Du mythe d'Orphée au deuil numérique : entretien avec Philippe Grimbert

Comment avez-vous eu cette idée très originale de deuil numérique ? Est-ce une vision contemporaine du mythe d’Orphée ?
Oui mais je n’ai pas pensé au mythe d’Orphée. Il s’est imposé dans un second temps. Une certaine familiarité avec le numérique m’a fait découvrir  des choses hallucinantes. Il suffit de jouer avec une manette de jeu vidéo pour créer un personnage. J’ai vu qu’on pouvait reconstituer des visages, créer les personnages que l’on souhaitait avec les qualités dont on voulait les doter.
À partir de là, je me suis demandé si on pouvait  refabriquer nos disparus de la même façon. De plus avec le temps, après un accident cardiaque et la pose d’un pacemaker, j’ai pris conscience que j’étais un homme augmenté. Si je suis vivant avec une technologie, j’ai imaginé  dans le même état d’esprit qu’un mort pouvait revivre.  Tout en pressentant que l’aventure du numérique peut être funeste. Avec l’éxtrémité recherchée par les familiers du net j’ai pensé que  ce thème à la fois vertigineux et terrifiant était un  bon sujet de roman.
Quant au déclic, je ne sais pas vraiment. Pour Un secret, l’idée m’était venue en découvrant un cimetière de chiens, 
Là, ce sont peut-être les effets conjugués de mon problème de santé, et de la découverte des jeux vidéos  qui m’ont mené à l’écriture de ce livre.

On sent que vous partez du postulat "Et si c’était possible…"
C’est vrai, je pars d’un événement de départ, d’une vision hallucinée.
J’ai cherché à me convaincre en écrivant  qu’on pouvait recréer la personne aimée et lui donner un semblant de vie. J’ai surtout jonglé avec les doutes du personnage qui trouve un refuge dans cette aventure comme dans une religion.

Reprendre le dialogue avec les disparus est une idée vieille comme le monde. Vous démontrez que la technologie ne peut pas aider, qu’il ne s’agit que de crédulité d’une part, d’argent d’autre part. En temps que psychiatre, quelles recommandations auriez-vous  pour vivre un deuil ?
Conseiller d’être croyant, mais c’est impossible ! Le deuil est plus facile quand on est croyant. Je crois qu’il faut créer et sublimer. Pas forcément écrire ou  peindre mais poursuivre dans une morale, une action que le défunt aurait apprécié dans son souvenir. Ce peut être des actions de bienfaisance,  un combat politique ou caritatif…
En cas de perte d’un compagnon jeune ou un enfant, c’est encore plus complexe. On ne peut pas nommer cette douleur. Comment faire le deuil dans ce cas là ? Il n’y a pas de réponse. C’est tellement de l’ordre de l’impossible que la langue n’a pas fabriqué de mots pour le décrire. Si on perd son conjoint, on est veuf, si on perd ses parents, on est orphelin. Quand on perd un enfant… il n’y a pas de mots. Les gens dont l’enfant est mort de maladie, d’un accident s’investissent  souvent dans la lutte contre les maladies, dans des associations contre la violence routière… avec l’ide de protéger les autres enfants.  
 


Vous abordez le sujet tabou de la décomposition des corps. Pensez-vous que pour certains, la vie numérique telle que vous la décrivez puisse être un palliatif à cette réalité ?
La vie numérique est imputrescible. Une patiente m’a demandé un jour après le décès de son conjoint : où en est-il ? C’est très violent. Recréer les morts est une façon de se voiler la face, de  rendre leur image inaltérable. L’idée du corps après  la mort est une chose que l’on refoule. Ce n’est pas un oubli mais un refoulement que chacun gère comme il le peut selon ses propres névroses. 
Tout le monde n’est pas névrosé, loin de là.  Quelqu’un qui accepte la perte, la douleur est sans doute plus équilibré. Dans les campagnes, les gens plus en relation avec la nature ont peut-être moins de mal à vivre l’absence. 
C’est aussi une question de structure mentale. Les non-dits ont également une grande importance. Si mes parents par exemple m’avaient parlé de ce petit enfant mort dans les camps avant ma naissance, dès ma plus tendre enfance, je l’aurais accepté sans trauma. C’est le cas avec les enfants adoptés qui apprennent leur adoption très tard et qui ont du mal  à le gérer. Le non-dit rend les gens plus fragiles. Les enfants à qui on dit tout peuvent l’accepter.

