Jacqueline Merville : tout voir et ne plus rien voir

Si parmi ses nombreux talents, il en est un chez Jacqueline Merville qui est le plus identifiable, c'est sans nul doute sa capacité à nous faire explorer nos profondeurs – et les siennes ; alors qu’elle va perdre la vue, elle nous conte d’anciens moments d’obscurité :
« Avec son frère elle descendait dans la cave, l'interrupteur était trop haut pour allumer la lampe. Ils palpaient les murs pour ne pas rater une marche ni se cogner la tête. Ils avaient poussé la porte en bois qui faisait un rectangle gris sombre dans l'obscurité. La cave était un ventre noir absolu et le charbon un monticule noir. Il n'y avait rien d'autre, seulement le tas de charbon.
C'étaient les sous-sols d'un bâtiment ouvrier construit durant l'apogée de l'industrie textile près du fleuve lent. Elle portait le seau gris en métal émaillé. Peu à peu ils distinguaient les noirs, la gamme des noirs, ils savaient où plonger la pelle, emplissaient à l'aveuglette le seau. Des boules de houille tombaient avec un bruit de branches mortes à leurs pieds.
 »

Autrefois, cette exploration terrible des profondeurs de soi est venue d'une volonté farouche d'être différente : « pas comme eux ». Et elle a voulu se tuer, passer « le nœud de la corde autour de son cou. » Mais elle a été interrompue : « Sa très jeune sœur était arrivée en pleurant, lui tendant une poupée qui avait perdu une jambe. Il fallait trouver la jambe, réparer. » Voici comment, petite fille, on échappe à la mort qu'on souhaitait.

« Pas comme eux. »

Et aujourd'hui, « en attendant cécité petite ou grande », l'auteure se demande pourquoi et comment elle est train de perdre la vue. Et pourquoi son œil, cet « organe exquis », veut la trahir. Sans les yeux, ou avec un œil et demi en moins, il va falloir réapprendre, « tracer une ligne droite sur le papier », peut-être aussi écrire les choses essentielles qui n'ont pas encore été écrites. On ne sait jamais. Et si après nous n'avions plus les yeux pour nous relire ? Et si nous ne pouvions plus explorer nos profondeurs ? Ou pire, si nous étions contraints d'en découvrir d'autres ?

Assurément, ce que nous avons vu joue aussi son rôle : « Qu’est-ce qu’a vu votre œil pour être dans un tel état ? » lui demande l’ostéopathe. Rappel, sans doute, de ce qu’elle a vu lors du tsunami qui, parti de la Thaïlande, avait frappé la côte est-indienne et tué, rien que là-bas, trente mille personnes : « ça cogne littéralement le regard. » Elle y a échappé de justesse et l’a raconté dans son récit paru en 2005, The Black Sunday 26 décembre 2004. Comme si notre corps engrangeait des sons, des chocs et aussi des flashes : choses vues, comme on dit couramment, mais que l’on ne pouvait pas supporter de voir.
Durant son « partir en Inde » – ou pour ses Indes à elle – Jacqueline Merville (qui vit une partie du temps en Inde depuis 1992) doit consulter, sans peur, afin de savoir ce qui lui est arrivé : magie noire ? mauvais œil ? « troisième œil […] condamné » ? Elle en vient peu à peu à vouloir guérir : « Que prenne vite fin la saison de ma défiguration. » Était-ce ce vouloir qui lui manquait ? Ou les prescriptions d’un monde qui a partout établi la contrainte :
« Partout cette burqa mentale. Pas se laisser voir, ni vraiment voir. »

De plus en plus fluide, le texte est parcouru des réflexions de Paul Celan, de Michaux, de Rilke. Elle veut se souvenir de leurs poèmes jusqu’à les apprendre par cœur, au cas où ses yeux la trahiraient de façon définitive.
La fin en tout cas sera surprenante… Livrons seulement une bribe de son parfum : « Chaque 20 juin personne n’a d’ombre ici, car nous sommes exactement sous le tropique du cancer leur avait dit un guide indien. »

Sans ombre et avec ses yeux, Jacqueline Merville garde bien des énigmes.

Bertrand du Chambon

Jacqueline Merville, Avec ses yeux, éditions Lanskine, juin 2019, 63 p.-, 13,00 €.

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