Interview. Orson Welles, une biographie signée Anca Visdei
L’essayiste a conçu son travail comme une véritable enquête policière, recoupant les témoignages, fruits d’une subtile maïeutique digne de Socrate ou d’Hercule Poirot. Poussant le scrupule jusqu’à visionner plusieurs fois les mêmes films, à interroger à plusieurs reprises les mêmes protagonistes pour s’assurer de la véracité de leurs dires ou de l’exactitude de leurs souvenirs. Courant la planète à la recherche de la moindre information (ainsi, par exemple, découvre-t-elle à Munich un film où l’on voit l’urne funéraire de Welles immergée dans un puits, en Espagne, dans la propriété du matador Antonio Ordonez. Difficile de pousser plus loin le souci du détail !).
Il ressort de tout cela le portrait nuancé d’un artiste doué dans de nombreux domaines, qui n’eut pas toujours la possibilité d’exprimer son génie, bridé par les impératifs d’une industrie, celle du cinéma, capable de broyer les caractères les mieux trempés. L’analyse de l’œuvre de ce géant, son évolution – y compris physique, car il ne fut pas toujours le Falstaff de ses dernières années –, son caractère, les légendes persistantes qu’il a suscitées et auxquelles l’auteur n’hésite pas à tordre le cou, donnent lieu à des analyses et à des récits pleins de finesse. Pimentés de cet humour subtil qui est une des caractéristiques de la manière de l’auteur.
De quoi donner envie d’en savoir plus de la bouche même d’Anca Visdei.
Pendant le travail sur Orson Welles, j’ai réalisé à plusieurs reprises, une cohérence souterraine entre lui et Anouilh. La précocité, une grande capacité de travail, le fait qu’ils furent souvent en butte à la calomnie, et, surtout, dans les deux cas, des œuvres dont toutes les déclinaisons sont des autoportraits. A travers ceux-ci, les deux artistes dressent, l’un au cinéma, l’autre sur la scène, en démiurges, le drame de l’homme du vingtième siècle. Quant au choix de Welles, avant même d’avoir été critique de cinéma, j’avais une admiration et une affection totale pour Citizen Kane. Tout en me demandant comment un génie qui réalise et interprète le protagoniste de ce chef d’œuvre à l’âge de vingt-cinq ans peut traverser le demi-siècle qui lui reste à vivre dans l’incompréhension et le manque de reconnaissance. Mener l’enquête pour mon lecteur me permettait de trouver une réponse que je cherchais pour moi-même. J’ai découvert qu’il avait continué à produire des chefs d’œuvre, tout en réalisant l’unité de son univers. J’ai également compris pourquoi il s’était volontairement enlaidi, vieilli au fur de sa vie. C’était un refus d’être considéré seulement comme le jeune premier, ce qui lui aurait interdit des expériences artistiques. Lesquelles, pour le mettre en danger, lui ouvraient cependant de vastes territoires à découvrir en lui-même. La double occasion du centenaire de sa naissance en mai et des trente ans de sa disparition en octobre de l’année 2015 m’a fourni le calendrier de travail, comme une obligation de témoigner et l’espoir d’une rencontre avec un public intéressé par Welles dans une synergie d’exception.
Votre livre témoigne d’une somme considérable de travail et d’une parfaite connaissance d’un sujet complexe. Difficile, en tout cas, à synthétiser. Au bout du compte et après toutes vos investigations, quelle image gardez-vous d’Orson Welles ? Question subsidiaire, quelle partie de son œuvre placez-vous au-dessus des autres, et pourquoi ?
