« Bulles en tête », la passion BD selon Jean-Pierre Nakache, libraire

Initiales B.D.

 

La potion magique d’Astérix fait-elle encore de l’effet ? Lucky Luke tire-t-il toujours plus vite que son ombre ? Entretien avec Jean-Pierre Nakache, patron de la librairie « Bulles en tête », sur la situation actuelle de la bande dessinée en France.

 

Si l’on part du principe que tout peut s’expliquer par la petite enfance, la passion de Jean-Pierre Nakache pour les bandes dessinées doit être considérée comme une espèce de revanche. « Je n’avais pas le droit de lire des bandes dessinées quand j’étais enfant. »

Les dérogations à la règle étaient rares, mais l’une mérite d’être soulignée : « Pif Gadget, le mercredi après-midi. » Et peut-être, déjà, un signe du destin : « Dans mon immeuble habitait José Cabrero Arnal, le créateur de Pif. »

Quoi qu’il en soit, à l’adolescence, Jean-Pierre Nakache devient « lecteur boulimique de bédés ». Regarder, comme tant d’autres, la télévision ? Quelle idée ! « Pendant trente ans, j’ai acheté dix bandes dessinées par semaine. » Bibliothèque, cave, maison familiale sont peu à peu envahies. Au bout de trente ans, il faut que cela cesse. Au lieu d’acheter des bandes dessinées, pourquoi ne pas en vendre ? Après un premier poste dans la grande distribution alimentaire, puis, pendant dix ans, un poste de directeur des ventes dans la multinationale américaine Oracle (éditeur de logiciels de gestion), Jean-Pierre Nakache décide il y a cinq ans que plaisir et travail ne sont pas deux choses incompatibles et ouvre dans le XVIIe arrondissement une librairie dont le nom est tout un programme : « Bulles en tête ». Lieu vaste et lumineux. Présentoirs impeccables. Rien n’interdit, bien sûr, d’errer d’un rayon à l’autre, mais un classement rigoureux permet de trouver ce qu’on cherche en l’espace de quelques secondes.

Cette reconversion a modifié les rapports que Jean-Pierre Nakache entretenait avec l’objet livre. Il ne collectionne plus — exception faite pour certains ouvrages précis qui relèvent de la bibliophilie. Sa boutique est devenue sa bibliothèque tournante. L’avalanche des cinq cents SP annuels — pour les non-initiés, « services de presse » — qu’il a longtemps reçus en sa qualité de membre du comité de sélection du Festival d’Angoulême a aussi contribué à réduire à ses yeux la valeur matérielle des livres. Mais le plus important demeure, à savoir le plaisir de la lecture. « J’ai toujours été un lève-tôt. » Quand vient l’aurore et que des Rocky au pied plus ou moins léger sillonnent les rues de la capitale pour sacrifier au rite du jogging, lui passe tous les jours deux heures à découvrir un ou plusieurs nouveaux albums.

« Bulles en tête » n’est pas un projet égoïste. La passion est une chose que l’on doit communiquer. Non content d’organiser dans sa boutique des séances de signatures tout au long de l’année, le libraire se fait trois ou quatre fois par an éditeur en concoctant des « tirages de tête » pour les albums de certaines séries auxquelles il est particulièrement attaché. Grand format, impliquant une reliure manuelle, étui toilé, couverture « alternative », déclarations d’intention des auteurs, tiré à part d’une planche couleur et bien d’autres choses encore… Voilà ce qu’on trouve par exemple dans un Lucky Luke déjà paru ou dans un Alix prévu pour la fin de l’année.

Il est très difficile de se faire une idée de la situation de la bande dessinée en France aujourd’hui. Tel article de journal vous dira qu’elle est resplendissante quand tel autre sonne déjà le tocsin. Il nous est apparu que Jean-Pierre Nakache, par sa double nature d’homme de terrain et de fan de bandes dessinées, pourrait nous aider à interpréter certains chiffres, puisque, dans la bande dessinée comme ailleurs, les statistiques ne veulent rien dire si l’on n’a pas en tête certaines références. On annonce par exemple à grand fracas l’arrivée d’un nouveau Corto Maltese et l’on se demande si ses ventes dépasseront et relanceront — tout comme les nouveaux Blake et Mortimer ont pu donner un coup de fouet à ceux de Jacobscelles des albums originaux d’Hugo Pratt. Énigme digne du sphinx : « C’est un véritable challenge. Les albums de Pratt se sont toujours très peu vendus. C’est même un cas d’école : jamais il n’y a eu une telle disproportion entre la réputation d’un auteur de bandes dessinées et la diffusion de son œuvre. »

Autre paradoxe ? L’Arabe du futur 2, qui est probablement la bande dessinée qui se vend le mieux en ce moment, est publié chez un éditeur — Alary — qui est loin d’être spécialisé dans les bandes dessinées.

