Interview. Emmanuelle de Boysson : « Pendant cinq ans, je suis entrée en stendhalie, comme on entre au couvent »


Emmanuelle de Boysson, romancière et journaliste, présidente du très féminin Prix de la Closerie des Lilas, auteur d’une quinzaine de livres à succès raconte Stendhal, ses amours, ses passions, ses masques, dans un Duetto de la collection Nouvelles lectures de la maison d’édition numérique de Dominique Giou : « Il y a quelques années, j’ai adapté Le Rouge et le Noir pour le théâtre. Pendant cinq ans, je suis entrée en stendhalie, comme on entre au couvent. Ce roman m’a envoûtée, La Chartreuse de Parme, émerveillée. Deux chefs-d’œuvre, pour leur musique qui suit le rythme intérieur des sensations de Julien et de Fabrice, les passages presque improvisés, imprévisibles, pour l’ivresse de ces êtres de désir, tendus vers des chimères qui précipitent leur chute. Stendhal aimait changer de masques. Aussi ai-je imaginé une mystérieuse rencontre sur les bords du lac de Côme. Au fil de notre promenade, je m’interroge : le spectre de Stendhal ? Un imposteur ? Et si c’était lui ? »

 

 

Qu’est-ce qui vous a donné envie de parler de Stendhal ?

Je reprends mon Duetto pour vous répondre. Stendhal apparaît dans un des premiers cahiers de mon Journal. J’avais quatorze ans, je portais un patte d’eph’. À Casablanca, au fond d’un cinéma cabossé, j’ai vu Le Rouge et le Noir, avec Gérard Philipe et Danielle Darrieux. Le film m’a paru mièvre, Gérard Philipe, trop lisse, Danielle Darrieux, sophistiquée, mais j’ai gardé un souvenir brûlant de la scène où Julien entre par effraction dans la chambre de Mathilde. À seize ans, lorsque je me suis enfin décidée à lire Le Rouge et le Noir, ce fut un éblouissement. Julien Sorel n’avait rien de policé, un voyou crotté, farouche, calculateur et fragile, féroce plein de bonté, victime de la société. Plus excitant que Fabrice, à mes yeux trop bien né. En 1992, auteur en herbe, j’ai voulu adapter Le Rouge et le Noir pour le théâtre. Un sacré défi que, bizarrement, personne n’avait relevé. La pièce comprenait trois actes : chez les Rénal, chez les la Môle, dans la chapelle où Julien tire sur Louise. Scène finale : Mathilde porte la tête de son amant, comme la reine Margot. Pendant cinq ans, je suis entrée en stendhalie, comme on entre au couvent.

 

Comment s’est passée votre plongée en stendhalie ?

Je me revois chez Grasset, dans le bureau de Jean-Paul Enthoven, un portrait de Stendhal accroché au mur. « Vous devriez demander à Jean-François Josselin de jouer Stendhal, c’est son sosie. Il en a l’épaisseur. Stendhal écrivait de plus en plus sec à mesure qu’il grossissait », m’a-t-il confié avant de me conseiller la lecture de Vérité romanesque et mensonge romantique, de René Girard. « Le Rouge et le Noir, c’est le drame du désir de la relation triangulaire à l’origine de toute passion », a-t-il ajouté. J’ai pris le train pour Grenoble où j’avais rendez-vous avec Victor del Litto, « le » spécialiste de Stendhal. Cet aficionado m’a fait visiter la Maison Stendhal. Non pas celle où il est né, le 23 janvier 1783, rue des Vieux-Jésuites, mais l’appartement de son grand-père, le docteur Henri Gagnon où l’enfant s’installe à la mort de sa mère, à l’âge de sept ans.

 

Votre pièce a été jouée ?

Représenté pour la première fois à La Monnaie de Paris, mon Rouge et le Noir, était très chic. Dans le rôle de Louise, j’arborais une robe Nina Ricci en velours rubis. Un public trié sur le volet, une soirée placée sous l’égide du Who’s Who. On se serait cru dans le salon de Germaine de Staël. Me restait à trouver un vrai théâtre, un producteur. Le directeur du Lucernaire s’est laissé convaincre. Une poignée d’acteurs fraîchement sortis du Conservatoire a accepté de tenter l’aventure. En 1995, les répétitions ont commencé. Le début d’une série de fiascos. Incapable de diriger les acteurs, il m’a fallu en rester là. Par chance, le directeur a consenti à reprogrammer mon adaptation m’imposant un metteur en scène roumain, Virgil Tanase, qui ne tarda pas à massacrer mon texte. Tous les soirs, je guettais Julien à qui je murmurais d’une voix tremblante : « Vous savez le latin ? », je pleurais à la lecture de la lettre qui le conduit à la catastrophe. Je vivais une grande passion.

 

Êtes-vous allé à Côme ?

Non, j’ai tout imaginé : la brume qui enrobait le lac de son drap d’opaline. Cette vision sur la terrasse de l’hôtel où je prenais mon petit-déjeuner d’un gros bonhomme, l’air perdu qui suivait des yeux une barque, ombre glissant sur les eaux calmes. D’épais favoris, visage lourd, cheveux gras, sourcils dessinés, l’œil vif, redingote noire trop étroite, il semblait surgir d’un autre siècle. Au premier abord, je me suis dit qu’il devait être assez laid. Dans ma nouvelle, je me demande jusqu’au bout si c’est le spectre de Stendhal, un de ses descendants, un imposteur.

