Interview. Emmanuelle de Boysson : Le scandale qui libère...

Quel a été le déclic  pour l’écriture de ce roman, qui peut être lu comme une suite des Années Solex ?
J’avais l’idée d’écrire une fresque qui raconte une époque, un milieu, l’évolution d’un  personnage, Juliette une jeune provinciale qui monte à Paris et qui cherche sa voie entre théâtre et écriture. Elle est romantique, naïve,  c'est un peu  Emma Bovary qui évolue dans son monde.  Elle tombe amoureuse, est déçue par son premier amour. J’ai voulu poursuivre et aller plus loin que dans  le premier opus ; montrer un personnage fragile. Dans Les années Solex, l'héroïne était plus insouciante, elle défendait des idées, était rebelle. Là, arrivée à Paris, c’est un choc. Elle découvre le  milieu un peu coincé  des rallyes. Elle doit s’adapter, s’assagir, se poser des vraies questions : que fait-on de ses idéaux ?  Elle qui tient son journal depuis toujours conserve  son  goût pour l’écriture. 
Elle tâtonne   en se lançant dans la  poésie, en proposant des textes qui ne sont pas assez aboutis, trop personnels. Elle est aussi en butte avec l’interdit familial qui fait que dans certaines familles, parler de soi est mal vu, dérangeant. Ce peut  même être considéré comme prétentieux.  
Le vrai sujet du livre est de savoir comment on devient écrivain. Écrire est un métier qui s’apprend. Elle se décide après des années d’échecs de se lancer dans la réhabilitation de son grand-oncle un cardinal très connu, mort chez une prostituée.  Ce qu'elle a vécu comme une véritable injustice.

Avez-vous des souvenirs nets de l’époque  des faits puisque vous avez vécu ce traumatisme ? Cette histoire vous hante-t-elle depuis toujours ?
Oui forcément, mais je raconte une histoire transposée, c’est moi et ce n'est pas moi. Je me suis inspirée du cardinal Jean Daniélou, mon grand-oncle écrivain, académicien, jésuite, aussi médiatique que contesté, mort dans de telles circonstances en 1974. 
Mon personnage ne connaît pas grand-monde à Paris, elle est très proche des ses grands-parents, de son grand-oncle. C’est lui qui l’a incitée à faire hypokhâgne. Elle l’aime beaucoup, elle l’admire.
Sa mort  dans ces conditions a été une déflagration familiale terrible, d’autant plus qu’il y a eu une intense polémique.  La presse l’a sali, ridiculisé, avec des caricatures innommables. Le mystère planait et a plané très longtemps sur les circonstances de son décès,  avec son lot de fantasmes. Venait-il confesser des prostituées, protégeait-il une personnalité politique ? Etait-il victime du KGB, de la CIA ? Beaucoup de gens ont voulu le défendre, des personnalités chrétiennes ou non ont pris  fait et cause pour lui, mais Juliette a eu du mal à supporter les réflexions sur  sa mort.
Cette histoire la hante et elle  a envie de connaître la vérité, de restaurer son honneur. Elle propose le sujet à un éditeur après une enquête fouillée semée d’embûches, de fausses pistes. 

 

Avez-vous eu toujours envie d’écrire sur cet événement ou avez-vous eu cette idée plus récemment ?
Mon premier livre était une biographie et je m’étais interdit de dire la vérité. Pendant des années, j’ai fait autre chose, j’ai publié des essais, des romans dans lesquels je n’en parlais pas, à l’exception du Secret de ma mère, dans lequel j’y faisais allusion.
Au fil des années vous vous demandez quel a été le moment le plus marquant de votre jeunesse et je me suis aperçue que c’était ça, ce scandale là qui avait était un véritable bouleversement mais m’avait en même temps libérée, m’avait ouvert des portes, sans doute permis d’aller plus loin dans mon écriture et mon émancipation.  Il m’a permis  de dire la vérité. 

