Interview. Frédéric Vitoux, Les Désengagés : "En vieillissant, on écrit peut-être de plus en plus près de soi"


Avec Les Désengagés, Frédéric Vitoux, de l’Académie française, signe un roman polyphonique mené sur plusieurs fronts : un jeune écrivain dont c’est le premier roman, la rencontre avec une éditrice — qui donne lieu à un portrait de femme tout en finesse–, une histoire d’amour, avec pour décor le milieu littéraire au cœur des événements de Mai 68.

 

— Ma première question concerne Les Désengagés. L’histoire se passe à la fin des années 1960, à une époque où, je suppose, vous êtes en train d’écrire vos premiers livres. Y a-t-il une part d’autobiographie ?

Pas directement. Bien sûr, c’est une période que je connais bien : je commence alors un doctorat de troisième cycle consacré à Céline, comme je l’évoque dans ce livre, puisqu’apparaît en arrière-plan un personnage, le narrateur, qui me ressemble, sans aucun doute. Je n’avais pas encore écrit de livre, si ce n’est à 20 ans, en 1964 je crois, un premier roman qui s’appelait Le 21e mouton, mais qui n’était pas publiable. Il m’avait tout de même valu un rendez-vous avec l’un des responsables littéraires du Seuil, à l’époque, François Wahl, dont certains se souviennent encore, et à juste titre, qui avait tenu à me rencontrer pour me dire que l’ouvrage était trop brouillon pour être publié, mais qu’il souhaitait désormais me suivre, car il pensait que j’étais un écrivain et que je publierai un jour où l’autre. C’est un petit clin d’œil que j’ai ré-exploité dans Les Désengagés.

Ce n’est donc pas un livre autobiographique, mais c’est en tout cas un livre qui se nourrit de cette époque que j’ai bien connue, non seulement comme étudiant, non seulement comme amoureux des livres et fréquentant un petit peu le monde littéraire, mais aussi parce que c’est une époque, 1967-68, où j’ai tenu une librairie, tout en faisant ma thèse de doctorat, puisque Nicole, ma femme, que je venais d’épouser, travaillait chez Hachette… et que j’ai tenu sa librairie pendant à peu près un an, avant qu’elle ne la mette en vente.

Tout m’est revenu en mémoire. Le monde de l’édition, je l’ai approché, à proprement parler, un petit peu plus tard, lorsque j’ai publié ma thèse de doctorat un peu remanié, en 1973, chez Gallimard, dans la collection Les Essais. Mais en gros, c’était à peu près le même monde, cinq ans plus tôt. J’ai simplement vérifié, pour ce livre, que les critiques littéraires dans les grands journaux, par exemple, étaient bien déjà en place.

 

— Dans ce livre, plusieurs histoires s’imbriquent. Il y a le personnage principal et son histoire d’amour, et puis il y a la description du monde littéraire de l’époque. Quel est le sujet profond que vous avez voulu traiter ?

Le sujet principal n’est pas directement le monde littéraire de l’époque – qui est l’arrière-plan, le décor, qui joue un rôle dramatique, bien sûr. Je n’ai pas non plus voulu faire un livre qui soit une sorte de réinvention, de ré-exploration des années 1968 et en particulier du printemps 1968. Non. Ce que j’ai d’abord voulu traiter dans ce livre, Les Désengagés, c’est l’approfondissement d’un portrait de femme. Voilà ce qui m’intéressait au départ : inventer, décrire une femme d’une bonne quarantaine d’années, encore très belle, encore très séduisante, mais qui se sent au crépuscule de sa beauté, si je puis dire, et  évoquer sa relation avec un jeune amant. Comprendre en quelque sorte, chez elle, ce rapport d’amour, de déchirement, à l’idée que son amant puisse la quitter un jour ou l’autre, ce qui est dans l’ordre des choses, et montrer qu’elle-même, par dignité, par élégance ou par morale, peu importe, tout cela est infiniment complexe, décide en quelque sorte de faciliter ou de précipiter les choses ; elle s’empresse de le congédier au moment où lui-même se tourne vers une jeune fille qui le trouble. C’est cela que j’ai voulu traiter : un portrait de femme dans la contradiction d’un amour qui veut durer, mais qui se brise par sa propre initiative.

 

— Comment avez-vous construit ce portrait ?

