Interview. Philippe Di Maria : « La littérature peut être complexe et diaboliquement exigeante »


— Vous avez publié, il y a quelques semaines, un roman intitulé Laissez toute espérance… sous le pseudonyme de Matthieu Gondor. Un roman inspiré de l’Enfer de Dante. Est-ce bien ça ?

Tout à fait ! La trame du roman suit, pas à pas, Chant à Chant, celle de l’Enfer de la Divine Comédie. Chaque Chant de Laissez toute espérance… reprend en dernière ligne, le dernier vers du Chant dantesque correspondant ; chaque Chant du roman traite du dam évoqué dans le Chant correspondant de l’Enfer de Dante. Mais mon projet est bien plus modeste que celui de l’Alighieri.

 

— Justement. En quoi consiste-t-il ?

Il s’agit de raconter, avec un scalpel trempé dans de l’acide pour la partie « Contemporaine » et une plume la plus lyrique possible pour la partie « Mémoires », notre époque devenue folle, irrationnelle, sortie de ses gonds. Une citation de Philippe Muray placée en exergue en donne une nette idée : « La littérature doit servir à nous dégoûter d’un monde que l’on n’arrête pas de nous présenter comme formidablement désirable. » Ainsi, toutes les folies de notre époque (sexe, gloutonnerie, violence, colère, prévarication, égalitarisme forcené, pénalophilie, hyperfestivisme, etc.), sont mises à leur place dans mon Enfer. Les personnages du roman sont quant à eux, des doubles holographiques de ceux qui peuplent l’Enfer de Dante.

 

— On est là proche du pamphlet.

D’une certaine manière, oui, à la différence qu’un pamphlet est le plus souvent un texte assez court, attaquant plutôt des personnes. Ici, nos deux voyageurs, l’ex-policier et son ami poète, découvrent, au fur et à mesure de leur descente dans les cercles de ce que le héros appelle le « monderne », non pas tant les sombres ombres qui le peuplent, mais la société que les « hommodernes » ont transformée à leur pitoyable image et les projets insensés qu’ils ont mis en œuvre pour accentuer encore cette transformation, cette destruction d’une civilisation. Ma « Satanique Comédie » reste un roman, sans aucun doute, car elle invente un monde et ses habitants, mais c’est aussi une espèce de pamphlet, car ce monde inventé est celui d’un futur presque déjà advenu. Disons qu’on pourrait l’appeler… un « romanphlet » !

 

— Vous n’êtes guère tendre avec notre époque. Est-elle si désespérante ?

Non, bien sûr. Pas complètement. Il reste heureusement quelques valeurs et quelques hommes qui méritent notre estime et nos éloges. Et c’est pourquoi Laissez toute espérance… reste un roman et non pas une thèse ou un essai. Dans ce roman, tout est exagéré, mais cette exagération prend ses racines sur des délires déjà avérés. Au point que pendant le travail de rédaction, il m’est arrivé d’être rejoint, puis dépassé par la réalité. J’ai dû reprendre des paragraphes entiers et les réécrire en redépassant à mon tour la réalité, tels des cyclistes au sprint de fin d’étape.

 

— Un exemple ?

Pour une digression ironique sur l’art moderne, j’avais inventé un artiste japonais qui venait de créer, chose que j’imaginais comme un indépassable symbole, une machine à fabriquer de la mer…. Or, une telle machine, Cloaca, a été fabriquée par un certain Wil Delvoye. J’ai donc dû exagérer à l’extrême les créations scato-picturales de mon Kotoyama. Sachant que l’histoire de Laissez toute espérance… se passe à la Toussaint 2018, on peut donc s’attendre encore à tout de la part des gérants du « monderne ».

 

— Les souvenirs montmartrois de Dantin sont écrits sur un tout autre registre stylistique. Pourquoi ?

Je voulais accentuer, par l’utilisation d’une prose beaucoup plus poétisée et par la narration d’événements inspirés d’une nostalgie d’enfance, la différence entre le monde des années 1960 et celui qu’il est advenu. Ainsi, la nette opposition des procédés narratifs tente de montrer, avec plus de force, la violence du contraste entre les deux époques, entre « Paris ma Belle » et « Paris Babel ».

 

— Dantin/Di Maria, car il y a certainement de votre jeunesse montmartroise dans ce que vous décrivez, est-il réellement nostalgique ?

Soit il s’agit de Dantin, soit de moi. Ce n’est pas à vous que j’apprendrai que l’auteur n’est pas le narrateur, et encore moins ses personnages. Dantin, dans ses Mémoires, compare les deux Paris qu’il a connus et se désespère de voir sa ville natale morte, assassinée, dévastée, bientôt effacée de la mémoire des vrais Parisiens. Il s’afflige de ce Paris transformé en ridicule Luna-Park plus ou moins virtuel, ce que Muray appelait un « parc d’abstraction ». Cette tristesse, cette nostalgie sont le moteur qui le pousse à raconter ses années heureuses au pied du Sacré-Cœur. Pour ce qui me concerne, mon enfance montmartroise n’est pas l’enfance montmartroise de Dantin. Quand j’ai l’occasion de retourner à Montmartre, j’éprouve davantage d’étonnement, d’indifférence presque, que de nostalgie à voir les quartiers de mon enfance et leur population totalement transformés. Je me suis fait une raison depuis bien longtemps, et je sais que « tout ce qui existe doit finir un jour » et qu’« on ne peut pas être et avoir été » !