Vous vous confrontez à l’un des tabous majeurs qui est celui des relations d’un homme d’église avec des prostituées.
Oui, c’est un sujet extrêmement romanesque et j’aurais pu y consacrer tout le livre. Écrire la double vie d’un prêtre aurait été une histoire formidable, mais Il aurait fallu partir sur un autre angle, imaginer peut-être un simple curé de campagne qui fréquente des prostituées comme dans Bernanos ou Zola. Je n’ai pas voulu  écrire dans un but racoleur. 
Certains éditeurs auraient pu être attirés par un tel récit  mais ce n’est pas le cas avec  Héloïse d’Ormesson que je tiens à remercier. Elle m’a beaucoup protégée, elle a été bienveillante.  Elle est intéressée par l'écriture, la continuité du travail romanesque, et non le buzz ou le scandale.

Comment votre famille a t-elle accepté votre roman ?
Mes frères et sœurs l’ont très bien accueilli, certaines personnes de la famille sont venues à la signature, pour le reste, je n’ai pas eu de nouvelles... Ça reste un roman, j’ai juste raconté une vérité humaine qui est belle, qui n’a rien de pervers. Quel homme, quel prêtre n’a pas eu de faiblesse, n’a pas péché ? Et c’est justement dans les moments de doute, de faiblesse que les hommes sont les plus  élevés, les plus proches de la bonté divine.
Le cardinal  parlait beaucoup de Marie-Madeleine dans ses livres. D’une certaine façon, il a sauvé la prostituée chez qui il est mort.  Elle a arrêté son activité grâce à lui, à son écoute, sa gentillesse. Pour l’avoir rencontrée, elle m’a dit qu’il avait beaucoup de respect, beaucoup d’attention pour elle. On est clairement dans la complexité d’un homme qui n’était pas Docteur Jekyll et Mister Hyde.

Vous abordez le malaise des catholiques qui voient leur religion entachée par les affaires de pédophilie. 
Mon roman soulève une question d'actualité sur le célibat des prêtres. En effet, alors que les diacres et les orthodoxes peuvent se marier, pourquoi maintenir ce vœu de chasteté, pourquoi ne par revenir aux premiers temps de l'église où les prêtres étaient mariés ? Ce serait plus sain et n'enlèverait rien à leur sacerdoce.

Comment ordonnez-vous les nombreux personnages, les nombreuses époques que vous brassez ? Avez-vous un plan préalable ou faites-vous confiance à votre imagination, vous laissez-vous porter par l’écriture ?
Pour les romans, je n’ai aucun  scénario, aucun plan. Je plonge dans le récit, je suis très concentrée, je ne lâche pas le fil. Je connais tous les personnages, toutes les phrases, je le sais  quasiment par cœur. Je retravaille beaucoup.  
Pour les romans historiques, j’établis au contraire une chronologie, un synopsis très précis avec le temps qu’il fait, les détails des robes…

Vous évoquez la difficulté d’écrire quand un proche est malade tout en disant qu’un écrivain a tous les droits…
C’est en effet un dilemme : vous êtes obligée de vous cacher pour ne pas faire de peine. Proust et beaucoup d’écrivains se sont sentis libérés quand leur mère est morte et ont pu écrire. Tous les livres sur  l'entourage posent problème car la famille est un héritage et quand vous y touchez, ça suscite des réactions virulentes.
D’autant plus que les souvenirs de l’un ne sont pas les souvenirs de l’autre. C’est très délicat.

Êtes-vous entrée dans l’écriture par Stendhal ?
Non, Stendhal c’est plus le théâtre puisque j'ai adapté Le rouge et le noir,ce qui n’était  pas le fiasco que je décris ! Je suis plutôt entrée dans l’écriture par l'intermédiaire de Rimbaud. A 14-15 ans j’étais passionnée par la poésie, Eluard, Baudelaire, les surréalistes.  J’ai découvert les romanciers plus tard.  
Stendhal reste bien sûr une référence, c’est le romancier que je  préfère. Ses personnages sont mystérieux, il y a chez lui de l’improvisation, tout n’est pas au carré. Il est extrêmement romanesque. Julien Sorel est un anti héros qui va commettre l’acte manqué. J’aime aussi, beaucoup Adolphe et bien sûr Emma Bovary, les romancières anglaises, les russes : Toslstoï, Tchekhov.  Je reprends sans arrêt les nouvelles de Tchekhov comme la Cigale. J’ai une passion pour Proust  dont je relis des passages chaque jour.