Ce portrait de femme s’inspire d’une longue tradition, il est issu d’une histoire littéraire, théâtrale et même musicale qui m’est chère. Je vois beaucoup d’ancêtres à mon personnage de Marie-Thérèse. C’est aussi cela qui m’intéresse en littérature : le fait que des héros de roman se révèlent capables de toucher des lecteurs, et de dialoguer avec l’auteur lui-même, dans un rapport de création et d’intimité assez complexe, cela va de soi ; mais aussi cette étrange façon dont les personnages de fiction se répondent les uns les autres, à travers les siècles… toutes choses égales, bien entendu. Dans mon propre livre, ce personnage de Marie-Thérèse fait partie, à mes yeux, d’une lignée qui pourrait avoir, non pas comme première apparition, mais comme premier grand exemple, à la fin du XVIIIe siècle, le personnage de la comtesse du Mariage de Figaro de Beaumarchais puis des Noces de Figaro de Mozart. Une lignée qui se poursuit peut-être, d’une certaine manière, par l’un des plus beaux personnages à mes yeux de La Chartreuse de Parme, et j’ai mis du temps à m’en rendre compte, la Sanseverina, cette femme  libre qui protège son neveu, Fabrice, qui l’aime tendrement mais ne le lui dira jamais, le laissera vivre sa vie – ce personnage absolument complexe, déchirant, pudique, présent et absent en même temps du livre de Stendhal. Je pense enfin au modèle direct de mon héroïne, ou plutôt au point de départ de mon livre, qui s’inspire explicitement du personnage de la Maréchale dans le Chevalier à la rose de Richard Strauss, et donc du livret original d’Hugo von Hofmannsthal, où la référence à Mozart est d’ailleurs évidente.

Voilà ! C’est ce type de femmes que je voulais à mon tour reprendre et interroger, auquel je voulais me frotter, si je puis dire, dans ce livre. J’ai choisi comme toile de fond, parce que ça me semblait intéressant, cette époque de 1967-1968, parce que j’imaginais qu’un rapport étroit entre une femme et son jeune amant pouvait être celui qui se noue entre une directrice littéraire et un débutant. J’ai donc imaginé cette femme qui découvre ce jeune homme pratiquement en même temps qu’elle va découvrir son premier manuscrit, et qui va en quelque sorte aimer l’un et porter l’autre. Porter le manuscrit et aimer son auteur.

Un deuxième élément m’a intéressé : un romancier qui publie un livre au moment des évènements de Mai 68 ! Le livre est alors rayé, effacé par la frénésie, le tohu-bohu des évènements. Sa sortie passe totalement inaperçue, durant ces semaines où l’on avait d’autres chats à fouetter, d’autres pavés à faire voler, d’autres révolutions à inventer, dans cette période d’utopie un peu frénétique, qui nous parait aujourd’hui, avec la distance, presque fictive, ou totalement invraisemblable. C’est du moins ce que je ressens quand je repense à cette période-là…

 

— Dans votre œuvre, vous avez souvent revisité l’histoire de votre famille. Je pense à Clarisse et Grand Hôtel Nelson

Oui, et puis il y a surtout L’ami de mon père, qui les a précédés, sur mon père et sur nos rapports entre lui et moi, enfant et adolescent. Il s’agissait d’une trilogie que j’ai écrite et qui était vraiment, par des approches littéraires assez différentes, une manière d’explorer une mémoire familiale, vous avez raison.

 

— Avez-vous fait le tour de ce que vous vouliez raconter sur la famille ?

Pour l’essentiel, oui, je crois en avoir fait le tour. Mais en est-on jamais certain ? Je ne vais pas vous parler du prochain livre que je viens de terminer, mais c’est une manière aussi d’évoquer les cinquante premières années du XXe siècle à travers un café-restaurant qui était ouvert à l’autre bout du quai d’Anjou, où j’habite, et qui a vu passer de nombreux écrivains… Juste pour vous dire que, dans ce livre, qui devrait sortir l’année prochaine, je ré-évoque incidemment ma mémoire familiale. Mais l’essentiel, en effet, je l’ai déjà traité et je ne pense pas que j’y reviendrai longuement.

Ce n’est pas le cas des Désengagés, qui n’y fait pas particulièrement référence, même si, en vieillissant, on écrit peut-être de plus en plus près de soi. Mais en même temps, je ne sais pas ce qui est près de moi dans ce livre. Le personnage principal, ce jeune homme, Octave, qui par certains côtés, et par certains côtés seulement, pourrait me ressembler, illustre en un sens cette sorte d’émerveillement et d’angoisse que j’avais pu éprouver quand j’avais publié mon premier roman. Ce sentiment que l’on éprouve, que j’ai éprouvé du moins, et qui me persuade que chacun de mes livres est le fruit d’un malentendu. On l’a écrit parce que l’on ne s’en rendait pas compte ou parce qu’on avait une « bonne idée », ou parce qu’on était porté par quelque chose… mais au fond, on se persuade qu’on ne pourra jamais en écrire d’autres, que tout cela était le fruit d’un accident. Et même si ce livre, a fortiori, bénéficie d’un accueil critique favorable, tout cela relève d’un malentendu. La peur qui saisit, par certains côtés, le héros, Octave, qui s’efface, se retire brusquement de la scène littéraire, après ce roman qui lui semble presque une imposture – pour pousser les choses à leur limite –, c’est un sentiment que je peux ressentir, toujours aujourd’hui. C’est-à-dire le fait que chaque livre est un accident, et que peut-être je ne pourrais plus jamais en écrire un seul autre.

 

 

Propos recueillis par Joseph Vebret (mai 2015)

Photo © Louis Monier

 

Frédéric Vitoux, Les Désengagés, Fayard, janvier 2015, 320 pages, 20 €

 

> Lire un extrait des Désengagés de Frédéric Vitoux

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