 

— La lecture de Laissez toute espérance… est parfois freinée par l’utilisation de mots rares, savants, anciens, techniques ou disparus. Pourquoi utiliser ces éléments de vocabulaire ? Par pédanterie littéraire ?

Non, pas du tout. Vous avez donné vous-même l’une des réponses. Il s’agit de freiner la lecture, comme l’arrivée à un carrefour. L’interrompre, même, pour aller chercher le sens du mot dans un dictionnaire, provoquer une pause dans un courant accéléré de lecture. C’est une manière de rappeler que la littérature n’est pas gratuite, facile, indifférente. Elle demande un effort pour la pénétrer et s’en pénétrer totalement, elle rappelle qu’elle peut être complexe et diaboliquement exigeante. De plus, ces mots créent une sonorité, une musique, un rythme qui font résonner davantage la phrase où ils sont insérés, comme une sonnerie de cuivres dans un sextuor à cordes. Enfin, par leur rareté, ils servent de sémaphores rappelant qu’une langue n’est pas éternelle et qu’il faut faire vivre le plus longtemps possible les éléments précieux qui la composent.

 

— En vous lisant, on retrouve nombre de références, de citations, d’allusions à des grands auteurs des temps passés, autres que Dante : Baudelaire, La Fontaine, Sade, Huysmans, Shakespeare, Lautréamont, Swift, et tous ceux que je n’ai peut-être pas reconnus. Pourquoi ces « convocations » plus ou moins visibles ? Est-ce volontaire ?

Bien sûr. J’ai utilisé de manière graduée ces citations, références ou allusions. Certaines, littérales, entre guillemets ; d’autres incluses dans le texte ; d’autres plus ou moins cachées, en palimpsestes ; d’autres enfin, instillés par molécules, quasiment invisibles. Une des raisons de ces insertions est magnifiquement écrite par Guy Debord dans son dernier livre, Panégyrique : « Je devrai faire un assez grand emploi des citations. Jamais, je crois, pour donner de l’autorité à une quelconque démonstration ; seulement pour faire sentir de quoi auront été tissés en profondeur cette aventure, et moi‑même. »

 

— Pourquoi avoir choisi Dante comme, disons, générateur de texte ? N’est-ce pas un peu ambitieux ?

Parce que c’est devenu une valeur sûre grâce à Dan Brown (rires) ! Non, plus sérieusement, suivre fidèlement la descente de Dante et de Virgile en Enfer était, et est, une manière de me guider comme sur un rail afin de ne pas m’éparpiller. Un peu à la manière d’une page quadrillée que l’on place sous une feuille de papier à lettres afin d’écrire bien droit. De plus, l’image de Dante planant au-dessus de ma tête m’oblige à de gros efforts stylistiques, m’impose une exigence de travail. Je ne peux le décevoir ! Céline disait qu’il « mettait sa peau sur la table », moi, sous l’œil d’il sommo poeta, j’essaie d’y mettre mon cœur.

 

— L’Enfer de Dante est composé de trente-quatre Chants. Laissez toute espérance… n’en comporte que dix-huit. Cela signifie-t-il que votre « romanphlet » n’est pas achevé ?

Tout à fait. Je travaille actuellement sur les quinze Chants restants et je dois me presser, car, comme je vous l’ai dit, la réalité rattrape très vite les délires de ma fiction infernale.

 

— Vous avez publié deux recueils de nouvelles (dont plusieurs d’entre elles ont été lauréates de concours), deux romans policier jeunesse, des articles sur Céline, et maintenant, cette réécriture de la Divine Comédie. Comment en êtes-vous venu à ces travaux aussi variés ?

J’ai commencé par écrire des nouvelles. Ce format correspondait à mon tempérament et aussi, je suppose, à ce que je voulais raconter. Puis, il y a eu la parenthèse « romans jeunesse » due à des sollicitations extérieures. La dernière nouvelle que j’ai écrite racontait le suicide d’un policier, tel celui du Langlois d’Un roi sans divertissement. À ce moment, comme je relisais les écrits de Muray, j’ai provoqué la « mort » de mon personnage parce qu’il découvrait la folie hyper-festive qui engloutissait toutes les strates de sa vie. Puis, le texte a pris une ampleur qui lui a fait dépasser le cadre de la nouvelle. Enfin, la relecture de Dante a fini de mettre en place l’échafaudage qui a permis la construction de Laissez toute espérance…

 

— Qu’est-ce qui vous a amené à l’écriture ? Cela a-t-il un rapport avec votre métier de musicien ?