 

Qu’aimez-vous chez Stendhal ?

J’ai aimé La Chartreuse, mais mon roman préféré est Le Rouge et le Noir. Deux chefs-d’œuvre, pour leur musique, leur composition qui suit le rythme intérieur des sensations de Julien et de Fabrice, alternance de repos, de galops, de tension dramatique et de détente. Pour le mystère qui enveloppe les personnages, les passages presque improvisés, esquissés, imprévisibles où le lecteur devient acteur. Pour l’ivresse de ces êtres de désir, tendus vers des chimères qui précipitent leur chute. Pour leurs contradictions, leur révolte, leur impatience, leur ardeur qui se heurte au réel, leur inconscience à détruire cette liberté qu’ils tissent en secret. Leurs hésitations dont Stendhal se moque, la peur qu’ils surmontent, leurs provocations, leurs défis. Des rêveurs traqués qui ne voient pas où est l’espion, le danger. Pour la nuit, cette douce mélancolie qui délivre. La fraîcheur et l’aisance du style, sa souplesse féline. Pour avoir magnifié ces existences à demi ratées qui dessinent une ligne parfaite vers une destinée pressentie, redoutée, jalonnée d’instants de feu où l’amour surgit, au détour d’un buisson, sur une échelle, près d’un poêle. Parce qu’avec ces romans plein d’énergie et de plaisir, nous avons à nouveau vingt ans. Et nous aurons beau chercher, gloser, nous ne pouvons que nous laisser porter par ce jaillissement de vie qui nous échappe. « Oui j’aime ce laisser-aller des passions tendres, jamais satisfaites, cette tristesse onctueuse, ces incertitudes, ces vérités changeantes, cet amour par contagion, ce désir selon l’Autre – Rousseau ou Napoléon, pour Julien, ses ancêtres, pour Mathilde – le conflit du moi et de l’ordre, l’oscillation entre Louise et Mathilde, le dédoublement de Julien, le passage du rusé au tendre, du ressentiment à la passion, jusqu’au coup de fusil dans l’église de Verrières, acte de rédemption. J’aime cette phrase qui m’a hantée : « Jamais cette tête n’avait été si poétique qu’au moment où elle allait tomber. »

 

De quoi avez-vous parlé avec Beyle ?

De tout, de l’accueil du Rouge et le Noir. Stendhal a soupiré : « Un four, ma chère. J’étais à Civitavecchia, un trou abominable où je m’étais donné un mot d’ordre : SFCDT : se Foutre Carrément De Tout ». De la chasse au bonheur, aux arts et à l’amour. De ses personnages. Julien Sorel et Fabrice Del Dongo que j’ai toujours rêvé de rencontrer, Julien, l’ombrageux révolté et ambitieux, Fabrice, ce nobliau exalté et adulé. Du style, ce goût pour la brièveté, ce refus des artifices, des adjectifs, ce mépris pour les phrases, cette quête de vérité, l’âpre vérité, cette obsession d’alléger, de supprimer les redondances, afin de rester dans le sujet. Chez Stendhal, une nuit d’amour se résume par un point virgule : « La vertu de Julien fut égale à son bonheur ; il faut que je descende par l’échelle, dit-il à Mathilde, quand il vit l’aube du jour apparaître. » Lorsque Fabrice réussit à pénétrer dans la chambre de Clélia, sa victoire se limite à cinq mots : « Aucune résistance ne fut opposée. » On ne peut être plus génial, plus direct. « Un style d’improvisation », comme disait Jean Prévost.

 

Le style de Stendhal vous a influencé ?

Beaucoup ! Stendhal a horreur du verbiage, de l’emphase, écrit sec ! Comme dit Bernard Frank : « On ne s’enfonce pas chez Stendhal. On court, on arpente une âme de long en large. » Il s’inspire de faits divers, mais ce réalisme n’est qu’un prétexte. Il transpose, ôte toute ressemblance, brouille les pistes, afin de ne pas tomber dans le roman à clés, les allusions, les caricatures et les partis pris. Ce qui l’intéresse, ce sont les sentiments. Contrairement à Balzac ou à Hugo, il ne décrit pas les lieux. Une page pour planter le décor de Verrières. Rien sur l’hôtel de la Môle ni sur le château du marquis Del Dongo. Quelques détails pour croquer mes personnages : la blondeur des cheveux de Mathilde, les beaux yeux de Louise. Il faut que le lecteur imagine. En revanche, lorsque cela est nécessaire, il donne des précisions : la prison de Fabrice, par exemple. Ce qui prime, c’est le romanesque. Il se refuse à voir le monde tel qu’il est mais tel que je le vois ou tel que le voient Julien, Fabrice et Lucien. D’où leurs monologues intérieurs. 

 

Et vous avez évoqué sa vie ?

