Laurent Henninger & Thierry Widemann - Comprendre la guerre. Histoire et notions

Manuel Cohen ©Laurent Henninger

« Je ne suis pas certain du tout que la guerre se soit déterritorialisée »
(Laurent Henninger)

L’un n’ignore rien de l’art opératif et confesse une attirance nullement coupable pour les théoriciens militaires soviétiques. L’autre ne jure que par l’ordre oblique et nous le soupçonnons de nourrir une nostalgie inavouée pour le déploiement en tirailleurs. Ensemble, Laurent Henninger et Thierry Widemann publient ces jours-ci chez Perrin tempus  Comprendre la guerre. Histoire et notions (on ne dira jamais assez la qualité de cette collection) ou le recueil du meilleur de leurs chroniques éditées chaque mois dans le magazine Armées d’Aujourdhui. Les habitués de Guerres & Histoire et VaeVictis ont appris à apprécier les articles signés de leurs mains. En 221 pages, pas une de plus, Henninger et Widemann nous font pénétrer dans les arcanes, souvent tendus de pièges, de la culture militaire. Que n’a-t-on pas raconté sur Sun Zu, la Blitzkrieg ou le concept de guerre juste ? Et le mot stratégie donc ! En tout, cinquante entrées bourrées d’érudition, dont deux à mettre à l’actif de Pierre Journoud, réparties en trois volets (« La guerre et l’État », « L’art de la guerre », « Les hommes et les armes »), à lire comme autant de fiches pratiques. Sans jamais céder à la tentation du jargon ni vouloir en imposer au lecteur, Henninger et Widemann réussissent l’audacieux pari de synthétiser en un court volume l’essentiel du sujet. Avec un fil directeur affiché dès l’introduction : réhabiliter l’histoire militaire. Les auteurs ont accepté de répondre à nos questions. 

Entretien avec Laurent Henninger & Thierry Widemann

— Avec l’irruption en 2001 d’un terrorisme islamique à l’échelle mondiale, la guerre apparaît soudain comme déterritorialisée. L’ennemi aujourd’hui est partout, de la vallée de Ferghana au cœur même de nos cités. Vous montrez combien cette situation flottante est contraire au système de pensée militaire US. Faut-il voir alors dans les interventions américaines en Irak et en Afghanistan une tentative maladroite de reterritorialisation de l’ennemi, jugé par trop fuyant ?
Laurent Henninger : Mais je ne suis pas certain du tout que la guerre se soit déterritorialisée ! Pour moi, la guerre est toujours et nécessairement territoriale, en ce sens qu'elle s'inscrit dans et sur des territoires, même si les territoires ne sont pas toujours l'enjeu premier de ladite guerre. Cela étant dit, on peut effectivement analyser ces interventions américaines que vous citez de cette façon, mais cela a-t-il été de la maladresse, de la bêtise stratégique ou... de la duplicité, l'objectif véritable en étant alors ailleurs ?

— Vous remettez en cause les armées de coalition type NATO/ISAF. Une entrée qui fait écho aux propos plutôt sévères tenus par le général Petraeus dans sa biographie récemment parue.
Laurent Henninger : Je ne remets pas en cause les armées de coalition. Je me contente de pointer le fait qu'elles sont encore plus difficiles à mener que les armées nationales, en raison des différences d'objectifs stratégiques des nations qui les constituent. Les tâches purement militaires (et donc souvent assez techniques) et politiques du chef doivent alors se doubler de tâches diplomatiques. Voilà pourquoi les chefs militaires qui réalisent ce tour de force sont doublement admirables. Ici, je pense tout particulièrement à Foch en 1918 et Eisenhower entre 1942 et 1945.

— Si la défaite s’entend comme le moment où l’un des deux belligérants considère ne plus pouvoir poursuivre la lutte, qui donc, de l’OTAN ou des Talibans, est le vainqueur en Afghanistan ?
Thierry Widemann : La réponse est simple : le vainqueur est celui qui a atteint son but de guerre (c'est-à-dire l’objectif politique de la guerre). Ceux dont le but était d’obtenir le départ des forces de la coalition ont donc gagné.
D’où les précautions que prennent aujourd’hui les États dans la formulation de ces buts devant leur opinion publique et devant l’opinion internationale. Il faut qu’ils soient réellement accessibles. Ainsi, en 2006, dans le conflit qui opposa Israël et le Hezbollah, les Israéliens avaient notamment affiché comme but la libération des soldats retenus prisonniers par le Hezbollah. Cet objectif n’ayant pas été atteint, le Hezbollah a eu beau jeu de célébrer l’échec de l’offensive israélienne.

