Daïku : entretien avec Marc Gadmer

Le 1er juin 1918, les musiciens du 3e bataillon de fusiliers marins allemands, prisonniers des Japonais depuis quatre ans à Bandô sur l’île de Shikoku, jouent avec maestria la 9e symphonie de Beethoven devant leurs geôliers – un parterre de Japonais galonnés – quand, au même moment, à des milliers de kilomètres de là, leurs frères d’armes ploient sous les balles des soldats français et américains venus en renfort de ces derniers. Cette bataille signera la défaite allemande qui débouchera sur la fin de la guerre.

Dans son deuxième roman, très maîtrisé, aussi inspiré qu’inspirant, Marc Gadmer s’empare de cette concomitance de faits, qui imprime à cette représentation musicale une symbolique toute particulière, pour croiser la vie de Beethoven et celle de Markus Kramer, un soldat helvète engagé dans la Marine pour servir l’escadre allemande d’Extrême-Orient basée à Tsingtau, en Chine, avant d’être fait prisonnier par les Japonais au camp de Bandô où, violoniste hors pair, il aura l’honneur de faire partie de l’orchestre qui jouera cette 9e symphonie légendaire.

  • Comment avez-vous eu vent de cette coïncidence de dates ? Cette concordance vous semble-t-elle signifiante ? Ne serait-ce pas là une sorte de clin d’œil céleste pour dire quelque chose au monde en cette période particulière où la guerre faisait rage ?

Une coïncidence, en effet, mais en est-ce une ? Je me suis souvent aperçu que la réalité dépassait la fiction lorsqu’on recherchait un élément déterminant pour une histoire. Je me suis donc posé la question, et quand j’ai vu cette concordance des dates, je me suis dit whaouh, c’est génial. On peut croire à un hasard, moi, j’y vois en effet un signe. Un espoir qui naît de la fin d’un monde. Pour autant, il faudra patienter encore. Après 1918, la république de Weimar, la montée du nazisme et la récupération de l’œuvre de Beethoven en la détournant de sa fonction première, l’universalisme, et quelques années encore pour qu’enfin cette œuvre d’essence divine devienne l’hymne européen.

  • Sans le savoir, à un siècle de distance, Beethoven et Kramer partagent beaucoup de points communs comme si ce soldat au caractère secret, violoniste amateur, amoureux éconduit, croyant en un plus Grand que soi, était prédestiné à comprendre tout ce que Beethoven avait souhaité transmettre dans cette composition, l’œuvre de sa vie, sublime et éternelle.  Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Kramer est dans un état second comme si toute sa vie n’était orientée  que pour rendre service au génie de Beethoven. Bien sûr, l’œuvre a été jouée de nombreuses fois avant le 1er juin 1918, mais de cette date, les Japonais en ont fait un hymne à la nouvelle année. Ce violon que possède Markus lui transmet la puissance créatrice de Beethoven. Comme s’il avait attendu ce jour pour se libérer. Et ça n’est pas gagné, car ce violon est perdu à un moment. L’interprétation aurait-elle été la même sur un violon lambda. Comme pour Beethoven, l’amour semble déserter la vie de Kramer. Il n’a d’autre choix que de fuir. Mais cette déception amoureuse n’est-elle pas finalement ce qui va lui permettre de se réaliser et de magnifier la 9e (Daïku en japonais) ? Ne dit-on pas à quelque chose malheur est bon !

  • Transcendant sa terrible surdité et ses amours déçues, Beethoven exalte dans cette symphonie, par-delà les ombres, la beauté et la joie d’être vivant. Dans cette œuvre singulière et son fameux Hymne à la joie, inspiré par l’Ode à la joie du poète Schiller, le compositeur virtuose nous parle du triomphe des forces de vie sur celles obscures. N’est-ce pas ce qu’à travers ces deux récits croisés, vous avez vous aussi cherché à mettre en lumière dans votre roman ?

Absolument. Je pense que quelque part quelqu’un veille sur moi. Ça peut être ma mère, ma grand-mère (toutes deux décédées) ou Dieu, plus précisément Jésus, personnage que je vénère et qui a toujours répondu à mes attentes. Vraiment, je le dis sincèrement. Comme Beethoven, je ne crois pas aux églises, la foi est une affaire personnelle qui ne requiert aucun embrigadement. Ce qui ne m’empêche pas de croire. Et de visiter les églises pour leur beauté architecturale. Et, à force d’écouter et de réécouter l’œuvre de Beethoven, on se dit que la main de l’homme n’a pas suffi tant la perfection est là ! Quel génie !