Un peu. Car l’écriture est aussi un art des sons. Mais c’est surtout le fait d’inventer presque tous les soirs une histoire à raconter à ma fille, quand elle était toute jeune (rires). L’une de ces histoires (Le Sablier) m’a paru ensuite assez originale. Alors je l’ai retranscrite et après un assez long travail de mise en forme, il en est sorti ma première nouvelle. Je l’ai proposée à une revue et à des concours. Elle en a gagné et a été publiée… Alors, ainsi lancé sur cette rampe littéraire, j’en ai écrit d’autres, dont certaines furent également primées à des concours, et puis j’ai publié mon premier recueil : La Cage d’Escalier.

 

— Vous avez traduit de l’italien la première biographie française consacrée à Pat Metheny. Le jazz est-il votre musique préférée ?

Parmi bien d’autres. J’ai beaucoup joué de la guitare et je prenais autant de plaisir à jouer les morceaux de mes groupes préférés (Beatles, Chicago, Who, Led Zeppelin) qu’à tenter, je dis bien tenter, de jouer ceux de Pat Metheny. Et je suis évidemment un grand amoureux de musique savante et en particulier de Beethoven.

 

— Quelle place tient aujourd’hui la littérature dans votre vie ? Plus que la musique ?

De plus en plus importante. Capitale, charnelle, essentielle ! J’attends impatiemment le jour de la retraite pour m’y consacrer totalement. Treize Chants consacrés à l’Enfer du « monderne » m’attendent (deux sont déjà écrits), des articles consacrés à Céline, et tant de livres à relire… Je fais beaucoup moins de guitare, il est vrai.

 

— Justement, parlons maintenant de Céline et des articles que vous lui avez consacrés. D’où vous vient cette passion pour cet auteur ?

J’ai lu Céline quand j’étais jeune, comme bien d’autres et j’ai toujours été fasciné par sa « musique ». Sans être un spécialiste, loin de là, j’éprouve instinctivement de fortes affinités avec son style. C’est la rencontre fortuite et heureuse avec l’érudit passionné Éméric Cian-Grangé qui a lancé l’écriture d’articles. Ce dernier m’a amicalement proposé, suite à quelques échanges que nous avons eus sur une page Facebook consacrée à Céline, de participer à un livre qu’il allait publier, livre qui donnait la parole aux « amateurs » de cet auteur : Céline’s Big Band. Par ce biais, j’ai ensuite fait la connaissance d’éminents céliniens comme Éric Mazet, Marc Laudelout, Émile Brami, David Alliot et quelques autres. Éric Mazet m’a suggéré de proposer une refonte du texte donné au Céline’s Big Band à la revue Spécial Céline. Je l’ai donc en partie réécrit et l’ai proposé. J’ai alors relu toute l’œuvre et ai trouvé quelques idées à développer en articles qui ont, à leur tour, été proposés et acceptés par votre revue. Ainsi, de fil en aiguille, je me suis retrouvé aux côtés d’illustres céliniens bien que n’étant qu’un petit amateur en comparaison. Inutile de vous dire que j’en suis très honoré. Je profite de cette digression célinienne pour remercier tout particulièrement Éric Mazet pour son aide omniprésente et sa générosité sans faille quant au partage de ses connaissances céliniennes sans limites, ainsi que Marc Laudelout, du Bulletin Célinien, qui m’a fait confiance en me transmettant ses documents rares et précieux sur Céline, documents audio et vidéo, que j’ai numérisés afin qu’ils soient mis en ligne à la disposition de tous les amateurs de Céline. Enfin, pour répondre précisément à votre question, je dirai que je suis fasciné par la musique, la pulsation rythmique, la mélodie contenues dans son œuvre. J’aime le style plus que tout en littérature et Céline, avec Flaubert, Retz, La Fontaine, Proust, est un maître inégalé. Sa fameuse « petite musique » résonne en mes tympans jour et nuit. Les textes que j’ai écrits sur lui traitent d’ailleurs presque tous de cet aspect sonore et musical de son œuvre (je serais bien incapable de parler d’autre chose le concernant), car mon oreille de musicien me permet d’entendre, je crois, assez bien ce qui est l’essence de cette musique du verbe.

 

— Pour terminer, je vous pose la question traditionnelle : si vous ne deviez garder qu’un seul livre de Céline ?

Pour toutes les raisons invoquées précédemment, ce serait évidemment Féerie I. C’est le livre de Céline qui ne tient que par le style, tel le rêve de Flaubert enfin réalisé. Ce livre est pour moi la quintessence de Céline, « le suc cohobé », dirait Huysmans, de sa littérature. Cela dit, je peux comprendre tous les avis différents qui sont liés à d’autres affinités : morales, politiques, historiques, philosophiques, etc. Toutes composantes des autres œuvres de Céline, du Voyage à Rigodon. Je suis également très sensible au premier Guignol’s Band. L’humour, la poésie (les pages sur les docks londoniens sont une des plus belles proses poétiques que j’ai pu lire), l’amour passionné, la folie, les images surréalistes, les délires qui y sont racontés sont tout simplement extraordinaires. Mais, un livre et un seul, alors oui, ça resterait Féerie… pour sa musique !

 

Propos recueillis par Joseph Vebret (novembre 2016)

 

Matthieu Gondor, Laissez toute espérance…, Fantasmak éditions, mars 2016, 303 pages, 17,50 €

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