Interview. Cécilia Dutter, Zeina, bacha posh : " J’aime la fiction quand elle allie une bonne histoire à un propos plus profond"


Zeina est un bacha posh, une fille-garçon, selon la coutume ancestrale en Afghanistan. Lors d’un voyage à Paris avec une association humanitaire, elle va s’enfuir, laissant derrière elle la misère et la peur. Chrysalide, la jeune femme devient papillon, mannequin admirée et fêtée de tous. Mais elle n’a jamais oublié son pays. Pourra-t-elle un jour aider celui-ci et gagner une liberté réelle ? Dans son nouveau roman, Cécilia Dutter explore le destin d’une femme, et à travers elle celui de toutes celles qui sont asservies et opprimées.

Un livre-choc qui interroge la notion même d’identité et l’émancipation des femmes, en Occident comme ailleurs. Un récit prenant et brillamment argumenté qui résonne avec l’actualité et nous permet de mieux la comprendre.

 

– Pourquoi, après le tsunami en Indonésie, vous êtes-vous intéressée à l’Afghanistan ?

Dans Lame de fond, paru en 2012, après avoir réchappé au tsunami de 2004 en Indonésie, mon héroïne décidait de changer de vie pour aller à la conquête d’elle-même et de sa liberté. Je souhaitais continuer à réfléchir à la question de la liberté individuelle et plus particulièrement interroge, sous l’angle de la liberté, la condition féminine contemporaine.

Depuis que je suis née, j’entends parler de la guerre en Afghanistan. L’invasion soviétique et l’implication américaine dans le conflit ont fait de ce pays le terrain d’une des dernières grandes crises de la guerre froide avant qu’il ne devienne le symbole du combat contre le terrorisme et l’extrémisme taliban. Or, la lutte contre l’obscurantisme religieux est aussi porteuse de l’espoir d’une libération du statut des Afghanes, encore très durement enfermées dans une conception patriarcale machiste de la femme.

Zeina, l’héroïne de mon roman, va fuir cette oppression et venir construire sa vie en Occident. Ce qui m’intéressait, c’était de voir ce qu’elle allait faire de sa liberté toute neuve et par ce biais, d’interroger certains aspects de cette liberté féminine occidentale qu’on nous tend sans doute un peu trop facilement en modèle… Bien entendu, les Occidentales sont infiniment plus libres que les Afghanes, leur statut est absolument incomparable, mais je crois que chez nous aussi, bien des enfermements sociaux, esthétiques, psychologiques pèsent encore sur les femmes. Le roman les met en scène. Et c’est tout le mérite d’un homme, Jean-Marc Bastière, mon éditeur, d’avoir compris cette démarche et de l’avoir encouragée littérairement.

 

– Vous dénoncez les injustices dont sont victimes les femmes en Afghanistan. Est-ce une cause qui vous est proche ?

Aucune femme ne peut être insensible à ce que vivent les Afghanes. Si l’arrivée au pouvoir d’Hamid Karzaï a permis en son temps quelques avancées (certaines femmes travaillent, le droit de vote leur a été accordé, la scolarisation des fillettes s’est étendue), en dehors de Kaboul, dans les villages reculés, la plupart sont encore cloîtrées à la maison, soumises à un régime tribal, aux crimes d’honneur, aux mariages forcés…

 

– Vous dévoilez aussi des coutumes afghanes largement inconnues du public, les « bacha posh » pour les filles (dont vous tirez le titre du livre) et les « bacha bazi » pour les garçons qui toutes les deux portent sur une confusion identitaire. Est-ce un thème qui vous paraît romanesque ?

Dans les familles où le père est décédé et où il n’y a pas d’homme, il est fréquent de « transformer » la cadette en petit garçon. Chez les pachtouns notamment, les femmes n’ont pas le droit de sortir seules dans la rue. Elles doivent toujours être accompagnées d’un homme. Dès lors, pour pallier cette absence, la plus petite de la famille devient souvent une « bacha posh ». Rebaptisée d’un prénom masculin, habillée et élevée comme un garçon, elle peut ainsi servir de « chaperon » à sa mère et ses sœurs lorsqu’elles veulent se déplacer, ce qui leur permet de subsister. Mais à l’adolescence, lorsque les formes de la jeune fille menacent de la trahir aux yeux de l’extérieur, cette dernière est censée recouvrer son identité d’origine. Après avoir connu la liberté d’être un homme, elle doit donc accepter de retrouver sa condition féminine et l’enfermement qui s’ensuit. J’ai imaginé une bacha posh rebelle, Zeina, qui, à seize ans, refuse catégoriquement son sort et s’enfuit.

Pour autant, peut-on dire que le sort des garçons est toujours plus enviable dans ce pays ? Il existe également une coutume inverse, celle des « bacha bazi » (littéralement « garçons imberbes ») selon laquelle certains d’entre eux, sélectionnés pour leur beauté et la finesse de leurs traits, sont vendus par des familles très pauvres à des proxénètes qui leur apprennent à chanter et danser devant un public masculin. Habillés en filles, ils tourbillonnent durant des heures sous les yeux de riches hommes d’affaires avant d’être monnayés contre des faveurs sexuelles. 

Vous avez raison, ces deux coutumes dont le roman se fait l’écho, sont fondées sur une totale confusion identitaire. Elles prouvent, s’il en était besoin, que de la place accordée aux femmes, dépend l’équilibre d’une société. Quand la fracture entre masculin et féminin est aussi tranchée qu’en Afghanistan, quand le masculin diabolise à ce point le féminin, on voit à quel genre de pratiques et de dérives cela mène.

