Virginia Woolf, "Œuvres romanesques, tome I & II" : bienvenue dansla Pléiade

Si Proust cherchait l’inspiration dans la lente décomposition d’une madeleine dans une cuillérée de thé, Virginia Woolf chassait également ce drôle de matériau à longueur de pages. Un objet indispensable à l’écrivain qui, dès son premier roman en 1915, Traversées, s’en saisit pour ne jamais plus s’en détourner... Chaque détail, désormais, arraché à la mémoire, sera l’occasion de catalyser toute la puissance narrative à son sujet. De la menthe aquatique au store jaune des Vagues, Virginia Woolf fait resurgir un monde, si allusif qu’en soit l’instant. N’ayant peur d’affronter aucun démon ni de jouer avec les miroirs, Woolf se projette dans la perspective de Bernard, auteur lui aussi, tout en jouant à faire semblant de différencier les personnages comme s’il s’agissait d’une fiction ordinaire. Or, Les Vagues est bien plus qu’un roman car il se construira comme une ode poétique tout en conservant les normes de la prose. Permettant alors à Bernard d’écrire ses mémoires.


Deux tomes donc, pour regrouper les romans et les nouvelles mais ces termes ne s’emploient ici que par convention. Woolf en avait pleinement conscience d’ailleurs : "Je crois bien que je vais inventer un nouveau nom pour mes livres, pour remplacer “roman”. Un nouveau ... de Virginia Woolf. Mais quoi ? Élégie ?"
L’élégie est bien une forme poétique, mais elle regarde du côté sombre : elle a partie liée avec la mort. Or, si le roman woolfien se pare de poésie, il regarde également du côté de l’essai et du théâtre, imprimant une forte empreinte dramatique. Mais ce n’est pas du théâtre (de l’affirmation même de Woolf), alors ? Une poésie dramatique ? Une forme unique et nouvelle, certainement !


Une autre manière de définir le romanesque : "Le récit peut-être vacillera ; l’intrigue peut-être s’écroulera ; les personnages peut-être s’effondreront. Il sera peut-être nécessaire d’élargir l’idée que nous nous faisons du roman."


Déclaration qu’elle mettra en pratique en rompant avec la continuité chronologique, en bannissant la suprématie de la représentation pour donner la part belle au vécu, mettant en lumière le subjectif de la conscience : la véritable matière du roman. Woolf le reconnaissait, elle n’avait pas le don de la réalité, "J’immatérialise le propos..." En effet, il s’agissait moins pour elle de bâtir des intrigues que d’isoler des moments d’être, quand le drap de la réalité se déchire et met à nu les mailles du tissu de l’existence, témoignant "qu’une chose réelle existe derrière les apparences."
Schizophrène alors Virginia Woolf ?


Peut-être, comme un peu tous les romanciers. Mais habitée d’une forme dépressive, corollaire de sa solitude, certainement : Virginia Woolf se noie alors dans le thé qu’elle fait ingurgiter à ses personnages comme une expérience cathartique qui libèrerait les strates de la mémoire... Encore ce matériau à débusquer à n’importe quel prix pour nourrir la quête imaginaire, laisser s’envoler les histoires comme autant de ballets de papillons éphémères... 
Mais il y a d’autres lectures à faire : on peut aussi découvrir derrière ces tasses d’eau tiède infusée l’humour insolent d’une visionnaire qui, en sus d’exiger une chambre à soi pour toute femme qui se respecte, s’amuse à dénoncer les conservatismes sociaux d’une Angleterre encore trop encline à reconduire les tares de l’époque victorienne.


Visionnaire, Virginia Woolf publie en 1937 Les Années qui laisse présager le pire. Désormais ses intuitions ne sont plus personnelles mais bien centrées vers l’impossible cataclysme qui va emporter avec lui toute l’humanité. Son angoisse lui signale la confusion des valeurs qui s’annonce comme le défi impossible à relever et les choix politiques à faire pour contrer la montée du nazisme : "Le monde ne sera plus jamais le même !"


C’est une écriture d’une grande puissance qui lui a demandé d’y consacrer toutes ses forces pour parvenir à crédibiliser cette arrière-cour dans laquelle dormait la bête qui la menaçait chaque jour. Mais Virginia Woolf l’a tenue à distance malgré la peur et la souffrance. La folie fut côtoyée mais jamais admise en son intérieur, la porte, vitrée certes, demeura fermée à double tour... jusqu’au jour de mars 1941 où, ayant achevé Entre les actes, elle s’est sentie incapable de lutter plus longtemps.


Cette édition propose, dans des traductions pour la plupart nouvelles, tous les livres de fiction publiés par Woolf ou, pour Entre les actes, au lendemain de sa mort : dix romans, et un recueil de nouvelles, Lundi ou mardi, qui n’avait jamais été traduit dans notre langue en l’état. S’y ajoutent les nouvelles publiées par l’auteur mais jamais rassemblées par elle, ainsi qu’un large choix de nouvelles demeurées inédites de son vivant. Les nouvelles éparses qui présentent un lien génétique ou thématique avec un roman sont réunies dans une section Autour placée à la suite du roman. On trouvera ainsi, « Autour de Mrs. Dalloway », un ensemble de textes dans lequel Woolf voyait "un couloir menant de Mrs. Dalloway à un nouveau livre" ; ce nouveau livre sera un nouveau chef-d’œuvre, Vers le Phare.


