La Chute d’Arthur : l'apogée de Tolkien

Dans le rocher, l’épée fut plantée. Celui qui pourra la retirer de la Bretagne sera roi. Telle est la légende ancrée dans tous les esprits : l'image d’Excalibur en sa prison à laquelle répondent en écho les aventures du roi Arthur et des Chevaliers de la Table Ronde.


Ils furent nombreux : Lancelot du Lac, Yvain le chevalier au Lion, Perceval le Gallois, Bohort et Lionel de Gaunes, Gauvain le parangon de chevalerie, Erec le deuxième meilleur chevalier, etc.


Notre tradition française retient principalement un auteur : Chrétien de Troyes. Un écrivain du Moyen Âge dont les ouvrages ont marqué nos années d’études, nous permettant de comprendre l’évolution du roman et la notion de courtoisie conjuguée au passé. Cependant l’Hexagone est, à son habitude, trop centré sur lui-même et néglige la plupart du temps d’aller au-delà de Perceval ou le Conte du Graal, Lancelot ou le chevalier à la charrette, Erec et Enide ou encore Tristan et Iseult


Car des versions plus anciennes existent, proposant des trames narratives différentes : Histoire des Rois de Bretagne de Geoffroy de Monmouth, le Morte Arture allitératif de Robert Thornton, le Morte Arthur strophique de Malory pour n'en citer que trois. Ces nuances donnent justement toute sa beauté au mythe arthurien, lui permettant de se renouveler et d’apporter, à partir d’une même histoire initiale, des vues différentes.


Dans cet esprit, Tolkien écrivit un poème en vers allitératifs - forme traditionnelle anglaise - qu’il abandonna, inachevé, dans les années 1930 : La Chute d’Arthur. Il se pencha uniquement sur la fin du règne du souverain légendaire de Bretagne et sa dernière chevauchée visant à reconquérir son royaume que Mordhred, le traître neveu, lui avait dérobé alors qu’il combattait sur le continent.

Avant toute chose, il ne faut pas s’étonner de ces parutions posthumes de l’auteur du Seigneur des Anneaux. Certes, J.R.R. Tolkien est décédé en 1973, voilà quarante ans. Mais la majeure partie de ses écrits de fictions ont été publié après sa mort par son fils et exécuteur littéraire, Christopher Tolkien. Beaucoup se situent dans l’univers de la Terre du Milieu, si cher au célèbre professeur de philologie d’Oxford.


Cependant à notre humble avis – malgré leur véritable excellence – là ne sont plus ses meilleures productions. Pour les trouver, il faut se pencher sur ses écrits – certes bien moins commerciaux aux yeux de certains – où le père des hobbits reprend les légendes marquantes de son pays.


Tolkien écrivait "Ne riez pas ! Mais il y eut jadis un jour (depuis mon panache s’est bien rabaissé) ou j’eus l’idée de construire un corps de légendes plus ou moins étroitement reliées, allant des vastes cosmologies jusqu’aux contes de fées romantiques - les plus larges basées sur les plus proches de la terre, les plus étroites tirant quelques splendeurs des grandes toiles de fond -, et que je pourrais dédier simplement : à l’Angleterre, mon pays" (Une biographie de Humprey Carpenter), affirmant par la même sa volonté de faire du corps de légende déployée dans le Silmarillion une mythologie possible pour l'île l'ayant vue naître. Et pour autant, malgré ce souhait marqué chez lui, c’est lorsqu’il se penchait sur les légendes déjà existantes que son art atteignait son point culminant. La Légende de Sigurd et Gudrún en fut la parfaite illustration : une découverte – notamment grâce à l’excellente traduction de Christine Laferrière – de ce que pouvait réellement être la poésie du Seigneur des Mythes, mélange de beau et d’épique.


Il en est exactement de même dans la Chute d’Arthur.


C’est là que Lancelot                 sur maintes lieues de mer

dont les rouleaux enflaient,    depuis haute fenêtre

portait regard et, seul,             songeur, s’interrogeait.

Lentement nuit tombait.          Profonde son angoisse.

son roi avait trahi                     en cédant à l’amour,

renonçant à l’amour                 roi n’avait reconquis ;

foi on lui refusait                      qui foi avait rompu,

par maintes lieues de mer       de l’amour séparé.



La Chute d’Arthur brille. Brille et surprend ! Car la poésie épique anglo-saxonne détonne pour le lecteur français. Les images se bousculent sous une forme d’écriture aujourd’hui disparue et la méconnaissance de la légende et de l’histoire de son évolution perd totalement le lecteur qui ne peut saisir les subtils sous-entendus distillés par l’auteur.

Pourtant, alors même que nous sommes ballottés au rythme de ces alexandrins – moyen choisi en français pour reproduire le plus fidèlement l’effet bouleversant dans la langue originelle des vers allitératifs – et de ces phrases grammaticalement "instable", le livre reste dans les mains. La magie de ces mots dépasse simplement nos habitudes.


Au point que lorsque le poème s’arrête, inachevée, Arthur toujours vivant, nous ressentons un vide. Court ? Trop court ? Non, juste ce qu’il faut pour lancer notre esprit dans les analyses de Christopher Tolkien. Car le fils du Professeur – qui fut lui-même universitaire – est à n’en pas douter le meilleur spécialiste vivant sur les œuvres de son père. Avec une plume des plus fluides, loin du caractère imbuvable que la coutume associe aux ouvrages scientifiques du monde des lettres, l’exécuteur littéraire de l’auteur replace le texte dans la légende arthurienne en prenant soin, sans faire un cours rempli de détails aussi passionnants qu’obscurs pour la clarté du propos, de rappeler la construction de la mythologie arthurienne.


