Entretien avec Jean-Marie Rouart : « Ne pas chercher à être conscients de tout… »

 

Près de 9 ans après l'entretien de Joseph Vebret dans le Magazine des Livres, il était temps de faire le point avec Jean-Marie Rouart, au moment où deux éditeurs le publient – Robert Laffont, dans sa collection « Bouquins », avec un ensemble de cinq romans réunis sous le titre : Les Romans de l'amour et du pouvoir ; et Gallimard, dans la Blanche, avec son récent roman : La Vérité sur la comtesse Berdaiev.

— Jean-Marie Rouart, nous nous sommes rencontrés chez des amis communs, mais nous n'avons pas eu l'occasion de discuter de votre exploration dans toutes les contrées de la fiction... Bien que le titre évoque une « vérité » de la personne, votre dernier roman n'est évidemment pas une biographie ?

En effet, ce livre est une fiction, et la comtesse Berdaiev est un personnage fictif. Elle provient de deux générations de Russes blancs, elle va tenter d'échapper à une fin tragique et se retrouve de fait prostituée à Shanghaï, puis arrivant enfin à Paris, toujours très belle, elle va jouer dans des films plus ou moins réussis de Jean Grémillon, etc. Elle vit constamment une sorte de châtiment, sans avoir commis de crime, aurait peut-être dit Dostoïevsky !

— Une double peine, en quelque sorte ?
C'est le mot. Je pense notamment à la division Vlassov, ou encore au groupe de Russes blancs engagés dans la Résistance au sein du « Réseau du Musée de l'Homme » : avec entre autres Jean Paulhan, Michel Leiris, Boris Wildet et Anatole Livitsky. Le frère jumeau de la comtesse, Anton, va faire partie de ce réseau. Oh certes, j'ai pu écrire la biographie de Napoléon, du duc de Morny ou du cardinal de Bernis – ce dernier termina sa vie en 1794 dans une extrême pauvreté, en butte à la haine des nobles émigrés et celle des révolutionnaires. Dans Le Goût du malheur, j'avais déjà fait allusion à la division Vlassov, et aussi dans ma pièce : Gorki. Mais laissons cela... J'ai écrit un roman. Un roman doit comporter des personnages vivants, intéressants, qui illustrent une cause sans du tout être des pantins au service d'une démonstration. Ce paradoxe représente celui de l'écrivain lui-même.

— Votre comtesse Berdaiev est-elle un personnage léger, qui essaie d'échapper au broiement de l'histoire ?

La comtesse n'est pas légère. Il faut juger quelqu'un en fonction des circonstances – j'insiste sur ce mot. Les jugements sont inadéquats. Le plus souvent, juger n'a aucun sens. Ce qui est important, c'est de se rendre compte de cette tentative de normalisation des individus, de la part de la société. Il s'agit d'une véritable tentative d'asservissement.

— Vous rejoignez sans doute sur ce point vos chers Montaigne et La Boétie.

La Boétie, surtout, dont on se rappelle la formule : « Refusez de servir, et vous voilà libres. »

— Seriez-vous prêt à suivre le marquis de Sade, qui a formulé le concept d'ʺalgolagnie ʺ – la volonté de souffrir ? Ou le désir de souffrir, comme on dirait depuis Sacher-Masoch et Freud...

Je ne me sens aucune proximité avec Sade. Je suis assez éloigné de ce qu'il affirme, d'autant qu'il ne s'agit ni de désir ni de volonté, mais d'acceptation : c'est la soumission qui est en cause. J'adhère à tout ce que dit Montaigne. Beaucoup de mes livres tournent autour de cette question.

— Pensez-vous que la soumission est un processus inconscient ?

C'est bien difficile de vous répondre... Nous devons aussi garder cette virginité de l'inconscient, ne pas chercher à être conscients de tout, comme le croient naïvement certains de nos contemporains. Paul-Jean Toulet disait que « tout n'est que signes, masques et symboles, et peut-être qu'un jour nous saurons de quoi ».

— Votre comtesse Berdaiev n'est pas soumise, elle. A-t-elle peur de la mort ?

Presque tout le monde a peur de la mort. Jean d'Ormesson me disait : « S'il te plaît, ne pars pas avant moi. » Mais, pour revenir à ce dont nous parlions précédemment, les signes, c'est à la littérature de nous aider à les interpréter. Il y a une divination par la littérature. « Tout écrivain ne trouve pas ses mots. Alors il les cherche, et il trouve mieux. » Je ne sais plus de qui est cette citation.

— Vous pensez que vous pratiquez ainsi l'écriture ? Est-ce à dire que vous « cherchez » ? Que vous trouvez ?

En tout cas, un écrivain cherche dans ses propres livres, il recherche des mots et des phrases, des alliances de mots, et il peut ainsi aller au-delà du but recherché. C'est de la sorte que se font les légendes. Les héros de roman sont un Panthéon – alors nous nous identifions à des figures mythiques, et nous sommes mus par des légendes.

Propos recueillis par Bertrand du Chambon (17 mars 2018)

Photo © Louis Monier

Jean-Marie Rouart, La Vérité sur la comtesse Berdaiev, Gallimard, mars 2018, 208 pages, 17,50 €

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