— Revenons aux thèmes abordés dans le livre. La formation des armées permanentes et le progrès technique sont-ils à l’origine de l’État moderne, ou bien est-ce l’inverse ? Les historiens débattent encore de la question.
Laurent Henninger : Comme toujours en pareil cas, ce genre de processus fonctionne de façon dialectique, c'est-à-dire et pour faire vite, dans les deux sens. C'est un peu la vieille histoire de la poule et de l'œuf. On observe, dans les trois derniers siècles du Moyen Âge, une nette tendance politique à la formation d'entités étatiques de plus en plus centralisées, mais je pense pour ma part que les contraintes militaires (constitution de parcs d'artillerie, construction de fortifications et de marines de guerre, établissements d'armées permanentes, principalement) restent les moteurs premiers de ce processus historique, ne serait-ce qu'en raison de la nécessité de la mise en place d'un système fiscal moderne.

— Unité de temps, de lieu et d’action : la bataille conventionnelle est-elle bel et bien derrière nous ?
Laurent Henninger : J'en suis intimement persuadé ! Et depuis longtemps... D'où la nécessité de l'adjonction d'une nouvelle discipline dans l'art militaire, aux côtés de la stratégie et de la tactique : l'opératique. Cela dit, la « nouvelle histoire bataille » nous apprend également que la « bataille » classique fut aussi une construction narrative a posteriori. Il convient donc de la relativiser à travers l'histoire aussi…

— Au fond, pourquoi les militaires s’adressent-ils à des civils pour leur enseigner l’histoire de leur métier ?
Laurent Henninger : En l'occurrence, il ne s'agit pas de s'adresser à des civils, mais à des historiens. Le fait qu'ils soient dans ce cas civils n'est pas ce qu'il y a de plus important. Nous connaissons des militaires qui sont également d'excellents historiens ! Cela dit, c'est bien une question de compétences professionnelles. Après tout, pourquoi des « civils » n'auraient-ils pas leur mot à dire sur ces questions qui nous concernent tous ?

Propos recueillis par Laurent Schang

Laurent Henninger et Thierry Widemann, Comprendre la guerre, Histoire et notions, Perrin, "Tempus", août 2012, 221 pages, 8 euros

Laurent Henninger en quelques mots-clés :

Historiens militaires préférés : Hans Delbrück, Azar Gat, André Bach, Jean Perré.

Militaires préférés : Dans le désordre, pour les théoriciens : Svetchine, Clausewitz, Isserson, Ardant du Picq, Vauban ; pour les « praticiens » : Toukhatchevski, Rokossovski, Trotski, Giap, Bradley, Eisenhower, Grant, Moltke l’Ancien, Smedley Butler, Slim, Turenne, Vauban (qui est aussi dans l’autre catégorie !), de Larminat, Leclerc, Ochoa, sir Walter Raleigh.

Projets de publication : Un ouvrage sur les révolutions/mutations militaires dans l’histoire, un autre sur l’art opératif (en collaboration avec Benoist Bihan) et encore deux autres sur des sujets que je préfère encore garder secrets mais qui - en toute modestie - devraient être passionnants.

Loisirs : Jazz  (années 30, 40 et 50), musique cubaine, films noirs américains et cinéma français (mêmes décennies que pour le jazz), films de SF, littérature, peinture de la Renaissance allemande, cigares cubains (et tabac en général)...

Thierry Widemann en quelques mots-clés :

Historiens militaires préférés : sur ma période, Jean-Pierre Bois, Jean Chagniot, Hervé Drévillon, John Lynn

Militaires préférés : Turenne, Joly de Maizeroy, Guibert, Frédéric II

Projets : Frédéric II chef de guerre chez Tallandier

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