En avril 1921, Virginia Woolf réunit huit textes très divers en un volume auquel elle donna le titre d’une de ses composantes, Lundi ou mardi. Six de ces textes ayant été repris après la mort de l’écrivain dans un recueil plus vaste (Une maison hantée, 1944), Lundi ou mardi disparut, et le volume en tant que tel demeura inédit en français. 
Traduit par Michèle Rivoire et illustré des bois gravés que Vanessa Bell, la sœur de Virginia, avait réalisés pour l’édition originale, il figure au sommaire du tome I des Œuvres romanesques. Avec l’aimable autorisation des éditions Gallimard, nous vous en proposons quelques extraits en fin d’article.


Édition publiée sous la direction de Jacques Aubert, avec la collaboration de Catherine Bernard, Michel Cusin, Adolphe Haberer, Josiane Paccaud-Huguet, Marie-Claire Pasquier, Françoise Pellan, Michèle Rivoire et André Topia. - Préface de Gisèle Venet. 
Le volume I contient :
préface, chronologie, note sur la présente édition. 
Traversées, Nuit et jour, Lundi ou mardi (avec les illustrations), La Chambre de Jacob, « Autour de La Chambre de Jacob  », Mrs. Dalloway, « Autour de Mrs. Dalloway », Nouvelles non recueillies du vivant de l’auteur (1920-1923)
Notices et notes, cartes des environs et du centre de Londres.

Le tome II contient : chronologie, avertissement. 
Vers le Phare, Orlando (avec les illustrations), Les Vagues, Flush (avec les illustrations), Les Années, Entre les actes, Nouvelles non recueillies du vivant de l’auteur (1928-1939), Nouvelles non publiées du vivant de l’auteur (1929 ?-1941 ?)
Notices et notes, cartes des environs et du centre de Londres, bibliographie.


Extraits

Une maison hantée
Quelle que fût l’heure à laquelle on se réveillait, on entendait une porte se fermer. D’une pièce à l’autre, main dans la main, ils allaient, soulevant ceci, ouvrant cela, vérifiant - un couple fantôme. 
« C’est ici que nous l’avons laissé », disait-elle. Et il ajoutait : « Oh, mais là aussi ! » « À l’étage », murmurait-elle. « Et dans le jardin », chuchotait-il. « Doucement, disaient-ils ensemble, sinon ils vont se réveiller. » 
Mais non, vous ne nous avez pas réveillés. Oh que non ! On pouvait se dire : « Ils le cherchent ; ils tirent le rideau », puis on lisait encore une page ou deux. « Maintenant ils l’ont trouvé », fort de cette certitude, on arrêtait le crayon dans la marge. Puis, fatigué de lire, il arrivait qu’on se lève pour faire sa propre ronde, maison entièrement vide, portes ouvertes, et, au loin, à la ferme, les roucoulades satisfaites des pigeons ramiers et le ronron de la batteuse. « Que suis-je venue faire ici ? Qu’est-ce que je cherchais ? » J’avais les mains vides. « Alors peut-être à l’étage ? » Les pommes étaient bien au grenier. Plus qu’à redescendre, rien n’avait bougé dans le jardin, hormis le livre qui avait glissé dans l’herbe.


Une société

Voici comment les choses ont commencé. Nous étions six ou sept, un soir après le thé. Les unes regardaient la vitrine de la modiste d’en face, où chatoyaient encore dans la lumière plumes écarlates et mules dorées. D’autres trompaient leur désœuvrement en empilant des morceaux de sucre sur le bord du plateau à thé. Au bout d’un moment, si ma mémoire est bonne, nous nous étions rapprochées de la cheminée pour entonner, selon notre habitude, notre antienne à la gloire des hommes - comme on admirait leur force, leur noblesse, leur intelligence, leur courage, leur beauté - comme on enviait celles qui, coûte que coûte, parvenaient à jeter le grappin sur l’un d’eux, pour la vie - et soudain Poll, qui jusque-là n’avait dit mot, a fondu en larmes. Il faut dire que Poll a toujours été un peu bizarre. Son père lui-même était d’ailleurs un homme singulier. Il lui avait légué une belle fortune, mais à la condition qu’elle lise tous les livres de la London Library. Nous l’avons consolée de notre mieux ; mais nous savions au fond de nous que nos efforts étaient vains : nous l’aimons bien, Poll, mais ce n’est pas une beauté ; avec ses chaussures même pas lacées ; et pendant notre apologie des hommes, elle avait dû penser qu’il ne s’en trouverait jamais un seul pour la demander en mariage. Elle a fini tout de même par sécher ses larmes. Tout d’abord, elle nous a raconté des choses incompréhensibles. Étrangement, elle en avait pleine conscience. Elle nous a dit, et nous le savions, qu’elle passait le plus clair de son temps à lire à la London Library. Elle avait commencé par la littérature anglaise, au dernier étage ; et progressait méthodiquement vers le rez-de-chaussée, où se trouvait le Times. Or, voilà qu’à mi-chemin, ou peut-être au quart, une chose affreuse s’était produite. Impossible de continuer à lire. Les livres n’étaient pas ce que nous croyions. « Les livres », a-t-elle déclaré en se levant, avec dans la voix des accents désolés que je ne suis pas près d’oublier, « les livres sont presque tous d’une médiocrité au-delà de toute expression. »


François Xavier


Virginia Woolf, Œuvres romanesques, tome I & II, coll. "Bibliothèque de la Pléiade n°576 & n°577", édition publiée sous la direction de Jacques Aubert, volumes reliés pleine peau sous coffret illustré (disponibles en coffret commun), Gallimard, mars 2012, 1552 p. - 60,00 € & 1552 p. - 60,00 € jusqu’au 31 août 2012, puis 67,50 € chaque volume (coffret 120,00 € puis 135,00 €)

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