Chrétien de Troyes, Excalibur de Boorman, Merlin l’enchanteur de Disney ou toutes les BD écrites sur le sujet proposent des visions qui limitent notre vision du mythe : avant d’être courtois et mielleux de bons sentiments, il était épique et brutal. C'est ce que nous permet de comprendre Tolkien.


Qui plus est, à l’instar de l’Enchanteur de Barjavel, la légende se resitue dans une position plus juste – bien qu’à nos yeux, Barjavel ait préféré insister sur la notion symbolique de la quête du Graal et du chevalier parfait/pur en y perdant en partie l’importance de la position d’Arthur en tant que roi porteur de paix – où la valeur de chaque chevalier est au service d’une histoire visant à comprendre l’Homme. Non uniquement un récit berçant le lecteur de rêves et d’illusions comme le font la majeure partie des productions contemporaines.


Rajoutons que Tolkien assume et tente de concilier en partie les auteurs le précédents. Ainsi Arthur chevauchera vers l'Est et s'éloignera de son Royaume. Mais plutôt, comme le veut l'Histoire des Rois de Bretagne, de s'attaquer et de s'emparer de Rome – ce que firent des peuples barbares – il s'en vient sur le continent pour défendre la Cité de la louve. Un refus clair de l'irréalisme est ainsi posé par cette version : certes, tous savent que la légende du Roi Arthur n'est pas véridique – quand bien même les preuves historiques tendent à admettre l'existence d'un chef de guerre breton ayant stoppé les invasions des Saxons ou autres peuples belligérants en Bretagne – mais les lecteurs, s'ils acceptent de rêver, se refusent à rencontrer une histoire allant contre le plausible. Sauf, bien sûr, à ce que l'ouvrage soit une réécriture annoncée de l'Histoire pour le plaisir du jeux d'écriture ou d'une aventure intéressante.


Ainsi La Chute d'Arthur voit une histoire contée comme si elle datait de l'époque de ces vieux contes et légendes. A aucun moment le lecteur n'a le sentiment que l'univers déployé devant lui est un texte du vingtième siècle. Cela grâce à une incarnation imaginaire de ces personnages dans le parfait style de ce qu'ils furent au sein des récits passé.


Au-delà de ce fond que nous trouvons – de notre point de vue de passionné de cette légende – excellent, force est de reconnaître la beauté de la forme. Cela grâce à une traduction d'excellence où la langue française est parfaitement mis au service du texte étranger, où celle-ci est réalisée intelligemment (non dans une attitude servile de retranscription simple de mots) et ce avec délice.


Mais rendons à César ce qui lui appartient : si une telle traduction fut possible, elle ne fut possible que par l'existence d'un texte originel magnifique. Tolkien fit un travail formidable sur l'ouvrage, ne l'écrivant pas à la va-vite. En ce sens, Christopher écrit dans ses commentaires :


"La somme de temps et de réflexion consacrée par mon père à,cette œuvre est stupéfiante. Il serait naturellement possible de fournir un appareil textuel complet et détaillé, qui comprendrait un exposé de toutes les corrections apparues dans les différents manuscrits à mesure que mon père recherchait sans cesse un meilleur rythme, un meilleur terme ou une meilleure formulation dans le respect des contraintes allitératives. Mais la tâche serait gigantesque et, à mon sens, disproportionnée".


Imaginez un homme d'Oxford rentrant de l'université après être allé se promener quelques minutes le long d'un canal où s’entraînaient des jeunes à l'aviron. Il salut tout sa famille puis se rend dans son bureau où il s'assoie devant de nombreux papiers. L'un d'eux est le centre de son attention. Il le lit et relit : la veille au soir, il avait écrit ces quelques lignes d'une main hâtive. Il les reprend alors, murmurant les vers qu'il avait inscrits. Puis, d'un murmure, sa voix devint un souffle, se posa, devint un cri : il déclamait sa poésie pour en sentir toute la force, le rythme, la puissance.


Après avoir laissé résonné le mot quelques secondes, il se lève. Il murmure une petite variante. Ses yeux sourient. Alors d'un trait sûr il biffe un des mots et le remplace d'une écriture délicate sur le brouillon.


Mais voilà qu'on l'appelle à l'extérieur : ces années 1930 ne sont décidément d'aucun repos pour... 


Vivement la retraite, qu'il puisse passer ses journées à écrire... Alors l'homme sort de son bureau alors que le soleil passe la fenêtre et éclaire une partie de la feuille corrigée :



The Fall of Arthur.


Arthur eastwart                in arms purposed

his war to wage                 on the wild marches,

over sas sailing                  to Saxon lands

from the Roman realm     ruin defending.



La Chute d'Arthur


Arthur comptait partir           tout en armes vers l'Est

pour son combat mener         aux frontière sauvages,

voguant dessus les vagues     vers les pays saxons,

le royaume de Rome               protéger de la ruine.


Pierre Chaffard-Luçon


J.R.R. Tolkien, La Chute d'Arthur, traduit de l'anglais par Christine Laferrière, Christian Bourgois, septembre 2013, 192 pages, 17 eur

2 commentaires

Au risque de paraître désobligeant, J.R.R. Tolkien n'est pas né sur une île...

Tolkien est effectivement né dans l'Etat libre d'Orange, à Bloemfontein.
Mais, un Jedi dirait que si le petit Ronald est bien né en tant qu'homme dans de lointaines terres africaines, JRR Tolkien est bien né en tant qu'écrivain en Angleterre :)
En tout cas, merci beaucoup pour cette belle critique, Pierre.