Bien sûr. Je savais combien Stendhal vomissait son père, ce bourgeois taciturne, pieux, obsédé par ses affaires qui lui avait choisi pour précepteur l’abbé Raillane. J’étais loin de me douter de la rage d’Henri. Sortant de son mutisme, il a craché : « Je haïssais l'abbé, je haïssais mon père, je haïssais plus encore la religion au nom de laquelle ils me tyrannisaient. Tante Séraphie, ce diable femelle, m’empêchait d'aller me baigner avec les autres enfants par peur de la noyade. Ma seule consolation : mon grand-père maternel qui m’a initié à la littérature. »

 

Et ses amours ?

Il m’a confié qu’à son âge, 50 ans, il avait conquis une jeunesse, Earline, mais qu’il ne pensait qu’à Giulia Rinieri, restée à Florence. Parmi la guirlande de maîtresses de Stendhal, je ne savais plus qui était Giulia. S’il m’est arrivé de lire quelques-unes de ses lettres d’amour au théâtre, je ne me souvenais que de Mathilde et du jour où Beyle s’est caché derrière des lunettes vertes pour la suivre à Volterra. « J’ai adoré les Italiennes, a avoué Henri Beyle, tout guilleret. Pour les séduire, j’ai surmonté mon effroyable timidité, mais Giulia est la seule qui est venue vers moi. Elle m’apparaît souvent, toute décolletée, coiffée de rubans, des boucles anglaises. Un jour, elle m’a dit : "Je sais bien et depuis longtemps que tu es laid et vieux, mais je t’aime." » Il disait : « Je n'ai jamais eu le talent de séduire excepté les femmes que je n'aimais pas du tout. Dès que j'aime, je deviens timide et vous pouvez en juger par ma gêne face à vous. Tout a commencé en Italie. Lorsque je suis arrivé à Milan, j’étais absolument ivre, fou de bonheur et de joie. À la Scala, j’ai découvert une société chaleureuse, loin de la froideur et de la vanité parisienne. Un soir, le commissaire des guerres pour qui je travaillais m’a présenté sa maîtresse, Angela Pietragrua. J’ai eu beau lui faire la cour, elle m’a résisté. Par dépit, j’ai fréquenté des prostituées, contacté la syphilis, cette saleté qui m’a tant fait souffrir. À mon retour à Paris, j’ai flirté avec ma cousine Adèle Rebuffel et n’ai pu m’empêcher de coucher avec la mère de celle-ci. » À l’entendre énumérer ses déceptions sentimentales avec Angelina Pietragrua, favorite du commissaire des guerres pour qui il travaillait à Milan, Wilhelmine von Griesheim, fille de l’ancien gouverneur de Brunswick, Alexandrine Daru, femme de son cousin, Clémentine Curial, fille de son amie, la comtesse Beugnot ou Alberthe de Rubempré, cousine de Delacroix, je me suis interrogée : n’y a-t-il pas un plaisir malsain à être tétanisé par une femme imprenable, à se morfondre ? Personne n’a aussi bien disséqué les étapes de l’amour, dans De l’amour. De sa naissance à la cristallisation, la mystification, jusqu’au désenchantement.

 

Et l’Italie ?

Sa passion. Dans l’art, il a surtout recherché l’émotion. Il regarde un tableau comme on admire une femme, écoute un opéra ou Rossini, comme une déclaration d’amour. La peinture qu’il aime est celle de la magie des lointains, une invitation au voyage. « Poussin, par ses paysages, jette l’âme dans la rêverie, engage l’imagination à finir les tableaux. » disait-il. « Rome, Naples et Florence » a été mon guide.

 

Ce bonhomme sait-il ce qu’est devenue son œuvre ?

Pas du tout. Il n’a pas été reconnu en son temps. Ignore qu’il existe un Stendhal Club qui continue à se réunir en cachette, une flopée de beylistes, beylants, stendhaliens, enseignants, érudits, archivistes, déchiffreurs dont les cheveux ont blanchi en travaillant sur son œuvre. Il ne sait pas qu’ils ont publié Henry Brulard, Souvenirs d’égotisme, LamielLes Soirées du Stendhal Club, quantité d’ouvrages, de critiques, étudié son Histoire de la peinture. Je lui apprends que l’université de Grenoble et le lycée français de Milan portent son nom, ainsi qu’une rue de Paris. Une autre rue, à Paris, porte le nom de Lucien Leuwen, l'un de ses personnages. En 1983, pour le bicentenaire de sa naissance, une pièce Stendhal de dix francs a été émise. Pierre Bergé a fait don à la ville de Grenoble des Caractères de Nicolas Chamfort annotés de sa main, estimés 300 000 euros. Il présidera le futur musée Stendhal. Charles Dantzig dit de lui : « Si les écrivains du XIXe siècle broient du noir, Stendhal broie du rose […] Le bonheur chez Stendhal n’est pas une idéologie, il est la vie même, ou plutôt ce que la vie devrait être. » Dominique Fernandez lui a même consacré un Dictionnaire amoureux de Stendhal...

 

Et la fin ?

Je ne vous la dévoilerai pas… mystère !

 

Propos recueillis par Claude Henri du Bord.

 

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