Interview Rémi Karnauch : « Une pulsion sans mots, qui se met en mots »


Auteur de romans, de nouvelles, de chansons, de proses poétiques et d’une biographie, Rémi Karnauch vit à Paris où il continue d’écrire des textes parfois drôles, parfois sombres ou encore sombrement drôles. Il vient de publier Honoré Laragne aux éditions H&O.

 

Le cerveau d’Honoré Laragne a explosé. C’est une super nova, une super nouvelle. Le vieillard a dorénavant moins de soucis, et, sous la lumière vacillante d’un plafonnier, il se regarde déambuler à la recherche d’une clé – un crayon papier, une carte bleue, le souvenir d’un petit chien. Que fait-il ici ? Est-ce un hôpital, vraiment ? Le narrateur ne veut plus rien savoir. Il ouvre les vannes d’un langage qui se défait. C’est une bataille terrible dont personne ne connaît l’issue.

 

— D’où vous est venue l’idée, l’envie de composer Honoré Laragne, sur toile de fond de dégénérescence du cerveau ?

La cristallisation d’un sujet, je parle aussi bien du sujet-narrateur que du sujet du livre, m’est venue peu à peu... Au début mon héros se diffusait dans l’éternité d’un ennui sans fin. Il était immortel. Il voulait être malade. Finalement il est tombé malade. Il est tombé de haut. Il est son propre big bang. Il éclaire son pays. Il est révolu, mais on le voit s’agiter comme dans les dessins animés, quand le personnage continue de courir alors qu’il tombe déjà. Mon personnage, Honoré Laragne, se fait la guerre. Il s’évade. Bon. Ma mère est morte avant de sombrer tout à fait dans son Alzheimer. Nous paniquons devant cela. L’humour et la dérision en bouclier...

 

— Dans tout roman, il y a le sujet apparent et le sujet profond. Quel est le sujet profond de ce roman, le message ?

La vie se perd. La fixer est illusoire. Honoré voudrait échapper au sujet Laragne, aux limites de notre conscience. Nous sommes perdus dans l’éternité et nous trouvons le moyen de nous ennuyer. Je voudrais échapper au sujet, je voudrais écrire en somnambule sans qu’on me réveille. Le roman tel qu’il a été publié est tellement différent du roman initial, je l’ai tellement travaillé que le message a été enfoui sous ses sédiments. Le message serait peut-être que la vérité est insupportable, et que l’art fait tout pour en reculer la révélation, ce que nous faisons, d’ailleurs aussi sans passer par ce détour artistique. Par ailleurs, des manies, des fausses maladies brouillent le « message » que nous finirons bien par recevoir dans notre corps, nous ne voulons rien savoir, je ne veux rien savoir... Je fais ce que je peux pour me sortir de votre question redoutable, mais je crois qu’il y a un peu de ça...

 

— L’amnésie est un des sujets du roman. Avez-vous peur de devenir amnésique, de perdre petit à petit la mémoire ? Écrivez-vous pour ne rien oublier ?

J’ai peur, oui, mais je vois aussi cela d’un point de vue burlesque, quelqu’un court et renverse des chaises derrière lui pour semer un ennemi qui serait en réalité devant lui. Il y a une écriture obsessionnelle de la redite qui me berce. Je trouve aussi que ce sujet est propice à la poésie, excuse une dérive un peu foutraque. La liberté de l’homme sans repères. Bien sûr la réalité est plus sordide, j’en parle aussi.

 

— En général, quelles sont vos sources d’inspiration ?

L’image, mais l’image verbale. Un magma sémantique, l’envie, l’envie indéfinie d’en faire des phrases, une pulsion, quand même, une pulsion sans mots, qui se met en mots, et puis l’espoir d’échapper aux phrases et ne jamais trouver le point final. Sinon, la musique intérieure, le tempo m’entraîne, même si je suis plutôt arythmique (mais là je me tire une balle dans le pied, car j’écris aussi des chansons, qui sont parfois interprétées par des chanteurs, du rock, de la musique kleizmer, de la romance... il m’arrive même de les déclamer à mon tour sur de la musique). Bref, ma source d’inspiration est la métaphore. Un truc à démêler.

 

— Rédigez-vous un plan à l’avance ou laissez-vous courir vos doigts sur le clavier ?

J’accumule les couches, je ne fais plus de plan. Je suis heureux si mes doigts courent sur le clavier, mais cela m’arrive moins souvent, l’exaltation peut donner une écriture approximative et autosatisfaite. J’aime travailler la langue, l’ellipse, la syncope, la répétition, la métaphore cachée, le sentiment masqué, le moment que je guette, où je peux lâcher les chiens, rire parfois...

