"Vivre à Madère", soleils couchants de Jacques Chardonne

Paru pour la première fois en 1953 et dernier véritable roman de Jacques Chardonne, Vivre à Madère est une réflexion sur le bonheur, un regard élégant sur le passé et la vieillesse, celui d’un homme ayant traversé la vie en esthète.

 

Celui que l’on qualifia entre les deux guerres « d’écrivain du couple » et qui deviendra par la suite l’un des inspirateurs de la génération des Hussards revient, non sans nostalgie, sur un monde en train de disparaître, un monde qui se défait de ce qui dans la manière encore l’attachait au siècle de Verlaine et tente de se réconcilier avec lui-même à travers un bilan où souvenirs et fiction se mêlent à la façon d’un jardin composé de main de maître.

 

« Je ne désire pas en voir la fin, parce que je l’ai prévue ; du moins un de mes amis, quand nous étions enfants. »

 

Le narrateur, un écrivain, touche aux dernières années de sa vie et décide de s’embarquer pour l’île de Madère où un vieil ami s’est jadis retiré. Celui-ci lui avait vanté les mérites de ce morceau de terre au large du Portugal, lieu de calme et d’oubli loin des vicissitudes. De Charles Verniol  il garde l’image d’un solitaire aux accents prophétiques parti se soustraire aux catastrophes de l’histoire bien avant la seconde guerre mondiale.


Dans cet Éden où l’on voue un culte aux fleurs, l’écrivain suit les traces de son ami au contact de personnes qui l’ont connu et de lieux qu’il a aimé. La bonne société occidentale s’y retrouve ; occasion de conversations désinvoltes et gracieuses sur un monde qui tourne la page. Impression de soleil couchant.


Charles Verniol serait mort, suicidé. Peut-être. Signe d’un bonheur impossible. Qu’importe. L’écrivain lui emboîte le pas, presque malgré lui, poursuit cette quête de la dernière heure, non pas dans un besoin de jouissance personnelle mais dans une profond désir de savoir à quoi peut ressembler le bonheur, avec toujours en arrière plan cette lucidité aristocratique sur les choses et les gens qui fait du roman même la finalité de l’expérience.


D’un Éden à l’autre, le narrateur retourne en France : bords de Seine, dans la maison du peintre Antoine ; jardin à la manière de Monet, tableau à retoucher sans cesse. Retraite volontaire - ne pas se laisser surprendre - bercée à l’ombre des femmes et des fantômes.


« Je n’ai pas tenté de m’éclairer sur moi-même et de me peindre dans un journal intime ; c’est une manie aujourd’hui chez les écrivains ; alors, on tire vanité de tout, du crime et de l’insignifiant. »

 

De Mary Harrow à Angèle en passant par la jeune Denise, Chardonne déploie tout un éventail de figures féminines de passage dont il aime opposer les caractères, les singularités par petites touches, au détour d’une phrase aussi banale soit-elle ; chaque parole tient à la fois de cette légèreté propre au style soigneusement dépouillé de Chardonne et d’une gravité sourde qui confère à chaque mot cette impression de vertige, d’expression bilatérale d’une même vérité.


Lui, le classique comme il se définit, développe dans ce roman de la dernière manière une vision quasi Baroque. Non pas dans la forme même mais dans cette façon de fixer l’insaisissable, de jouer du paradoxe et de vouloir, l’air de rien, saisir l’universel. Une expérience du bonheur, puisque c’est de cela qu’il s’agit, qui tente de s’ancrer dans un présent immobile, parfaitement circonscrit, avec toujours cette impression de sol qui se dérobe, à peine perceptible. Tout autour, efflorescence et jeux d’entrelacs, des jardins aux ornements portugais qui enserrent fenêtres et plafonds, tout semble marqué d’un sceau de superficialité nécessaire où en fin de compte la forme tient tout.

 

Des fantômes, beaucoup de disparus, mais aussi quelques vivants qui tous semblent continuer à vivre en parallèle, agrafés à leurs époques, leurs heures de gloire, comme autant de photographies en noir et blanc frappées d’une phrase épitaphe ou d’un éclairage particulier qui serait le résumé d’une vie, la substance intrinsèque d’un passage sur terre.


Jean Rostand, Monet, Paulhan, Giraudoux, Morand, Gide ou Drieu la Rochelle le silencieux, s’exprimant « en mots éteints, presque insaisissables et qui vous transperçaient par je ne sais quelle vertu aiguë, quel poids dans l’indéterminé. »


Sa vie d’écrivain semble aussi déjà appartenir à l’autre monde. C’est en anonyme qu’il parcourt Paris, croisant ça et là certains de ses frères, de loin, ne s’arrêtant jamais. Et si quelques admirateurs lui demandent des conseils c’est à la patience qu’il confie les jeunes littérateurs, cette génération qui veut publier comme si elle allait mourir demain. Surtout ne jamais se plaindre, le talent est une chance infinie.

 

« Au commencement, il y a une émotion légère, à peine formée, un sentiment presque indistinct qui s’éveille, encore intact ; il voudrait éclore, et il choisit la voie détournée des mots, à la place de la vie mortelle… »

 

Enfin, le lieu ne serait-il pas celui d’un processus, celui de l’écriture ? Le véritable exil. Madère n’a-t-elle pas toujours été à portée de main ?


Roman en train de s’écrire, Vivre à Madère touche aux étoiles avec un détachement si prononcé qu’il semble s’être édifié par hasard ; mais c’est toute l’aisance du styliste et la distance de l’homme mûr, apaisé, qui opèrent, faisant de ce livre le vestige palpable d’une époque et d’un goût désormais révolus.

 

 Arnault Destal

 

Jacques Chardonne, Vivre à Madère, Grasset, Les Cahiers Rouges, septembre 2004, 172 pages, 7,60 euros.

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