 

– L’histoire tourne autour de deux héroïnes, Zeina l’Afghane et Catherine, la Française. Pour des raisons différentes, ces deux femmes ne sont ni libres ni heureuses. La liberté est-elle selon vous un leurre quand elle se conjugue au féminin ?

En Occident, devenue mannequin, Zeina représente le symbole de ce que j’appellerais « l’esthétique triomphant », cet ensemble de normes esthétiques auxquelles les femmes se soumettent plus ou moins strictement, mais qui pèsent dès le plus jeune âge, consciemment ou non, sur chacune d’entre elles. Sa beauté lui donne une forme de pouvoir et donc de liberté, mais c’est un cadeau empoisonné qui l’enferme dans un cadre aussi absolu qu’intransigeant. Elle va en faire les frais…

Quant à Catherine, à l’opposé, elle est la digne représentante de « l’intellectuelle triomphante ». C’est une femme occidentale éclairée, elle a fait de brillantes études pour finalement devenir la journaliste la plus médiatique de France. En apparence, elle est libre de sa vie. De son corps. Mais sur elle aussi pèsent des diktats sociaux qui la rattrapent. Elle vieillit et son image télévisuelle ne va bientôt plus cadrer avec les critères de l’audimat. Elle a fait carrière, mais n’a pas eu d’enfant. A la cinquantaine, elle se retrouve seule, infiniment dépendante du regard masculin pour exister, infiniment fragilisée malgré un statut social a priori très enviable.

Je ne crois pas que la liberté féminine soit un leurre, mais c’est d’abord dans leur tête que les femmes doivent s’en emparer, en prenant conscience des codes et des diktats que la société leur impose encore de façon insidieuse : le culte de la jeunesse, de la minceur, d’une esthétique standardisée, le culte de la sexualité dite « libérée » qui enjoint les femmes à multiplier les partenaires, les expériences, à être conquérantes et aventureuses sur le terrain amoureux, à devenir des amantes hors pair… Au service de qui ? De quoi ? Si c’est de leur plaisir, pas de problème, mais parfois, comme Zeina, comme Catherine, certaines se rendent compte qu’en répondant aux injonctions de l’air du temps, elles n’ont fait que s’éloigner d’elles-mêmes.

Il est sans doute illusoire de penser s’affranchir totalement de ces diverses injonctions, mais chacune devrait tenter d’aller à la quête de ce qu’elle désire « en vérité ». Se connaître, s’accepter dans cette vérité essentielle permet de conserver une saine distance face aux pressions de tous ordres.

 

– Zeina passe par bien des épreuves pour être en accord avec elle-même. Estimez-vous que le bonheur est une aspiration réaliste ?

C’est en tout cas une aspiration très contemporaine ! On nous rebat les oreilles avec cette utopie du bonheur, comme s’il s’agissait d’une perfection, un point d’orgue à atteindre à tout prix. Voilà bien encore un diktat dont nous gagnerions à nous affranchir… Nous tous, les hommes comme les femmes. Car au fond, qu’est-ce que le bonheur sinon la recherche de l’état permettant d’être en adéquation avec son moi profond ? C’est une belle quête que celle de soi, vous ne trouvez pas ?

 

– Les hommes n’ont pas le beau rôle. Olivier le photographe est un prédateur, Yassir un ancien terroriste, Christian un égotiste. Est-ce une volonté de votre part ?

Croyez-vous ? Olivier est certes un prédateur, mais de bourreau, il va devenir victime de Zeina. Je ne crois pas qu’elle soit très tendre… Elle ne tient pas toujours le beau rôle, elle non plus…

En réalité, chacun des personnages, masculin ou féminin, s’enferme dans sa logique propre. Mais certains d’entre eux, heureusement, parviendront à en sortir. C’est le cas de mon héroïne qui dépassera son ego en tendant la main aux autres et en s’engageant pour faire évoluer la cause de ses sœurs afghanes. C’est le cas de Yassir, ex-terroriste, désormais repenti, dont la vie va prendre le chemin d’une rédemption. Quant à Christian, l’écrivain égotiste, il va néanmoins permettre à Zeina de s’interroger sur son parcours et lui apprendre à apprivoiser sa propre solitude, ce qui n’est pas le moindre des services qu’il lui rende.

 

– Vous décrivez très bien cette partie du monde et les difficultés que rencontrent sur le terrain les ONG. Comment avez-vous travaillé sur la question ?

Je me suis beaucoup documentée. Presse, internet. J’ai aussi longuement parlé avec l’un de mes amis, qui durant trois ans a été directeur de la logistique d’une grosse ONG en Afghanistan. Son témoignage m’a aidée à visualiser la réalité de l’aide humanitaire sur le terrain.

 

– Qu’aimeriez-vous que le lecteur se dise, une fois le livre refermé ?

Je souhaiterais avant tout qu’il ait passé un bon moment de lecture ! Ce roman, dédié à un large public, relate le parcours d’une femme éprise de liberté. Pour autant, il n’a rien d’une « romance » édulcorée mais ouvre sur la liberté intérieure, comme rempart à la pression sociale et voie royale de construction personnelle. C’est à cette conclusion qu’arrivera mon héroïne après avoir traversé bien des épreuves.

J’aime la fiction quand elle allie une bonne histoire à un propos plus profond.

 

Propos recueillis par Ariane Bois (juillet 2015)

 

Cécilia Dutter, Zeina, bacha posh, Cécilia Dutter, Le Rocher, août 2015, 218 pages, 18,90 euros

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