Certaines « bulles », on le voit, sont fragiles.

 

Est-il possible de dégager des tendances claires dans l’évolution du marché de la bande dessinée ? Comment s’y retrouver dans cette jungle ? Selon certaines études, chaque année voit la publication de 4500 nouveaux titres.

 

Jean-Pierre NAKACHE <> Plus de cinq mille, même, si l’on inclut des choses comme les mangas. Globalement, on a assisté depuis les années quatre-vingt à une multiplication de la production, due à sa diversification. Aucun secteur n’a connu un développement spectaculaire, mais à la bande dessinée franco-belge, à celle des éditions Dargaud ou de Métal Hurlant, qui visaient un même public, se sont ajoutés les comics américains, les mangas, les bandes dessinées destinées à une clientèle féminine. Dans les années quatre-vingt, pas une femme n’entrait dans une boutique de bandes dessinées !

 

Les chiffres officiels ne sont-ils pas trompeurs ? On nous parle de 1300000 exemplaires vendus pour le premier Astérix non dessiné par Uderzo. Un triomphe, certes, par rapport à toutes les autres bandes dessinées sorties la même année. Mais on oublie de préciser que le tirage avait été de 2500000 exemplaires…

 

Oui, il peut y avoir de très gros écarts entre les tirages, les mises en place et les ventes réelles. Plus que jamais il faut veiller à ce que les tirages correspondent de très près au potentiel d’un album. C’est la force d’un éditeur comme Delcourt, par exemple. Cette économie de coûts est favorisée par les progrès de la technologie, qui font qu’aujourd’hui, il n’est pas plus cher d’imprimer dix fois cent exemplaires qu’une fois mille exemplaires. Les livres ne restent donc plus sur les tables aussi longtemps qu’avant.

Parmi les séries, il n’y a plus que Blake et Mortimer dont les ventes avoisinent les 500000 exemplaires. En fait, il est impossible de faire des prévisions quand une série passe entre les mains d’un dessinateur ou d’un scénariste nouveau. Les ventes de Lucky Luke ont augmenté quand Daniel Pennac a été engagé comme scénariste. Mais les nouveaux lecteurs étaient des fidèles de Pennac, et ne sont pas devenus pour autant des fidèles de Lucky Luke. Lucky Luke reste toutefois, avec Largo Winch, parmi les séries qui se vendent le mieux. Titeuf fait aussi partie du peloton de tête, mais ses ventes ne sont plus ce qu’elles étaient.

 

Y a-t-il des domaines de la bande dessinée qui n’ont pas droit de cité dans votre boutique ?

 

Non, rien de ce qui est bd ne m’est étranger. Même si, évidemment, la répartition des genres n’est pas la même dans une boutique comme la mienne et dans d’autres lieux. Il y a des types de bandes dessinées qui se vendent comme des petits pains dans les hypermarchés, mais qui ne se vendent guère dans une librairie spécialisée. Inversement, une série B de chez Delcourt se vendra cinq fois mieux dans une librairie de bandes dessinées que sur le marché en général.

Je ne me concentre pas farouchement sur les choses que j’aime. J’ai dans ma boutique des titres qui ne m’enthousiasment pas particulièrement. J’ai peu de bandes dessinées érotiques ou pornographiques, mais ce n’est pas pour des raisons morales. C’est parce que je ne les trouve pas spécialement intéressantes et parce que je n’ai pas une clientèle pour cela.

Ce qui fait ma spécialité — et ma crédibilité —, c’est le format des bandes dessinées que je vends. Nous sommes attachés aux livres. Rien qu’aux livres. On ne trouve point chez moi de dvd ou de produits dérivés, à l’exception de quelques figurines estampillées officiellement Moulinsart, parce que je suis un tintinophile et parce que Tintin a été relancé et redécouvert par les enfants grâce au film de Spielberg.