 

— Êtes-vous un grand lecteur ? Quels sont les livres qui vous ont façonné, fabriqué ? Et quels sont ceux qui vous accompagnent aujourd’hui ?

J’ai été un grand lecteur. Je lis beaucoup moins. La poésie m’a mené aux images foudroyantes d’une certaine science-fiction où la pensée se faisait action (j’ai d’ailleurs été publié dans une anthologie dirigée par Jean-Pierre Andrevon). Le fantastique a bercé mes cauchemars, j’ai aussi aimé un ou deux romans de Jacques Sternberg. J’ai lu Céline sans savoir qui il était. J’ai lu Proust en sachant qui il était mais il m’a quand même étonné. J’ai lu presque tous les romans « durs » de Simenon, agacé et séduit par sa façon de tout ramasser en une situation, sa maîtrise, j’ai lu cette grande misanthrope de Patricia Highsmith, Jerzy Kosinski, Chloé Alifax, Saleté !, Gustav Meyrink, Le Golem, puis Lovecraft, j’ai écrit un livre autour de Lovecraft. J’ai été frappé par le premier roman de Houellebecq, sa liberté, impressionné par la maîtrise narrative d’Echenoz, L’Equipée malaise.... Duras, bien sûr, Modiano, Lautréamont, Baudelaire, Michaux, d’autres, beaucoup d’autres, des tristes, des marrants, des marrants tristes comme Jean-Luc Benoziglio Cabinet-portrait, les Américains, pas forcément ceux que l’on aime à présent, plutôt Salinger, Carson McCullers, les Sud-Américains, les Russes, bien sûr, les fameux, les lyriques, les cinglés, puis Nabokov (mon père est né à Odessa)...

 

— Qui trouve-t-on dans votre bibliothèque ?

Ceux que je viens de citer plus haut, d’autres sans doute moins avouables, puis j’essaie de me tenir au courant, voir si je ne suis pas trop largué, des contemporains, parfois des amis.

 

— Vous souvenez-vous de la première phrase que vous avez écrite et du moment où vous avez eu envie de devenir écrivain ? Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ?

« Je me regarde évoluer dans une histoire, puis je me regarde et je chiale » est la première phrase où j’ai pensé coïncider avec ce que je vivais. J’ai commencé à écrire et je ne savais pas écrire. Les sensations étaient pourtant plus puissantes. J’ai écrit dans l’adolescence en fuyant ce qui m’était insupportable. Dix ans sans trop savoir. Des situations bizarres que je devrais raconter avant de les avoir oubliées. Des nuits dehors. Des errances. La maîtrise (relative) m’est venue très lentement. Il est regrettable que nous ressentions si fortement les choses sans être capables de les exprimer, et que nous sachions les exprimer quand nous les ressentons moins. Ce qui m’a poussé à écrire rejoint-il ce qui m’a donné envie d’être écrivain... Soyons francs, ce sont la plupart du temps deux désirs différents. Nous caressons tous un rêve de midinette, je crois, la célébrité, l’envie de séduire, au moins de plaire, et tout ça... Le nier est une perte de temps. La pulsion d’écrire, c’est l’envie de se cacher, d’être seul dans son royaume, de régner dans son malheur, de se réunir, de se retrouver, d’exister malgré tout. La pulsion de l’écrivain, c’est le désir forcené d’être reconnu, d’être heureux, aimé. Il faut s’arranger avec cette contradiction.

 

— L’écriture est-elle chez vous une seconde peau ? Êtes-vous constamment en éveil ? Prenez-vous beaucoup de notes ? Vous astreignez-vous à une régularité ?

Je voudrais répondre « oui » à toutes vos questions...

 

— Quel est votre rapport à la réalité ?

Difficile.

 

— Que vous apporte l’écriture ?

La survie et la sur-vie. Un espoir toujours déçu, toujours « à recommencer ». Beckett a quand même donné la réponse imparable, un peu rabâchée je le crains (tiens... je l’ai oublié dans ma liste) : « Bon qu’à ça ».

 

— Quelle est et quelle devrait être la place de l’écrivain et du poète dans la société actuelle ?

Je ne crois pas qu’il doive avoir une place. Je ne lui assigne pas de rôle social. Je ne pense pas qu’il soit un phare ni un animateur social. Parfois bien sûr les circonstances l’obligent à sortir du bois... c’est mauvais signe, non ?

 

— Finalement, à quoi sert la littérature ?

Peut-être à dire à certains qu’ils ne sont pas tout seuls, à les sortir de la honte (tiens, j’ai oublié dans ma liste Bataille et, bien sûr, Antonin Artaud)...

 

Propos recueillis par Joseph Vebret (février 2017)

© Photo : Patrick Ochs

 

Rémi Karnauch, Honoré Laragne, H&O éditions, septembre 2016, 160 pages, 15 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.