Gontcharov à travers la Sibérie orientale

On imagine mal le sceptique, l’apathique Oblomov en voyage. Oblomov, l’indécrottable paresseux, fascine le lecteur un tant soit peu réceptif aux vaines tentatives de s’arracher du lit pour vivre. Son auteur, assimilé à sa créature, a pourtant quitté son existence de fonctionnaire un matin d’octobre 1852, pour s’embarquer sur une nef de la marine russe. Son voyage à bord de La Frégate Pallas – l’essai de voyage vient de reparaître dans la collection « Bouquins », accouplé à Oblomov – décrit le monde tel qu’un aventurier pouvait l’embrasser à cette époque, avec un discret humour et une vision émerveillée devant l’Afrique du Sud en formation, Singapour, le Japon féodal qui lorgnait sur l’Occident ou encore les Etats-Unis rivaux de l’Extrême-Orient.

 

Les éditions de L’Herne nous livrent ici les miettes inédites de ce gros mille-feuille, quelques pages du compte rendu de voyage de Gontcharov à travers la Sibérie orientale. Entre Yakoutsk et Irkoutsk, le voyageur confesse qu’il n’y a rien à décrire, qu’il n’ y a aucune nature là-bas. Les gens, eux, sont agréables autant que les ours plus gentils que ceux qui sont en- deçà de l’Oural. Ces autochtones-là, ignorants de la vie policée de Petersbourg ou  de Moscou, dépendent du bon vouloir du fleuve gelé. Sous le joug des tchinovniks – fonctionnaires – ces hommes habillés de touloupes d’ours et ursidés eux-mêmes, qui n’ont jamais connu le servage, subissent les assauts d’une fraîcheur relative de l’atmosphère – moins 25 degrés seulement sous zéro ! Qu’à cela ne tienne, la vodka réchauffe les cœurs : Ivan Ivanovitch en descend une quarantaine de verres par jour, ce qui ne laisse d’étonner le voyageur à l’affût des caractères bien trempés. Les affaires avancent à la va-comme-je-te-pousse dans un désert glacé où l’homme se fait rare.

 

Le froid cause les tourments du voyageur téméraire dont le nez se fige et le visage s’engourdit.

Gontcharov parvient tout de même à se glisser chez l’archevêque, qui bénit la botivnia – soupe de poisson froide à la betterave et aux épinards – ou chez le gouverneur Mouraviov en grande tenue, qui déplore les rigueurs du climat et les hécatombes de rennes. Le flot des chiens errant, en territoire yakoute, nécessiterait l’escorte de deux cosaques. Les décabristes – révoltés d’octobre 1825 –, quant à eux, rescapés de la peine de mort, intriguent le voyageur. Fatigué de ses turpitudes sibériennes, Gontcharov n’a qu’une hâte : rentrer en Europe et s’embourber dans les immensités de la steppe de Barabinsk. Peu de choses, ces notes marginales à l’essai de la Frégate ? L’auteur le confie lui-même : J’écris le reste de mémoire, à travers la brume du passé : il n’est pas étonnant que le résultat soit brumeux.

 

En conclusion à cette savoureuse mise en bouche, Gontcharov nous livre un court essai intitulé Est-il  bien de vivre en ce monde ? La réponse n’est pas catégorique – on s’en doute –, mais son auteur nous rappelle que le bon vouloir, lorsqu’il s’exerce loin des nécessités substantielles, permet à l’homme d’approcher la félicité. A condition qu’il s’efforce vivre pour lui-même et non pour les autres. A ce prix, le versant idéal de la vie peut être approché. Oblomov, enfin, est de retour !    

 

Frédéric Chef

 

Ivan Gontcharov, A travers la Sibérie orientale, traduction de Bernard Kreise, L’Herne, février 2016, 102 pages, 14 €

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