Mais il est évident que je vous parle comme un libraire parisien. Il y a, dans la vingtaine de librairies de bandes dessinées parisiennes, des gens encore plus intégristes que moi et qui ne vendront par exemple que des mangas. Dans une petite ville de province, on conçoit qu’un libraire soit contraint d’inclure dans sa boutique des « compléments » tels que des dvd.

 

Vous venez de citer Moulinsart, la société « exécutrice testamentaire » de la maison Tintin. Mais la veuve d’Hergé et son mari Nick Rodwell ne sont-ils pas des gardiens du temple un brin acharnés, poursuivant en justice pour contrefaçon des gens qui, parfois, entendaient simplement rendre hommage à un mythe qui leur est cher ?

 

Franchement, je ne comprends pas l’hostilité que suscitent Fanny et Nick Rodwell. Hergé avait explicitement déclaré qu’il ne voulait pas que son œuvre soit reprise ou poursuivie par un autre après sa mort. C’était sa volonté de créateur et il convient de la respecter. Il se peut que Fanny et Nick Rodwell soient parfois maladroits, mais il faut bien voir que Moulinsart est une minuscule société familiale qui n’a pas derrière elle un cabinet de spécialistes de la communication. Peut-être certaines poursuites judiciaires sont-elles un peu démesurées, mais elles s’exercent contre des gens qui voudraient faire passer pour hommage ce qui n’est que du parasitisme. Ceux qui veulent jouer les victimes égorgées oublient de préciser qu’ils ont ignoré de multiples mises en garde avant l’ultime sommation. Cet éditeur de romans qui reprennent avec un jeu de mots les titres de chaque album d’Hergé et dont les couvertures pastichent les couvertures originales — l’intérêt de ces ouvrages s’arrête d’ailleurs là, car les textes sont affligeants — n’a pas été poursuivi après publication de deux ou trois volumes, mais après publication d’une quinzaine de volumes ! Tintin est un mythe dont certains voudraient faire impunément leur poule aux œufs d’or. Fanny, en se portant garante de la mémoire de son mari, ne fait qu’exercer une volonté positive.

 

Les études montrent que, y compris sur Internet, la clientèle du marché de la bande dessinée est essentiellement adulte.

 

Aujourd’hui, la clientèle jeune est difficile à saisir. Entre sept et dix ans, les enfants (spontanément ou sous la pression de leurs parents ?) se portent vers la bande dessinée franco-belge. A partir de dix ans, ils basculent vers le manga (on le voit très nettement quand on leur donne le choix entre deux albums). Quand ils atteignent treize-quatorze ans, on les perd. Parce qu’ils passent désormais leur temps devant un écran, quelle que soit sa forme. Ajoutons qu’on les perd d’autant plus tôt qu’ils se sont intéressés plus tôt aux mangas. Y reviendront-ils quand ils auront des enfants et une famille ? Pour l’instant, nous n’avons point de réponse à cette question. Mais la même incertitude plane pour tous les livres en général.

A ce jour, la bande dessinée sur support numérique est un échec. Mais on peut imaginer des bandes dessinées spécialement conçues pour les nouveaux formats, où la référence ne sera plus la page, avec le traditionnel suspense de la dernière vignette en bas à droite ! Ce qui d’ores et déjà marche, c’est la bd présentée sous forme d’animations, même si cela constitue une dénaturation de l’esprit même de la bande dessinée, qui suggère le mouvement bien plus qu’elle ne le reproduit. Et puis, si la bande dessinée sur support numérique se développe, reste à régler la question du paiement, puisqu’Internet reste essentiellement dans les esprits l’espace du gratuit. Mais je dois avouer que je me retrouve tous les matins à lire les journaux sur ma tablette, alors que je n’aurais pas imaginé cela il y a quelque temps encore !

 

Avez-vous des geeks un peu bizarres parmi vos clients ?

 

Oui, beaucoup, mais moins malgré tout que ce qu’on peut voir chez les Anglo-Saxons. De toute façon, quand ils viennent chez nous, tout se passe bien, puisqu’ils se retrouvent dans le royaume de leur passion. Ils sont parfois un peu agaçants quand ils retournent toute une pile de livres pour trouver l’exemplaire en parfaite condition alors que tous les exemplaires sont en parfaite condition, mais cela ne va pas plus loin. Et la clientèle de mon quartier est surtout une clientèle familiale. Il y a bien sûr des collectionneurs de bd qui sont uniquement des collectionneurs de bd, mais mes clients sont le plus souvent « bac + 5 » et sont aussi lecteurs de littérature générale.