Qu’est ce qu’être écrivain aujourd’hui ? Il y a vingt ou trente ans ans, on parlait de don, de talent, de passion pour l’écriture, alors que maintenant, on a l’impression que le souci économique prime dans l’édition.
Il y a de tout, des feel good qui marchent bien avec des recettes de bien être dont les lecteurs ont besoin, même si l’écriture peut laisser à désirer. Certains romans sont très fabriqués mais si ça fait du bien, pourquoi pas ?
Il n’y a pas de recettes.  Les lecteurs et les libraires savent très bien faire la part des choses.
Certains titres, parfois sans rapport avec leur contenu, sont de bonnes surprises, parfois non.

Nombre de très grands écrivains ne trouvent plus leur public. 
Faut-il aujourd’hui faire partie des réseaux sociaux,  participer à un salon par semaine pour être lu, être membre de jurys de prix littéraires pour rencontrer le succès ?

Je ne crois pas. Certains auteurs sont reconnus par leurs pairs comme des romanciers de qualité et c’est l’essentiel. Si le grand public suit, tant mieux mais il me semble que la sensation d’avoir écrit un bon livre est fondamental.
Bien sûr, nous sommes dans un système économique où la mise en place est prépondérante. Si vous n’avez pas vendu votre livre précédent, vous ne serez pas bien référencé. 
Avoir un réseau peut aider, être présent aux salons aussi mais se transformer  en bonimenteur, alpaguer les gens comme le font certains, je ne suis pas sûre. Il faut faire confiance aux textes pour que les lecteurs les reconnaissent. Je privilégie les librairies.  Serge Joncour a très bien parlé de ce thème dans l’Écrivain national.
Il y a beaucoup de rumeurs quant à l'appartenance au milieu parisien. Ce n’est pas parce-que vous êtes juré dans de nombreux prix que ça marchera. Beaucoup d’auteurs qui sont dans des jurys prestigieux ne vendent pas leurs livres. Seule la sincérité de la démarche est payante.
On ne peut pas demander  à un écrivain de se transformer en commercial mais par ailleurs,  si on reste dans sa tour d’ivoire, on ne rencontre pas les lecteurs.

Faut-il être connu pour être publié, être parisien, journaliste ou people  comme c'est le cas pour Isabelle Carré, Alain Fabien Delon et tant d'autres...
De tout temps, les éditeurs ont publié des gens connus, mais en même temps le livre existe s’il est bon et permet de publier de nouveaux auteurs.
Tout le monde a sa chance. Peut-être faut il, pour un premier roman choisir un petit éditeur. Les prix Fnac en septembre et Elle en juin ont récompensé La vraie vie,un premier roman, édité chez l’Iconoclaste. 
D'autre part, pourquoi pas se faire aider, participer à des ateliers d’écriture ?
Ensuite il faut mener son petit bonhomme de chemin, le deuxième, le troisième roman peuvent marcher. Il faut creuser son sillon. Les choses arrivent, le livre fonctionne tout seul.  Les lecteurs repèrent un bon livre qui est réimprimé…
Parfois des ouvrages qui ne sont pas fabriqués pour plaire sortent du lot comme Les enténébrés de Sarah Chiche qui a obtenu le prix de la Closerie des Lilas 2019.

Propos recueillis par Brigit Bontour

Emmanuelle de Boysson, Que tout soit à la joie,Héloïse D’Ormesson, juin 2019, 220 pages, 18 euros

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