Entretien avec Dominique Bordes, fondateur des éditions Monsieur Toussaint Louverture

Le Salon littéraire : Dominique Bordes, vous êtes éditeur et fondateur des éditions Monsieur Toussaint Louverture. Comment avez-vous lancé votre maison d’édition ?
Dominique Bordes : J’ai d’abord eu le projet de publier une revue littéraire, ce qui a eu lieu en 2004 – 2008. Il y a eu quatre ou cinq livraisons de la revue Monsieur Toussaint Louverture, provoquant de très beaux échanges avec de jeunes auteurs : depuis, Julien Campredon et Thierry Acot-Mirande sont restés. Je ne recevais pas assez de textes en français et je me suis tourné vers la littérature étrangère. En 2009 – 2011, j’ai acheté les droits du Dernier Stade de la soif, une sorte d’autofiction de Frederick Exley, qui a aussitôt connu un grand succès. J’ai publié, avec Benoit Virot de la revue Le Nouvel Attila, une anthologie de la littérature oubliée. Il s’agissait pour nous de faire naître la littérature, mais aussi d’aller la chercher là où on croit qu’elle n’est pas…
Le Salon littéraire : Mais vous étiez seul, ou bien aviez-vous des employés ?
Dominique Bordes : J’étais seul, avec une seule employée, chargée de la diffusion. Aujourd’hui, nous fonctionnons avec trois employés. Mais à cette époque, je travaillais encore à côté : d’une part je m’occupais, avec différentes maisons d’édition, du design de leurs livres et de leur présentation (avec Fayard, Finitude, et d’autres). Et j’enseignais les rudiments de l’édition à l’université. Depuis, j’ai cessé ces deux activités, afin de me consacrer uniquement à ma maison d’édition.

Le Salon littéraire : Vous êtes donc seul responsable du choix de ces papiers de grande qualité, de ces couvertures surprenantes ?
Dominique Bordes : J’en suis le concepteur, le fabricant, en un mot : le façonneur. Il faut que le livre communique quelque chose de très fort avant même la lecture, et après. J’ai la conviction qu’un livre en tant qu’objet peut améliorer l’expérience de la lecture et donc la relation entre le texte de l’auteur et le lecteur. Je ne traite aucun livre de la même façon. Il s’agit de penser le livre du début à la fin, depuis le manuscrit jusqu’à la mise en place en librairie. Le livre est façonné d’un bout à l’autre de la chaîne.
Le Salon littéraire : Comment avez-vous découvert cet écrivain extraordinaire : Earl Thompson, auteur du Jardin de sable, puis de Tattoo ?
Dominique Bordes : Un jeune candidat à l’édition me contacte et me demande de l’aider ; il est passionné par l’édition et tente de faire ce travail en parallèle avec son métier – infirmier. Puis il est contraint de renoncer. Il a trouvé le roman d’Earl Thompson, dans son édition américaine, et je lui propose de prendre la suite de son travail, tandis que lui en suivra la publication. Je prends contact avec Jean-Charles Khalifa, qui est un traducteur extraordinaire et continue de travailler avec notre maison. Le Jardin de sable va connaître un très grand succès, ainsi que la suite : Tattoo. Je peux d’ailleurs annoncer la parution d’un 3e volume : Comprendre sa douleur, que nous envisageons pour 2023.
Le Salon littéraire : Vous avez ensuite connu un autre succès important avec le Fauve d’Or remporté à Angoulême par Emil Ferris en 2019 ?
Dominique Bordes : En effet. Au-delà de la BD, j’aime les livres qui mettent en question la façon de raconter – ce qu’a fait Emil Ferris avec son chef-d’œuvre Moi ce que je préfère, c’est les monstres. Cela dépasse les cadres de la BD et du roman. Elle a un style très particulier, un mélange de maîtrise et de brouillon. Puis à la relecture, on comprend qu’elle a conçu l’ensemble de manière parfaitement maîtrisée.

Le Salon littéraire : Et pouvez-vous nous dire si le récent et extraordinaire succès de Blackwater, la saga de Michael McDowell, est dû à une série d’heureuses coïncidences ?
Dominique Bordes : C’est assez particulier. J’avais remarqué que, dans le prologue de La Ligne verte, Stephen King le cite de manière très élogieuse. Puis j’ai constaté que Blackwater avait été réédité plusieurs fois depuis 1986 : malgré des structures d’édition différentes, c’est un livre qui avait fasciné plusieurs éditeurs à la suite, au point que plusieurs s’engagent dans la publication de ces 6 romans, parfois en deux voire même un seul volume… Michael McDowell (1950 – 1999) avait lui-même souhaité publier son roman en six épisodes. Il allait falloir pousser le lecteur à aller cinq fois de suite en librairie ! Deux autres de ses romans avaient été publié en collection de poche. J’ai mis en place de nombreux outils avec les libraires, et au mois de juin dernier, 200 000 exemplaires avaient été vendus en trois mois. Michael McDowell cherchait sans avoir l’air d’y toucher à aborder des thèmes très contemporains : le pouvoir des femmes dominantes, l’homosexualité, la Nature qui peut se venger, le fait de vivre sa vie comme on veut et de s’affranchir de son héritage…
Le Salon littéraire : Ne serait-ce pas un peu votre démarche : s’affranchir de l’héritage de l’édition ?
Dominique Bordes : Je ne pense pas : j’ai un grand respect pour l’histoire de l’édition, car les éditeurs du passé étaient très inventifs (publicité, clubs, etc…) et peut-être cette inventivité s’est-elle un peu perdue. Lors de la conception d’un livre, je n’hésite pas à examiner d’autres médias et objets : emballages, boîtes de thé, affiches de cinéma et autres. Il s’agit de toujours réinventer la façon de travailler. Il s’agit de dessiner la vie d’un livre avant qu’il ne sorte.

Propos recueillis par Bertrand du Chambon

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