 

Les prix des albums sont-ils dissuasifs ?

 

Pas ici, où le client appartient en général à la catégorie « cadre supérieur ». Mais à Arras, la dernière semaine du mois est toujours une mauvaise semaine pour les ventes. Beaucoup d’éditeurs se sont lancés dans une espèce de fuite en avant, dans laquelle ils compensent leurs petits tirages par des prix très élevés. Depuis dix ans, le chiffre d’affaires est en progression, mais le nombre global de volumes vendus est moindre, ce qui risque de devenir préoccupant sur le long terme.

 

Quel est le rôle des séances de signatures que vous organisez dans votre boutique ?

 

Elles ont une incidence directe sur le chiffre d’affaires. Dans ce quartier des Batignolles, il n’y a pas de bureaux, ce qui veut dire que la population ne rentre que le soir. Une signature l’après-midi fait venir le chaland. Cela signifie une trentaine d’ouvrages vendus (on réserve son tour à l’avance), et d’autres, bien sûr, dans le sillage. Et cela renforce l’image de professionnalisme de Bulles en Tête. La rentabilité n’est pas immédiate, puisqu’il faut défrayer les auteurs qui viennent parfois de loin, mais ces séances constituent pour nous une excellente publicité.

A quoi il convient d’ajouter mon plaisir personnel. 99% des auteurs de bandes dessinées sont des gens extrêmement gentils. Il y a cinq ans, je ne connaissais personne dans ce milieu. François Schuiten est venu dédicacer chez moi alors que je venais tout juste d’ouvrir la librairie et que mon nom ne disait rien à personne. Aujourd’hui, on n’arrête pas. Entre 150 et 200 auteurs viennent signer chaque année. Et sur tous ces auteurs, il n’y en a qu’un, un seul, dont l’attitude ne m’ait pas vraiment plu et que je n’aie pas envie de réinviter. Ce qui ne veut d’ailleurs pas dire que sa séance de signatures s’est mal déroulée. Je le répète : les gens de ce milieu sont extrêmement sympathiques.

 

On est toutefois un peu surpris par la manière dont parfois le dessinateur semble « oublier » qu’il travaille avec un scénariste — ou inversement…

 

Si vous regardez la liste des cent bandes dessinées qui sont communément reconnues comme étant les meilleures, vous verrez qu’elles sont presque toujours dues à des auteurs complets ou à des couples qui se sont formés spontanément. Le système consistant à dire « je prends un bon dessinateur et je prends un bon scénariste et je les associe » ne suffit pas pour produire un bon résultat. Une véritable symbiose est nécessaire.

 

Si vous aviez trois bandes dessinées récentes à conseiller…

 

Undertaker. « Le meilleur western depuis Blueberry », avait assuré l’éditeur. Ce n’était sans doute pas à lui de le dire, mais ce n’est pas faux. Ligne claire pour une clientèle classique.

Les Vieux fourneaux, de Lupano et Cauuet. Des dialogues à la Audiard. Un bon duo d’auteurs. Cela fait un malheur. Ne rivalise pas encore avec Blake et Mortimer, car on ne trouve pour l’instant cet album que dans les librairies spécialisées, mais il va décoller.

Enfin, Deux frères, des jumeaux Gabriel Bá et Fábio Moon, d’après le roman de Milton Hatoum. Histoire d’une haine entre deux jumeaux à Manaus, et d’une famille libanaise immigrée au Brésil. Dessin en noir et blanc. Histoire complète. Émotion véritable.

 

Propos recueillis par FAL

 

Librairie « Bulles en tête », 54, rue des Dames, 75017 PARIS (métro : Rome).

Site : http://www.bullesentete.com/

 

Sur l’état présent de la bande dessinée en France, on pourra consulter les deux documents suivants, un peu techniques, mais passionnants :

§  le rapport annuel de Gilles Ratier : http://www.acbd.fr/2366/les-bilans-de-l-acbd/2014-lannee-des-contradictions/

§  le dossier de Xavier Guilbert : http://www.du9.org/dossier/chiffres-et-etat-des-lieux/

 

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