Le lieu & la formule de Juan Gelman : Vers le sud

Juan Gelman est né à Buenos-Aires en 1930. Après une tentative infructueuse en faculté de chimie, il s’oriente vers le journalisme. La dictature militaire argentine (1976-82) assassine son fils de vingt-ans, Marcelo Ariel, et la dictature uruguayenne se charge de sa belle-fille de dix-neuf ans, Maria Claudia, et leur vole leur fille, née en captivité et que le poète réussit à retrouver vingt-trois ans plus tard… Il s’exilera pendant treize ans à Rome, Madrid puis Paris. Rentrera au pays en 1988 pour mieux en repartir et s’installer définitivement au Mexique une année plus tard.

Traduit en douze langues, plusieurs fois honoré (prix Mondello, prix Cerventès, etc.), il mourut à Mexico le 13 janvier 2014.

 

Son œuvre est considérable : une cinquantaine de livres mais surtout une langue particulière qui libère un chant combatif, ponctué de ténèbres et de fulgurances, à la fois doux et brutal. Ce militant révolutionnaire n’aura de cesse de réécrire le présent pour conjurer le sort impitoyable qui s’est abattu sur lui et sa famille…

Cinq livres majeurs, ici rassemblé dans le présent recueil, couvre cette période sombre (1978-84). On y entre tel le marcheur dans une randonnée en forêt, s’arrêtant quand le paysage coupe le souffle ou que le sentier est trop abrupt, repartant en confiance, comprenant cette logique en suite de poèmes, reflet du précédent, continuité en conquête d’une page après l’autre.

 

Portés par l’angoisse et la violence, ces poèmes de l’exil n’en sont pas moins poignants, voire d’une réelle beauté de noire amertume déposée sur une feuille blanche pour mieux nous signifier notre fragilité.

 

je ne descends pas aux enfers/je monte

vers mon fils enclaustré

dans sa bonté/sa beauté/son vol

et torturé/séquestré/

assassiné/dispersé

à travers les douleurs du pays/

[…]

 

Mais n’allez pas croire que tout le livre n’est qu’épanchements et larmoiements, au contraire ! C’est précisément dans ce refus de se laisser aller aux imprécations, à la fureur, au désespoir, que l’entreprise de transmutation de la rage en tendresse, de l’horreur en beauté, de la mort en vie prend sa source. « Peut-être le plus admirable de sa poésie, rappelle Julio Cortàzar (1981), est-il cette presque inconcevable tendresse là où serait beaucoup plus justifié le paroxysme du refus et de la dénonciation, cette invocation à tant d’ombres venue d’une voix qui apaise et soulage, une incessante caresse de mots sur des tombes inconnues. » Une opération d’amour qui va donner à la poésie de Gelman ce ton inimitable :

 

je ne t’aime plus/furie/

je ne t’aime plus/rage/

tu me désoles le cœur/

tu rends mon cœur aveugle

 

et j’ai besoin des

baisers de la clarté comme

un amour où j’aime mon finir

comme commencement/viens tristesse/


Cette écriture si reconnaissable, cette empreinte, signature hachée et rythmée mesure le chaos comme une houle rageuse enfin domestiquée tout en tolérant des débordements morphologiques et syntaxiques. La quête de sens est repoussée aux limites de la compréhension d’une manière qui permet à Gelman de s’interroger continuellement sur l’exil – et de parvenir ainsi à l’accepter, malgré tout…

 

Écrire encore, ou ne plus écrire ? Pris en tenaille par ces deux tentations tout aussi fortes l’une que l’autre, Juan Gelman polisse une langue refuge, seul espace où il recouvre l’oxygène indispensable à sa survie. Une langue qui n’est pas exactement de l’espagnol, mais bien le porteňo (le parler de Buenos-Aires) qui imprime à ces poèmes les usages pronominaux si particuliers de ce vocable qui offre au lecteur ce sentiment troublant d’étrangeté.

Mais c’est aussi une langue matrice, originelle, fusion de toutes les voix qui l’ont faite. Matériau qui tresse en un même fil noir et rouge, l’amour et la mort, lien invisible qui relie tous les poètes à travers les temps.

 

Poète phénix, Gelman revient de tout, renaît du pire pour donner de la voix et imposer l’espoir d’un lendemain. Balayant les apitoiements, il fait fi de la souffrance pour nous entraîner au-delà du possible et témoigner d’une âme humaine. Ce quelque chose qui se joue du désespoir et de la fureur pour nourrir un appétit de lumière, de mieux-être, sorte de rêve éveillé.

 

François Xavier

 

Juan Gelman, Vers le sud et autres poèmes, présenté et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet, postface de Julio Cortàzar, Poésie/Gallimard, décembre 2014, 400 p. – 9,70 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.