En effet, c’est le fil rouge de sa vie et de son œuvre, tellement diverses, que je cherchais à retrouver. Je ne croyais pas au génie suicidaire tellement souvent présenté. Quant à l’ogre que l’on nous dépeint souvent, sa sensibilité et sa pudeur, évidentes dans toute son œuvre, s’y opposaient totalement. L’image que j’ai dégagée est celle d’un Gulliver retenu par les liens dérisoires mais nombreux des Lilliputiens qui pensaient l’avoir ainsi emprisonné. Il était trop rapide intellectuellement, trop talentueux, trop curieux pour pouvoir être étiqueté. Venant du monde de la scène sur lequel il est toujours resté un excellent acteur et metteur en scène, il a commencé son travail de réalisateur quand le cinéma , encore jeune, était le champ des possibles de véritables artistes qui avaient dû tout inventer dans cet art neuf. Mais, très rapidement, le cinéma est devenu une industrie. Egaré parmi les marchands du temple, Welles est resté un artiste, toujours en quête de défis, dans un domaine où la rentabilité et le formatage triomphaient. Artisan et poète, il n’avait plus sa place dans ce qui était devenu une industrie du divertissement. Hélas, amoureux du cinéma, il ne pouvait plus renoncer à sa passion pour « la boite de couleurs la plus chère du monde. »Pour une raison pratique (nous ne possédons presque pas d’enregistrement de ses spectacles de théâtre), je pense qu’il passera à la postérité comme cinéaste et comme adaptateur et comédien pour la radio.
L’idée que vous vous faisiez de ce géant, dans tous les sens du terme, a-t-elle été modifiée par vos recherches biographiques ? Si c’est le cas, en quoi a-t-elle changé ou évolué ?
Je n’avais pas d’idée préconçue, mais beaucoup d’étonnements. L’image stéréotypée de Welles dans le public ne correspondait pas à l’œuvre qui, c’est bien connu, contient les vrais clefs du personnage de son auteur. En cherchant, j’ai fini par rencontrer un homme très amoureux de la vie, très enthousiaste, dont l’immaturité affective nourrit et enrichit l’œuvre. Si Anouilh n’avait jamais cessé de rester un jeune homme, Welles n’a pas cessé de rester un enfant. Un enfant prodige avec du génie, quelques caprices et une inextinguible soif d’être aimé qui peut virer au cabotinage parfois mais le plus souvent atteint au sublime.
Vous parvenez, dans vos essais, à trouver le juste équilibre entre une empathie nécessaire et une distance garante de l’objectivité que vous revendiquez. A mi-chemin d’une admiration sans réserve et d’une défiance systématique envers, par exemple, les témoignages que vous avez recueillis, préférant, du reste, ceux des techniciens à ceux des artistes, moins fiables. Cette position difficile à tenir constitue-t-elle, à vos yeux, la condition essentielle pour quiconque se mêle de biographie ? Quelles qualités autres que la probité exige, selon vous, l’essai biographique ?
Votre appréciation sur la probité m’honore. Pour les autres qualités, je citerai l’humilité (il faut s’oublier, ne pas ramener le personnage à soi mais l’investir de l’intérieur), la persévérance, la capacité de mettre constamment en doute ses intuitions, les témoignages, parfois les documents, une imagination débordante (qui permet d’émettre des hypothèses farfelues à première vue, qui peuvent se vérifier et que l’on n’aurait pas envisagées si l’on ne rêvait pas un peu), la disponibilité, une sorte d’attention constante au sujet qui fait que les antennes saisissent aux endroits les plus incroyables et auprès des personnes les moins évidentes des bribes d’information) et, bien sûr, de la chance.
S’il est vrai que toute subjectivité ne saurait être absente d’une œuvre, celle-ci visât-elle à l’objectivité, s’il paraît évident que le biographe se révèle, en quelque manière, et se peint lui-même, malgré qu’il en ait, en quoi et dans quelle mesure, selon vous, ce portrait d’Orson Welles est-il, « en creux », celui d’Anca Visdei ?
Je suis un ex-enfant prodige. J’ai trouvé formidable d’accompagner Welles sur les chemins de sa vie et de son œuvre pour réaliser que la décision de rester marginal et de renoncer (presque consciemment) à la notoriété, était le choix artistique et humain le plus courageux, mais aussi le plus sensé. Le luxe suprême est la liberté, l’indépendance intellectuelle, l’autonomie. Et Welles est arrivé, malgré une vie souvent compliquée par ses propres génie et tempérament, à ne jamais être aigri. Entre le succès et la création dans la liberté, il a opté nettement pour la deuxième et cela est un exemple qui m’est plus que nécessaire. Quotidiennement.
Propos recueillis par Jacques Aboucaya
© Photo : Gérard Courant
Anca Visdei, Orson Welles, de Fallois, juin 2015, 448 p., 20 €
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