


On connaît l’admiration que Gérard de Cortanze voue à Frida Kahlo à laquelle il a déjà consacré un magnifique essai, Frida Kahlo ou la beauté terrible, (Albin Michel, 2011). C’est aujourd’hui à travers un roman historique au sens le plus noble du terme, relatant la passion entre cette dernière et Léon Trotski dont elle sera le dernier grand amour, qu’une nouvelle fois, l’auteur a choisi de mettre magistralement la femme et l’artiste en lumière.

Dans l’effervescence et l’émulation intellectuelle du Mexique postrévolutionnaire de la fin des années 30, sur fond d’espionnage et d’intrigues politiques, Kahlo et Trotski vont en effet s’aimer d’un amour aussi solaire qu’essentiel, célébrant avec maestria la vie qui pourtant ne les avait pas épargnés…

 

- Pouvez-vous nous rappeler en quelques mots les circonstances historiques présidant à la rencontre entre Frida Kahlo et Trotski ?

En janvier 1937, Lazaro Cardenas, président du Mexique depuis quatre ans, est un libéral qui ouvre les portes de son pays aux exilés de tout poil, aux persécutés de tous bords. Sur intervention de son ami Diego Rivera, il accorde l’asile politique à Léon Trotski et à sa compagne de toujours Natalia Sedova. Très vite, une amitié s’installe. Les deux couples s’entendent. Frida, qui vit une relation houleuse avec son mari, qui a tenté de se suicider deux ans auparavant, n’a pas encore trente ans. Trotski en a 58. Leur rencontre est celle de deux univers, de deux comètes qui n’auraient jamais dû entrer en collision.

 

- Au-delà du contexte conjoncturel, cette rencontre amoureuse n’est-elle pas celle de deux êtres blessés, à des titres différents, par l’existence ?

Oui, chacun, à sa façon, est blessé par la vie. Frida, qui ne cesse de souffrir depuis l’accident qui bouleversa sa vie alors qu’elle n’avait que 18 ans ; Léon, l’éternel exilé, qui ne cesse de parcourir la planète à la recherche d’une terre où il pourra enfin vivre en paix. Le livre raconte cette rencontre improbable de deux êtres ont la faculté de transformer le plomb en or. Ce sont des alchimistes. Au centre de cet amour, le nourrissant, et continuant de le nourrir même après leur séparation, la possibilité pour Frida de transformer la douleur en création artistique, et pour Léon de transformer son désespoir en pensée.

 

- En vous lisant, je me disais que la passion avait sans doute été pour eux deux une manière lumineuse de rebondir et de dire oui à la vie malgré les épreuves. Qu’en pensez-vous ?

Leur amour éphémère – il ne dure que six mois à peine – est un passage singulier dans leur vie. Frida dira que ces moments furent les plus heureux de sa vie et ceux durant lesquels elle a peint le plus de toiles (et parmi ses plus importantes). Léon soutiendra que cet amour fut le dernier grand amour de sa vie et le plus intense. Il faut imaginer ces deux êtres, finalement assez seuls, dans un environnement hostiles, violent. D’un côté le Mexique post-révolutionnaire ; de l’autre une Europe qui s’apprête à sombrer dans la Seconde Guerre mondiale. Frida, qui a toujours le sens des formules, en a une merveilleuse : « L’amour dure autant de temps qu’il donne du plaisir. »

 

- Cette faculté de rebond, justement, semble être la marque de Frida Kahlo. Douleurs physiques dues aux séquelles de son accident, opérations multiples, infidélités répétées de son mari, Diego Rivera, elle aurait eu toutes les raisons de sombrer… Si elle vit aussi intensément, si elle se jette aussi passionnément dans l’existence, n’est-ce pas, avant tout, pour anesthésier sa souffrance ?

Frida fait l’amour avec des hommes, et est insatiable, par ce que plus elle fait l’amour, plus elle se sent vivre et exister. Frida fait l’amour avec des femmes, parce que plus elle fait l’amour avec des femmes, plus elle se sent vivre et exister. Le processus de transmutation est toujours le même. Son engagement politique auprès du parti communiste relève de la même démarche. Quand elle arpente les rues de Mexico à la tête de manifestations revendicatrices elle n’en existe que davantage. En s’engageant elle vit d’autant plus. Frida adore manger, faire la cuisine, boire (elle boit comme on dit « comme un trou »), jurer comme une charretière, chanter des chansons folkloriques qu’elle détourne de leur sens. Elle veut tout, tout de suite, dans l’impatience, la fureur, la furie, et la joie totale. Elle résume ça en une phrase : « Vivre est le but de ma vie. »

 

- Pouvez-vous nous parler du rapport à la vie, à la souffrance et à la création chez Frida Kahlo ?

Frida souffrait horriblement, mais n’est pas que souffrance. Voilà pourquoi aussi, dans ce livre, je ne la montre jamais, comme l’a fixée la légende : en handicapée grabataire qui ne peut se déplacer sans son fauteuil roulant : c’est absolument faux. A chaque fois qu’elle le pouvait, elle dansait, marchait. Se promène dans la campagne environnant Mexico avec Trotski et Breton, voyage à new York, à Paris, fait découvrir toutes les fêtes mexicaines, nombreuses, à Gisèle Freund lorsque celle-ci s’installe pour quelques années au Mexique. Oui donc, Frida souffre, mais utilise sa souffrance pour la dépasser. Comme si elle la bénissait, comme si cette épreuve lui permettait de trouver un bonheur qui n’aurait jamais été le sien si elle avait eu une vie plus « facile ». Sans doute faut-il aller voir du côté des saintes ou des mystiques : Ines de la Cruz, sainte Thérèse d’Avila.

 

- Son suicide peut-il s’interpréter comme une prise de conscience que cette course frénétique au « toujours plus, toujours plus fort » s’avérait vaine ? Pensait-elle alors avoir « tout dit » de sa vie et de la vie à travers sa peinture ?

Son grand désespoir reste sa stérilité : elle qui aurait tant aimé être mère ne put avoir d’enfant. Il me semble que c’est la grande affaire de sa vie, plus que l’accident, plus que les mensonges récurrents de son mari Diego Rivera. Elle alla jusqu’à demander à un ami médecin de lui donner un fœtus qu’elle conserva soigneusement dans son bocal sur une étagère dans sa maison de Coyoacan. La question de son suicide reste ouverte : accident, overdose, geste volontaire. J’ai opté dans mon roman pour cette dernière hypothèse car elle me semble la plus plausible. Non pas qu’elle ait pensé par ce geste affirmer qu’elle avait tout dit, mais plutôt qu’elle n’avait plus la force de dire ce qu’elle avait encore à dire, d’e peindre de ce qu’elle avait encore à peindre. Frida faisait de partie de ces personnes qui n’en ont jamais fini avec elles-mêmes, qui pensent qu’il leur reste toujours quelque chose à aller creuser, quelque réponse à trouver. Ce que je veux retenir de ce parcours, c’est du moins le sens que j’ai voulu donner à mon roman, c’est ce désir insatiable de vivre et d’aimer. Le titre de travail du livre, auquel je suis encore très fortement attaché, était : Un amour de Frida Kahlo.

 

Propos recueillis par Cécilia Dutter (avril 2015)

© photo : Witi de Tera/Opale

 

Gérard de Cortanze, Les Amants de Coyoacan, Albin Michel, février 2015, 325 pages, 20,90 euros

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