  • Pour Markus Kramer, il semble qu’il y ait un avant et un après cette fameuse représentation du 1er juin 1918 comme si, jusque-là triste et ballotée, sa vie prenait brusquement un sens. Quelle est cette prise de conscience ? Cette compréhension profonde des choses ne concerne-t-elle que Kramer ou, à cet instant, n’est-elle pas susceptible de revêtir un caractère universel ?

Très bonne question. Tout d’abord, tous ceux qui ont touché un instrument connaissent le sentiment d’invincibilité lorsqu’on joue. Kramer ne se rend pas compte de suite ce qui lui arrive, de son apport dans l’exécution de la 9e. Il passe par des déconvenues qui sont autant de signes qu’il ne détecte pas. Sa rencontre avec Judith qui va déterminer sa voie, le voyou qui veut le stopper dans son élan comme l’incarnation du mal et qui se réitérera au Japon… Tout ce qui lui arrive n’est là que pour lui permettre de se réaliser – sans Judas, le Christ n’existerait pas. Chaque moment de sa vie est un enseignement qui, comme un puzzle, se met lentement en place. La consécration étant l’interprétation de la 9e de Beethoven. Quand enfin il s’en rend compte, il est trop tard. Mais il est heureux. Il s’est accompli. C’est une forme de béatitude. Le colonel Matsue pense déceler en Kramer un bushi, celui qui agit selon le code des samouraïs, dont l’arc serait son violon.

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  • Voyez ce dont l’homme est capable, il est possible de rendre le monde meilleur, avait dit Beethoven, pensez-vous que la musique, et plus généralement l’art, soit à même de porter le monde à son sommet ? N’y a-t-il pas toujours dans l’art une démarche qui tient du sacré ?

Absolument. Je pense qu’on touche au divin quand on a l’impression en plus que vous seul(e) pouvez décoder l’œuvre en question. Qu’elle n’a été écrite, peinte ou interprétée que pour vous. Une autre personne détectera autre chose, aura un autre ressenti. Et que dire de la nature, que les Japonais, une fois de plus, vénèrent dans leur religion et dans leur apport à l’ordonnancement du monde. Même un caillou devient art chez eux. Duchamp n’est pas loin (Rire.). Au tout début, l’art pariétal est aussi une œuvre à vocation divine, probablement née de la volonté des femmes. Et pour en revenir à la musique, quand on pense qu’il n’y a que sept notes (bien sûr, il y a les altérations, les gammes, etc.). Mais tout de même. Sept notes ! Un chiffre magique. Et tout ce que les hommes ont pu produire à partir de ces sept notes. Et la poésie qui par quelques rimes nous transporte ! Incroyable…

  • Marc Gadmer, l’on vous connaissait jusqu’à présent comme journaliste et critique littéraire, nous vous découvrons ici sous la plume d’un romancier émérite s’emparant d’un sujet dont, au-delà de la dimension historique, vous restituez avec grâce toute la profondeur spirituelle, ce qui fait entrer votre texte dans la catégorie de la vraie littérature. Voici ma dernière question en forme de prière : avez-vous d’autres projets d’écriture pour l’avenir ?

Je vous remercie, je suis très touché. Oui, plein de sujets m’interpellent. Bonaparte : le portrait qu’en fait Marie-Paule Raffaelli-Pasquini en le comparant à Jésus est troublant ! Le Christ bien sûr, sujet délicat. Je suis convaincu du rôle joué par Marie dans sa formation et l’apport de Marie-Madeleine que vous avez si bien restituée vous-même. Jeanne d’Arc, que de mystère, quelle femme… au-delà de la récupération politique qui en est faite. Olympe de Gouges, par exemple, que ne l’avons-nous écoutée ! Et où en serions-nous si Charlotte Corday, vraie républicaine, n’avait pas assassiné Marat ?
Les sujets ne manquent pas. Non pas pour une énième version de leur histoire mais pour traquer cette petite essence qui les différencie de tous et qui les élève dans la grâce. Ce petit quelque chose que l’on n’explique pas (ou pas encore), qui fascine et attire. C’est ce que j’aimerais rendre. Si je peux.
 

Cécilia Dutter

Marc Gadmer, Daïku, éditions Frison-Roche, août 2021, 211 p.-, 19 €

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