Diriez-vous que le risque est de voir apparaître une nouvelle religion numérique. Les morts ne meurent plus puisqu’ils sont là en vidéo ? Que l’image remplace le souvenir ?
La religion numérique est déjà là avec des millions de fidèles, avec les mêmes risques et dangers que toutes les religions du monde : l’inquisition pour les catholiques, d’autres dérives avec d’autres. Quand l’image vient remplacer le souvenir, c’est malsain. Les enfants actuels sont abreuvés d’images. Depuis la première échographie diffusée sur les réseaux sociaux, ils sont bombardés d’images. Je préfère de loin le récit à l’image. On se construit avec les souvenirs qui sont fiction comme la maison de notre enfance que l’on croyait immense et qui est en fait minuscule.

L’invention de cette vie numérique post mortem me fait penser à ces photographies funéraires du 19 ème siècle. Un courant d’ailleurs repris sur Instagram.
La deuxième moitié du dix neuvième siècle correspond à l’invention de la photographie. Les images de ces enfants morts permettaient à leurs familles de fixer leur souvenir pour l’éternité. 
Toutes les technologies répondent à un fantasme de l’humanité. Le TGV dans les années 70 correspondait à une recherche d’ubiquité, le téléphone portable à celui de la fusion. Nos utopies sont à la base des inventions et non le contraire, comme on le croit trop souvent. L’inventeur n’est jamais détaché d’un  rêve antérieur.
Le contact avec les morts,  les augures, les  tables tournantes, les photos médiumniques, les clichés post-mortem, bientôt la vie informatique, tout concourt vers la même idée. L’homme a aujourd’hui une technique nouvelle, il s’en empare.

Vous décrivez un pur cauchemar dans lequel les morts vous donnent rendez-vous à heure fixe et si vous ne répondez pas, ils vous harcèlent par téléphone, voire débranchent votre pacemaker.
C’est un danger qu’il faut dénoncer pour qu’il n’advienne pas. L’eugénisme peut en être une conséquence. Le pacemaker que l’on peut débrancher est un risque. A partir de quel âge, dans quelles conditions ? C’est vertigineux, ce ne serait pas bien que ça arrive. L’histoire a déjà prouvé les possibles dérives de la médecine utilisée au service du mal avec les expérimentations nazies. Je me demande d’ailleurs quels étaient leurs buts  réels : chercher et créer une race pure bien sûr, mais  je crois aussi surtout permettre l’immortalité de la race aryenne. 

Que pensez-vous de la thèse et de l’idée de Laurent Alexandre, disant que l’homme qui vivra mille ans est déjà né ?
C’est possible, mais problématique. Lacan disait que : La vie sans la perspective de la mort est intenable. Dans Un jour sans fin, le héros du film ne peut pas mourir. L’idée de L’éternité est insupportable. L’homme n’est pas capable de penser l’immortalité. Il faut que ça s’arrête un jour. Vivre mille ans est probable, oui, on peut remplacer les organes mais on ne peut l’envisager. Ce n’est pas une idée nouvelle, Walt Disney et d’autres se sont fait cryogéniser.
Par ailleurs, vivre mille ans demanderait des moyens immenses, seule une petite partie des humains pourraient y prétendre. Et voir tout le monde, ses proches, ses enfants, petits enfants  et toutes les générations suivantes mourir avant soi n’est pas souhaitable.

Vous parlez de l’écriture comme de votre plus grande source de joie. N’est ce pas le message de votre livre qu’en fait seule l’écriture peut accompagner le deuil et faire revivre les morts ?  
C’est  vrai pour mon héros, mais c’est un peu élitiste de le formuler de cette façon. Tout le monde n’écrit pas ou ne créée pas, mais tout le monde peut faire quelque chose de la mémoire de ceux qu’il a aimé et perdu.

À chaque fois que l’homme doute, se trompe, est malheureux, il trouve du réconfort dans la douceur de son petit chat. Est-ce votre cas ?
Les animaux sont l’ultime réconfort quant tout a disparu. Quand son maître  Paul va mal, il trouve le  petit souffle frais sur son visage. Je vois l’animal comme une pure créature poétique. Freud disait que l’amour qu’on a pour les animaux est extraordinaire parce-que sans ambivalence. Avec lui, on est dans l’immédiateté  de la joie ou de la tristesse. Il n’y jamais de malveillance, pas de préméditation, pas  de plaisir à faire du mal. Même les chats qui maltraitent des souris le font plus par jeu que par cruauté, enfin, je me plais à le croire. 

 

Propos recueillis par Brigit Bontour


Philippe Grimbert, Les morts ne nous aiment plus, Grasset, mai 2021, 192p.-, 18 euros

Sur le même thème

1 commentaire

ERRATUM : Philippe Grimbert est psychanalyste et psychologue et non psychiatre comme je l'ai indiqué à tort dans cet entretien.